À propos de Radio-Canada, Gesca, Total et les sables bitumineux

2012/12/06 | Par Martin Lachapelle

Quand une entité médiatique publique comme Radio-Canada invite (et paye !), afin de commenter des dossiers politiques, des journalistes provenant d’empires privés pourtant ouvertement partisans, la société d’État contrevient directement à son mandat d’impartialité et à son rôle de gardien de l’intérêt public.

D’autant plus lorsque ces journalistes de l’empire en question, Gesca, sont appelés à parler du projet controversé d’Enbridge, alors que leurs richissimes grands patrons sont aussi actionnaires d’une importante compagnie pétrolière présente en Alberta… Et tout ça, au moment où Radio-Canada / RDI nous inonde ad nauseam depuis des mois de publicités payées par le lobby pétrolier !

C’est arrivé le 23 novembre dernier, à RDI, lors de l’émission La période de questions, animée par Simon Durivage. Émission pour laquelle la société d’État n’a rien vu de mal à inviter, fidèle à son habitude, un journaliste de l’empire Gesca, soit Vincent Marissal, du journal La Presse. Question de traiter du sujet très épineux du pétrole sale des sables bitumineux albertains que la compagnie Enbridge aimerait bien acheminer au Québec et dans l’Est canadien, en inversant le flux du pipeline numéro 9 de l’entreprise Montréal Pipeline que plusieurs personnes inquiètes jugent déjà trop vieux et usé.

Or, devons-nous rappeler que Gesca appartient à Power Corporation et que cette dernière, une méga entreprise comptant des milliards de dollar en actifs dans les domaines de la presse écrite et des services financiers, possède aussi plusieurs actions de la compagnie Total, un géant pétrolier ?

Et devons-nous rappeler aux âmes sensibles que Total, en plus de s’enrichir dans une dictature birmane où un prix Nobel de la paix, Aung San Suu Kyi, fut injustement emprisonnée pendant plusieurs années, est également active en Alberta dans l’industrie des sables bitumineux ?

Comprenons-nous bien : ce texte n’est pas une critique du travail des journalistes de Radio-Canada ni des médias privés. Je n’ai donc rien contre Simon Durivage ni Vincent Marissal car les deux n’y sont pour rien dans l’inacceptable entente de convergence entre la société d’État et Gesca.

Marissal n’avait simplement pas sa place pour cette émission à Radio-Canada. Il ne l’a même jamais eu. Comme Gilbert Lavoie et n’importe qui de Gesca.

Pour tout ce qui concerne la politique et les questions d’intérêts publics, une entité médiatique publique ne devrait jamais servir de tribune aux journalistes employés par des géants des communications du secteur privé. Surtout quand on sait que les intérêts économiques et politiques de leurs grands patrons priment trop souvent sur la recherche de la vérité et l’importance de bien informer la population en toute objectivité.

Si nous avons judicieusement opté pour une société où l’État est (sensé être…) à l’abri des influences du pouvoir religieux, personne ne viendra me faire croire qu’il est plus légitime de laisser la machine gouvernementale et ses différentes composantes, telles que les sociétés d’État, coucher avec le secteur privé et les lobbys. Spécialement dans le cas de médias aussi ouvertement partisans que Gesca, une machine à propagande fédéraliste, libérale et ultra-droitiste au niveau économique.

Inviter (ou plutôt réinviter) Marissal pour commenter un dossier politique était donc, au départ, un (autre) sérieux manquement à l’éthique pour « notre » diffuseur public.

C’est encore plus risible d’un strict point de vue journalistique si l’on considère que Marissal, qui n’est ni un journaliste scientifique ni un journaliste spécialisé en environnement, n’avait ainsi aucune compétence particulière susceptible de mieux nous éclairer et de justifier sa présence pour cette émission. Vous, moi, ou le premier venu passant dans la rue aurions pu faire l’affaire, pour moins cher, et on aurait au moins évité un beau gros conflit d’intérêt.

Si Radio-Canada tenait tant que ça à inviter un journaliste du secteur privé, pourquoi ne pas avoir invité Valérie Borde, journaliste scientifique pour le magazine L’Actualité ? Elle a d’ailleurs récemment publié un texte sur le projet d’Enbridge dans lequel elle affirme notamment : « Inverser le sens du flux dans un pipeline ne représente pas vraiment de risque ».

Personnellement, je suis contre ce projet qui vise quand même à faire passer du pétrole plus corrosif dans un pipeline usé. Je suis conscient que, pour le moment et encore plusieurs années, nous ne pouvons malheureusement pas nous passer de pétrole et que plusieurs croient qu’on devrait donc consommer le pétrole des sables bitumineux d’Alberta plutôt que d’en importer de pays étrangers mal famés comme l’Angola.

Je ne suis toutefois pas convaincu que le peuple et l’environnement québécois ont réellement quelque chose à gagner de risquer une catastrophe écologique aux conséquences désastreuses et aux coûts astronomique. Surtout si le peuple, lui, s’attend d’abord à réaliser une substantielle économie à la pompe encore hypothétique… Au bout du compte, et ce même si le risque zéro n’existe pas plus pour le transport de pétrole étranger en bateau, je serais plus rassuré avec un pipeline neuf spécialement conçu pour le pétrole plus corrosif.

Et j’ai plus l’impression que ce sont les pétrolières d’Alberta qui y gagneront en économisant une fortune en transport, tout en ayant l’opportunité de maximiser leurs profits par l’exportation possible vers les USA et l’Asie via la côte Est. Étant donné que l’Ouest semble présentement fermé au projet Northern Gateway…

Cela dit, j’ai beau être sceptique face à l’article de Valérie Borde, j’aurais tout de même préféré la voir à l’antenne au lieu de Vincent Marissal. Mais pas seule. Face à une autre personne ayant une vision opposée. Par exemple, un autre scientifique ou un environnementaliste. Question d’avoir un vrai débat. Pas un semblant d’émission d’affaires publiques aux allures de simili info-pub à sens unique.

Certains diront que Vincent Marissal n’a pas livré un vibrant plaidoyer. Ce n’est pas son style. Vincent y va toujours mollo et sait se montrer « subtil ». Alors Vincent, qui s’est lui-même qualifié de « peut-être naïf », a dû faire plaisir à ses riches patrons en faisant preuve de « candeur » et en ne s’objectant pas à ce projet risqué.

Sous prétexte que les personnes qui veulent inverser le flux de ce vieux pipeline usé, en y faisant passer du pétrole plus corrosif, n’iraient (apparemment) jamais jusqu’à chercher à nous imposer tout de même leur projet s’ils devaient y avoir de « trop grands » risques pour l’environnement et notre sécurité. Mais non, voyons… Depuis quand les compagnies pétrolières sont-elles cupides et négligentes ?! Bande de mauvaises langues !

C’est connu. Les multinationales du pétrole veulent notre « bien ». Ils le disent dans leurs incessantes annonces télévisées sur les sables bitumineux diffusées par la société d’État : ce qui est bon pour l’industrie pétrolière et leurs sous-traitants l’est (apparemment) tout autant pour tout le Canada !

Avant d’être à l’emploi de La Presse, Marissal fut journaliste pour la Voix de l’Est, également propriété de Gesca. Il doit certainement connaître la petite municipalité de St-Césaire située à proximité de Granby. Là où passe le pipeline et là où les tuyaux ont déjà coulé non pas seulement une fois mais bien deux… Une fuite de 45 000 litres en 1999, 49 ans après une autre fuite majeure de plus de 560 000 litres d’huile !

Les plus vieux se souviennent encore de cette catastrophe. Un geyser d’huile jaillissait du sol sans arrêt et la compagnie, désemparée et incapable de pomper le liquide déversé, avait finalement décidé de foutre le feu pour « éviter » le pire… Le méga feu de « joie » a duré pendant des jours et était visible à des kilomètres.

Vincent ne lie plus l’ancien journal où il a travaillé ? Un article du 6 novembre 2010 en parlait pourtant.

Est-il prêt à risquer une 3ème fuite à St-Césaire, ou une première, n’importe où ailleurs, comme à Putton, là où la station de pompage Highwater est déjà synonyme d’inquiétude pour la population ? Car si Vincent est prêt à risquer une catastrophe écologique en se fiant sur la bonne foi des pétrolières, pas moi.

Évidemment, plusieurs diront que le problème du projet d’Enbridge ne se poserait plus si le gouvernement Marois n’avait pas entrouvert la porte. Ils ont en partie raison. Après avoir élaboré le programme le plus progressiste de son histoire, le PQ, minoritaire, tente présentement par tous les moyens de rassurer les gens d’affaires et le milieu financier. Quitte à marcher sur la peinture pour sortir du coin gauche dans lequel il s’était peinturé. Dommage.

La minorité parlementaire du PQ, qui découle principalement de la division du vote gauchiste et souverainiste, est un véritable handicap majeur. J’en ai d’ailleurs traité dans mon article précédent. L’excuse de la minorité a donc le dos large. Sauf qu’il ne faudrait tout de même pas charrier. Après avoir reculé au chapitre des mesures sociales, il n’a certainement pas intérêt à reculer en matière d’environnement puisque, pour plusieurs de ses détracteurs gauchistes, la vision environnementaliste du gouvernement péquiste est pratiquement tout ce qui lui reste de vraiment progressiste.

Quoi qu’il en soit, que le gouvernement Marois, devant la pression du lobby pétrolier, choisisse d’autoriser le projet d’Enbridge ou pas ne change rien au fait que Radio-Canada aura contribué à « fabriquer le consentement social » pour qu’il devienne réalité (comme dirait le plus illustre critique des médias, Noam Chomsky). Et ça, c’est inacceptable.

Dans un univers médiatique nettement trop concentré où plus de 90 % des tribunes de toutes formes appartiennent à un club sélect de géants des communications, il est plus que primordial pour les citoyens de pouvoir compter sur au moins UNE grande source d’information objective et libre de toute influence dédiée à la défense de l’intérêt public et à la promotion des différents courants d’opinion. Démocratie oblige. C’est ce qu’on serait en droit de s’attendre d’une entité publique telle que Radio-Canada.

Le hic, c’est que « notre » société d’État contrevient à son mandat d’impartialité et de gardien de l’intérêt public en convergeant allègrement depuis trop longtemps avec l’empire Gesca.

Et comme si sa relation malsaine avec un empire de propagande du secteur privé n’était déjà pas suffisante, voilà que Radio-Canada se tape maintenant un trip à trois dans son beau grand lit souillé avec Gesca et le lobby pétrolier !

Comment se fait-il que « notre » télé d’État puisse diffuser depuis des mois des pubs à la Walt Disney sur le monde merveilleux des sables bitumineux d’Alberta, alors que les groupes environnementalistes, eux, n’ont pas les moyens de se payer autant de publicité pour contrebalancer l’influence du riche et puissant lobby pétrolier ?! On parle quand même d’un projet controversé et potentiellement risqué sur lequel un diffuseur public digne de ce nom devrait nous informer en toute impartialité. Et non se vendre au plus offrant !

Et comment Radio-Canada a-t-elle pu tenir une émission sur le projet controversé d’Enbridge en invitant un journaliste provenant d’un empire médiatique dont les patrons sont aussi actionnaires d’une compagnie pétrolière présente en Alberta?! Là, c’est le comble.

(J’ai eu une pensée pour Pierre Falardeau qui m’est alors apparu comme un « prophète », car on se croirait en plein 3ème film d’Elvis Gratton dans lequel on assiste à la privatisation de « Radio-Cad’nas »… Et dire que certains ont dit que Falardeau faisait des navets ! Comme quoi notre réalité de 2012 dépasse en nullité ses fictions…)

Ironie du sort, cet (autre) exemple frappant de convergence entre Radio-Canada et Gesca est survenu 4 jours après la publication d’un article stipulant que cette alliance… n’existerait pas !

En effet, le 19 novembre dernier, un journaliste du Devoir affecté à la couverture des médias, Stéphane Baillargeon, dansPortrait de groupe avec médiacrates, a relaté les faits saillants d’une étude de la firme de courtage Influence Communications concernant l’analyse du temps d’antenne et de la production écrite d’une trentaine de chroniqueurs / journalistes influents.

Étude au terme de laquelle une analyste de la firme aurait affirmé « Le modèle de convergence le plus efficace, c’est celui de Québecor… L’alliance supposée entre RC et La Presse ne ressort pas de l’enquête ».

De là à conclure que « Radio-Gesca n’existe pas », l’article franchit un pas que je ne comprends. (Et allez raconter ça à Patrick Bourgeois, du journal Le Québécois !)

Quoi qu’en disent certains qui nient ou minimisent l’existence de cette convergence bien réelle, le fait que Québecor soit le champion en la matière ne signifie pas pour autant que Radio-Canada et Gesca ne convergent pas également. Ni que cette forme de convergence pourrait être plus acceptable parce qu’elle serait moins efficace ou de moindre importance. Bien au contraire.

Je suis syndicaliste et je n’aime pas la convergence, qui découle principalement de la concentration des médias, car elle favorise la réduction des salles de rédaction et l’uniformisation du contenu. Sauf que dans le cas présent, le problématique de Radio-Gesca-nada ne repose pas sur le principe même de la convergence.

La convergence, par définition, peut sembler inoffensive à première vue. Prenons un exemple fictif. Un homme d’affaires propriétaire de plusieurs commerces, dont un restaurant, pourrait très bien faire imprimer des napperons pour annoncer son garage, son motel et son dépanneur, afin de maximiser ses profits, et personne ne s’en offusquerait.

L’ennui avec la convergence entre la Société Radio-Canada (SRC) / CBC et Gesca / Power Corporation / Total, c’est plutôt le type d’alliance contre-nature entre une entité publique et des entreprises privées qui pose un problème moral et d’éthique journalistique. D’autant plus que les ondes sont publiques et que les grands médias privés sont déjà amplement subventionnés d’une façon directe ou indirecte. Et là je ne parle pas du cachet (encore des fonds publics !) alloué aux journalistes du privé invités sur les ondes de la SRC.

Radio-Canada a des comptes à rendre. Et pas juste au CRTC ou aux francophones du ROC en manque de temps d’antenne.

La société d’État ne devrait donc plus pouvoir converger avec Gesca ni aucun autre média privé. Radio-Canada manque d’expertise ? Pas de problème, on comprend ça. C’est la même chose au ministère des Transports… Mais ce n’est pas une raison de continuer à sous-traiter avec le privé. Elle n’a qu’à engager plus de journalistes spécialisés.

Radio-Canada devrait également respecter certaines restrictions au chapitre de la publicité. C’est déjà assez discutable au plan éthique qu’un réseau public diffuse des pubs d’entreprises privées, ce n’est quand même pas normal que les ondes publiques puissent être monopolisées à sens unique par de riches lobbys pour présenter de la propagande sur des sujets controversés !

Les compagnies de tabac ne peuvent faire de la publicité et les paquets de cigarette doivent afficher des mises en garde. Loto-Québec doit passer des mises en garde suivant chacune de ses publicités visant à inciter les gens à acheter des billets de loterie. Le pétrole des sables bitumineux est-il moins toxique et dangereux que le tabac et le jeu ?

Pourquoi les multinationales du pétrole devraient-elle être dispensées de présenter des mises en garde sur les risques des projets pétroliers dans leurs propres publicités ? Ça compenserait au moins un peu le fait que les environnementalistes, eux, n’auront jamais les moyens de se payer autant de visibilité…

En attendant, à regarder Radio-Canada multiplier les pubs sur les sables bitumineux d’Alberta, c’est à se demander si la société d’État, qui a toujours été plus proche des libéraux que des conservateurs, ne cherche pas à améliorer sa cote de popularité auprès du gouvernement Harper.

Chose certaine, et je ne pensais jamais dire ça, mais, au risque de me faire des ennemis parmi Les amis de Radio-Canada, je ne serais pas fâché de voir les conservateurs privatiser officiellement « notre » société d’État, plutôt que de la laisser continuer à pervertir son mandat et « s’auto-privatiser » officieusement à nos dépens en couchant avec Gesca et le lobby pétrolier.

En autant que le gouvernement québécois puisse récupérer sa mise du fédéral, ainsi que tous les pouvoirs en matière de télécommunications. Question d’élargir le mandat de Télé-Québec pour en faire un vrai réseau public national digne de ce nom à l’abri de toute influence gouvernementale et des pressions exercées par le secteur privé.