Recensement de 2011 : sabotage réussi

2012/12/04 | Par Charles Castonguay

Les données linguistiques de 2011 ne sont pas comparables à celles des recensements précédents. Il fallait s’y attendre. Le gouvernement Harper avait mis la hache dans le questionnaire.

Statistique Canada a souvent perturbé la comparabilité des données en modifiant la formulation des questions ou leur position dans le questionnaire, notamment aux recensements de 1991 et 2001. Cette fois, c’est le parti pris idéologique de Stephen Harper pour un recensement minimal qui a provoqué le défaut de comparabilité.

Pour bien saisir l’ampleur du problème, examinons les chiffres sur la langue maternelle pour l’ensemble du Canada aux recensements de 2001, 2006 et 2011.

Comme chacun sait, depuis la disparition du baby-boom c’est l’immigration qui commande la croissance démographique. Les nouveaux arrivants étant très majoritairement allophones, une forte immigration a pour effet immédiat de réduire de façon importante le poids des anglophones et des francophones.

Entre 2001 et 2011, le Canada accueille un nombre record de nouveaux arrivants. En chiffres ronds, 1,2 million d’immigrants arrivent entre 2001 et 2006, et près de 1,3 million entre 2006 et 2011. Compris également parmi la population recensée, les résidents temporaires sont, eux aussi, majoritairement allophones et de plus en plus nombreux entre 2001 et 2011.

En toute logique, entre les recensements de 2001 et 2006 – effectués, en ce qui concerne la langue, au moyen d’un questionnaire identique – la population recensée au Canada augmente de 1,6 million de personnes dont un demi-million d’anglophones, 100 000 francophones et un million d’allophones. Le poids des anglophones perd par conséquent plus d’un point de pourcentage, les francophones perdent près d’un point aussi, tandis que les allophones gagnent deux points.

La comparaison de 2006 avec 2011 ne fait pas voir la même chose. La population recensée augmente bien de 1,9 million, soit d’un peu plus qu’entre 2001 et 2006. Mais là s’arrête la logique.

Cette augmentation, mesurée à l’aide du questionnaire tronqué de 2011, se composerait de plus d’un million d’anglophones, de 300 000 francophones et de seulement un demi-million d’allophones. Malgré l’apport migratoire soutenu, la nouvelle croissance aurait ainsi profité au-delà de deux fois plus aux populations anglophone et francophone, et moitié moins à la population allophone. Une évolution linguistique aux antipodes de celle de 2001-2006.

À en croire les nouveaux chiffres, le poids des anglophones demeurerait figé à 57,8 % en 2011, comme en 2006. En même temps, le poids des francophones ne reculerait que de 0,4 point et celui des allophones n’avancerait que d’autant.

Ce scénario n’est pas crédible. Après 2006, les nouveaux arrivants, immigrants et résidents temporaires, étaient aussi allophones et encore plus nombreux que les précédents. Et les Anglo-Canadiens n’ont pas connu, à l’insu de tous, un nouveau baby-boom.

En Ontario, province d’immigration par excellence, le poids des anglophones aurait même progressé entre 2006 et 2011, et celui des allophones, reculé. Une première depuis le recensement de 1951! La majorité anglophone serait subitement devenue le moteur principal de la croissance de la population. La minorité francophone de l’Ontario aurait, elle aussi, connu une croissance inattendue.

Voyons maintenant le Québec. La situation ressemble à celle que nous venons d’obtenir pour l’ensemble du Canada. La province a accueilli encore plus d’immigrants et résidents temporaires en 2006-2011 qu’en 2001-2006. Sa population s’est aussi davantage accrue durant 2006-2011.

Fin, cependant, de la logique. Ses populations anglophone et francophone auraient vu leur croissance plus que doubler en 2006-2011 comparativement à 2001-2006, alors que la croissance de sa population allophone se serait réduite de moitié, passant d’un gain de 180 000 personnes en 2001-2006 à un gain de seulement 92 000 en 2006-2011. La majorité francophone aurait remplacé l’immigration allophone comme principal agent de croissance démographique.

Sornettes. En 2011, on a modifié l’instrument d’observation de façon radicale. Il donne à voir autre chose que l’ancien : plus d’anglophones et de francophones, et moins d’allophones. Dans l’ensemble du Canada, environ un demi-million de personnes qui se seraient déclarées allophones en 2011 si l’on avait conservé le questionnaire « long » en vigueur aux recensements de 2001 et 2006, se sont déclarées de langue maternelle anglaise ou française en réponse au moignon de questionnaire imposé par Harper.

L’information sur la langue d’usage à la maison accuse un semblable défaut de comparabilité. À en croire les données nouvelles, la population de langue d’usage française à l’extérieur du Québec aurait augmenté entre 2006 et 2011, alors qu’elle a constamment reculé depuis que Statistique Canada recueille ce renseignement. Et bien que le Québec ait reçu au-delà de 30 000 immigrants de plus en 2006-2011 qu’en 2001-2006, sa population de langue d’usage autre qu’anglaise ou française n’aurait augmenté en 2006-2011 que de 73 000, par rapport à 103 000 en 2001-2006.

En avant-propos à son document d’analyse, Caractéristiques linguistiques des Canadiens : Recensement de 2011, Statistique Canada consacre une page entière à nous avertir du défaut de comparabilité : « Statistique Canada a constaté des changements dans la façon dont les Canadiens ont répondu aux questions sur la langue maternelle et la langue parlée à la maison. Ces changements semblent émaner des modifications apportées [aux] questions linguistiques […] de 2011 […] Les utilisateurs […] sont invités à la prudence dans l’évaluation des tendances […] lors de la comparaison des données du Recensement de 2011 aux données des recensements antérieurs. »

La nature humaine semble cependant ainsi faite qu’on a quand même follement envie de comparer des pommes avec des poires. Le document poursuit en effet en comparant directement les données de 2011 à celles de 2006 : « La part de la langue maternelle anglaise demeure inchangée au pays », y affirme-t-on. « Au Québec, 78,9 % de la population a déclaré avoir le français comme langue maternelle en 2011, comparativement à 79,6 % en 2006. »

Fait singulier, Statistique Canada n’offre aucune mise en perspective qui permettrait d’apprécier à quel degré les résultats de ces comparaisons sont douteux. En regard, notamment, du recul brutal de 59,1 % à 57,8 % du poids des anglophones au Canada entre 2001 et 2006, obtenu au moyen d’un questionnaire constant. Ou du recul plus brutal encore de 81,4 % à 79,6 % du poids des francophones au Québec durant la même période.

Tout au plus le document ajoute-t-il que compte tenu de diverses considérations démographiques, le poids des francophones aurait dû, entre 2006 et 2011, chuter de façon plus importante au Canada comme au Québec. Pour de plus amples renseignements, on nous renvoie simplement au Document méthodologique sur les données linguistiques du Recensement de 2011, qui n’a pas été publié lors de la diffusion officielle des données sur la langue le 24 octobre dernier – et qui n’est toujours pas disponible.

Au fond, cela plaît bien au patron que la baisse du poids du français au Canada et au Québec paraisse avoir été modérée. Et que le nombre de francophones paraisse même avoir augmenté dans plusieurs provinces ailleurs au Canada. Ces fausses bonnes nouvelles peuvent porter les Québécois ainsi que les francophones hors Québec à moins ruer dans les brancards.

Harper a effectivement mis la hache dans le recensement afin de gouverner en fonction de ses orientations idéologiques plutôt que des faits. Au départ, tout y passait, sauf les questions élémentaires sur le sexe, l’âge et l’état matrimonial. Menacé d’une poursuite par les francophones hors Québec, il a dû consentir in extremis à conserver quelques questions sur la langue.

Harper aura néanmoins réussi là encore son sabotage. Les données linguistiques de 2011 sont faites sur mesure pour nous endormir.