Après la loi sur la « transparence », la formule Rand?

2013/01/18 | Par Sylvain Martin

L’auteur est directeur québécois des TCA

Le projet de loi C-377 sur la « transparence » adopté au Parlement à la fin de 2012 a été envoyé au Sénat pour étude et, éventuellement, pour adoption. Les centrales syndicales vont faire toutes les représentations nécessaires pour empêcher qu’il prenne force de loi, mais avec un Sénat à majorité conservatrice, le résultat est prévisible.

Pour comprendre les véritables objectifs du gouvernement Harper et prévoir les prochains coups susceptibles d’être portés au mouvement syndical, examinons les implications concrètes de la loi sur la « transparence ».

S’il ne s’agissait que de transparence, le gouvernement fait fausse route, car elle existe déjà. Tous les syndicats sont tenus par les différents codes du travail de rendre des comptes à leurs membres. Par exemple, l’article 47.1 du Code du travail du Québec prévoit qu’ « une association accréditée doit divulguer chaque année à ses membres ses états financiers. Elle doit aussi remettre gratuitement aux membres qui en font la demande une copie de ces états financiers ».

Alors, pourquoi obliger tous les syndicats à rendre publique, de façon détaillée, sur un registre qui coûtera des millions de dollars à administrer, toute dépense de plus de 5000 $?

Tout simplement pour rendre l’information accessible à toute personne ou tout organisme qui voudra lancer une campagne de dénigrement contre les syndicats. Toute une mine d’or pour les associations patronales et les journaux de droite à leur solde.



Une suite aussi prévisible que la succession des jours de la semaine

Le scénario à venir est prévisible. Sous le couvert d’une « enquête journalistique », un journaliste évalue sommairement, à l’aide du registre, les dépenses des TCA au chapitre de l’action politique et de la mobilisation.

Par la suite, avec un article bien ficelé, il questionne le fait que l’argent des cotisations sert à l’action politique plutôt qu’à la défense des membres. Le contenu de l’article est repris aux nouvelles à la télé et à la radio.

Les émissions d’opinion publique animées par nos pseudo-analystes politiques et économiques prennent le relais et les TCA ont droit à une semaine de publicité négative mur à mur dans tous les médias.

Bien entendu, l’objectif « officiel » de tout ce beau monde est d’informer la population et non de nuire au syndicat.

Déjà, nous avons vu, à petite échelle, des initiatives de ce genre lors de campagnes électorales et durant le printemps érable. Selon les associations patronales, l’argent des cotisations syndicales doit servir à la défense des griefs et à la négociation. C’est tout! Surtout pas d’argent des membres pour l’action politique!

La première fois que j’ai entendu un dirigeant d’association patronale s’exprimer dans ce sens, je me suis dit : il faut qu’une personne soit méprisante au plus haut point envers les travailleurs pour venir leur dicter comment leurs représentants doivent se comporter et comment ils doivent dépenser l’argent de leurs cotisations.

J’aimerais bien entendre la réaction des patrons si je m’avisais de passer des commentaires sur l’utilisation de leurs cotisations par leur association patronale, ou encore si j’affirmais que ce n’est pas le rôle de l’association patronale de faire de l’action politique!

Les politiciens que nous élisons votent les lois qui gèrent le quotidien des travailleurs que nous représentons. La Loi sur les normes minimales du travail, la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP), la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST), le Code du travail du Québec, le Code canadien du travail, les Chartes des droits et libertés, toutes ces lois font partie du quotidien des représentants syndicaux et leur modification affecte grandement la vie des travailleurs qu’ils représentent.

En fait, toutes les décisions gouvernementales ont une incidence sur la vie des travailleurs que nous représentons. Alors, à mon point de vue, un syndicat qui ne fait pas d’action politique est irresponsable et ne remplit pas le mandat de représentation que lui ont confié ses membres.



La formule Rand en péril?

Au cours des débats entourant l’adoption du projet de loi C-377, plusieurs observateurs ont prédit que la prochaine cible du gouvernement Harper serait la formule Rand. Je suis d’avis qu’ils avaient raison. D’ailleurs, des rumeurs dans ce sens courent déjà. L’objectif du gouvernement Harper est clair : l’élimination des syndicats au Canada, un pas à la fois.

La formule Rand est d’une importance capitale pour le mouvement syndical canadien et a une signification particulière pour nos membres.

C’est en effet à la suite d’une grève de nos membres chez Ford en 1945-46 qu’elle a été introduite. Le juge Ivan Rand, agissant à titre d’arbitre, a été mandaté pour régler le litige entre les parties. Un élément central de sa décision a été le précompte obligatoire des cotisations syndicales, c’est-à-dire l’obligation faite à l’employeur de prélever sur le salaire des employés une somme égale au montant de la cotisation et de la remettre au syndicat. Ce précompte s’applique non seulement aux travailleurs, membres du syndicat, mais à l’ensemble des travailleurs bénéficiant de la convention collective.

Selon le juge Rand, puisque l’ensemble des travailleurs bénéficie des conditions négociées par le syndicat, tous ceux qui sont couverts par le contrat de travail (unité d’accréditation) doivent verser leur cotisation. Le corolaire de cette décision, c’est qu’un travailleur qui ne signe pas sa carte d’adhésion n’est pas membre du syndicat, mais devra quand même payer une cotisation parce que le syndicat lui a obtenu par son action des avantages.

Au Québec, en 1966, le gouvernement accepte la formule Rand pour le Syndicat des fonctionnaires. Puis, en 1977, après une longue grève de nos membres de la section locale 510 à la United Aircraft, aujourd’hui Pratt & Whitney Canada à Longueuil, le gouvernement de René Lévesque accepte d’inclure la formule Rand et la Loi antibriseurs de grève dans le Code du travail.

Cette décision a été dictée pour le souci du gouvernement de René Lévesque d’équilibrer le rapport de force entre la partie syndicale et la partie patronale.

Le gouvernement du Parti Québécois de l’époque avait bien compris que le système alors en vigueur – les cotisations volontaires payées au syndicat – et la solidarité des travailleurs ne faisaient pas le poids devant des multinationales aux coffres bien remplis et à la possibilité qu’elles avaient d’utiliser des travailleurs de remplacement (SCABS) lors de conflits.

D’ailleurs, l’avenir a donné raison au gouvernement de René Lévesque. Aujourd’hui, plus de 95% des négociations se résout sans conflit de travail. La durée des conflits et la violence, lorsqu’il y en a, ont diminué de beaucoup. Les syndicats disposent de fonds nécessaires pour bien représenter les travailleurs couverts par les accréditations qu’ils détiennent, que ces travailleurs soient membres ou pas du syndicat.

Avec la loi sur la « transparence » et les menaces qui planent sur la formule Rand, il m’apparaît évident que le syndicalisme, tel que nous le connaissons, est en danger et que les gains obtenus pour les travailleurs et leurs familles, au cours des grandes batailles menées par les TCA et d’autres syndicats, sont menacés.

On dit souvent qu’il faut choisir ses combats dans la vie et mener ceux que l’on croit être capable de gagner. Mais il y a des combats que l’on mène parce qu’il faut qu’ils soient menés. Celui du maintien de la formule Rand est un de ceux-là!