Lapin blanc lapin rouge à l’Espace Libre

2012/12/07 | Par Marie-Paule Grimaldi

Mani Soleymanlou et Philippe Ducros nous convient à un exercice théâtral des plus poussés avec la pièce, ou plutôt l’expérience proposée par le jeune Iranien Nassim Soleimanpour, Lapin blanc lapin rouge.

Bouteille à la mer qui cherche preneur au-delà du temps et de l’espace, ce solo pour acteur joué avec le public nous permet un regard intérieur sur l’Iran, la question de l’obéissance, comme à celles du théâtre et de l’écriture. L’auteur, tout en absence et toute-puissance, interroge: peut-on se sortir d’un contexte?

Le contexte est celui-ci: la salle de spectacle de l’Espace Libre où chaque soir de représentation, un nouvel acteur prend pour la première fois connaissance du texte de Soleimanpour devant le public.

Le contexte est aussi celui de l’Iran, duquel l’auteur ne peut sortir ayant refusé de faire son service militaire, et d’une jeunesse (70% de la population iranienne a moins de 35 ans) sous haute surveillance qui mène malgré tout un combat pacifique contre une dictature inavouée et violente.

Le contexte est celui d’un homme qui tente voyager par l’écriture et par la simple pensée que sa pièce puisse être montée (il la laisse d’ailleurs libre de droits). C’est le contexte de notre propre désir de conformité, ou pas, et c’est peut-être aussi celui de la vie même.

L’auteur s’adresse constamment à son acteur, lui dicte, lui ordonne quoi faire – afin de bien mener la pièce, bien sûr, d’entrer complètement dans sa proposition. Le public n’y échappera pas non plus, sa participation fortement demandée, ses réactions prévues – dans une universalité surprenante.

Sur la scène, presque rien, sauf le texte, une chaise, une échelle, deux verres d’eau et un pot de poison. Après les instructions de base, on se retrouve rapidement dans une mise en scène/mise en abyme concernant un lapin qui va voir un spectacle de guépards faisant les autruches...

Plus tard, ce sera l’expérience cruelle menée par un oncle éleveur de lapins, qui place les petites bêtes dans une cage avec une carotte au-dessus. Le premier lapin à atteindre la carotte est peint en rouge, les autres aspergés d’eau froide.

L’expérience est répétée, et très vite les lapins blancs attaquent le rouge. La punition arrête, la carotte est enlevée, les lapins blancs changés, mais ceux-ci chargent encore le rouge. Métaphore d’un système de répression, on peut toutefois se demander si le lapin rouge est celui qui se démarque et sort du lot, ou si c’est celui qui obéit le mieux.

Car évidemment, l’image se retourne sur le public. Les lapins blancs sont les passifs, ceux qui se lèvent et participent sont les rouges. Si l’auteur les félicite, il ne leur fait pas moins subir sa totale volonté à laquelle ils se soumettent. Que choisir alors, y a-t-il d’autres options? Sortir de la salle ou saboter le spectacle (ce que l’auteur n’exclut pas comme possibilité), mais alors ne pas aller jusqu’au bout, se priver soi-même de la magie qui opère?

Car plus qu’un jeu risqué de théâtre, plus qu’une très profonde réflexion, l’enchantement le plus puissant de la pièce demeure dans cette voix écrite qui vibre dans la voix physique d’un inconnu, dans les oreilles d’étrangers.

Un immense souhait de voyager, de se libérer d’une prison sociale, politique et existentielle, dans une rencontre qui convie le passé, l’avenir et le présent de tous ceux qui sont impliqués dans chaque représentation. Et cette voix et ce désir, oui, nous y touchons.

Cela dépendra toutefois de l’interprète du soir, toujours différent. Se fera-t-il simple passeur, viendra-t-il interféré, sera-t-il lui-même altéré par cet exercice vertigineux, et même possiblement dangereux? Ce sera au public alors présent de le dire, de le découvrir.

Le soir de la première, devant la communauté artistique et médiatique, c’est Amir Khadir, un élu donc, qui a offert une prestation. Non-acteur continuellement en représentation, le défi était tout de même de taille, et il l’a relevé à sa mesure, d’une sympathique éloquence, lucide et conscient de ce qu’il faisait, de ce qu’il vivait, et à la fois détaché.

Pour le contexte de la première, l’étude était intéressante. Mais vous qui irez voir la pièce, que verrez-vous, que vivrez-vous? Si cette œuvre dans son ensemble nous trouble, donne-t-elle quelconques réponses, ou nous laisse-t-elle confus et même quelque peu dépassés? Car outre la pertinence et l’intérêt de l’œuvre et des réflexions qu’elle entraîne, que recevons-nous, à part plus de questions? Le théâtre, si lisse, esthétisé, toujours faux, toujours illusion, même s’il nous bouscule, peut-il réellement nous transformer?


Lapin blanc lapin rouge, une expérience à tenter jusqu’au 15 décembre à l’Espace Libre, 1945 rue Fullum

Vendredi 7 décembre: entretien avec Jean-François Lépine sur le thème Portrait de l'Iran moderne animé par Paul Lefebvre suite à la représentation de 18h30 (activité gratuite).
Jeudi 13 décembre: lecture des carnets de voyage et exposition de photos de Philippe Ducros.
Vendredi 14 décembre: projection du documentaire This is Not a Film des cinéastes iraniens Jafar Panahi et Mojtaba Mirtahmasb.