Le prix des mots du Noir Canada

2013/02/01 | Par Ginette Leroux

Julien Fréchette livre, avec « Le prix des mots », un documentaire choc sur les coulisses de la saga judiciaire entourant la parution, en 2008, du livre « Noir Canada » aux éditions Écosociété.

Une véritable descente en enfer pour l’auteur Alain Deneault et ses collaborateurs, soutenus tout au long de leurs démêlés épiques avec la justice par l’équipe de la maison d’édition, alors qu’ils ont dû faire face aux poursuites malveillantes intentées par deux géants canadiens de l’industrie minière.

Julien Fréchette suit le fil des événements de cette triste affaire qui, non seulement s’est révélée être un calvaire pour l’éditeur et un supplice pour l’auteur, mais a mis à mal les fondements même de la liberté d’expression.

On ne s’attaque pas à Barrick Gold, la plus grande société aurifère au monde, ni à Banro, sa petite sœur ontarienne, sans y laisser des plumes. Alain Deneault et son éditeur l’ont appris à leurs dépens.

Rappelons que « Noir Canada » est un ouvrage acide sur le pillage, la corruption et la criminalité qui entourent les activités de ces sociétés minières canadiennes en Afrique.

Dès la parution du livre en avril 2008, une première mise en demeure signifiée par Barrick Gold assortie d’une menace de poursuite ouvre le bal, suivie par une action similaire de Banro.

Deux poursuites en libelle pour dommages moraux compensatoires et dommages punitifs pour un total de 11 millions $, une somme qui représente 25 fois le chiffre d’affaire annuel de la maison d’édition. Une boutade du journal français « Le Monde » affirme que « Noir Canada » est le livre le plus cher de l’histoire. Pas peu dire!

Sans tarder, le soutien populaire s’organise. Conférences de presse, manifestations de solidarité et création d’un site Internet où circule, entre autres, une pétition contre la poursuite-bâillon (appelée SLAPP/ Strategic lawsuit against public participation) qui constitue une attaque en règle contre la liberté d’expression.

Peu habituée à une résistance aussi farouche, Barrick Gold se cambre. Le dossier prend une ampleur insoupçonnée. La menace de la société minière se transforme en attaque musclée.

Alain Deneault et Guy Cheyney, le coordonnateur de la maison d’édition, sont convoqués à un interrogatoire hors cour. Durant vingt jours, les deux hommes seront littéralement cuisinés par les avocats de la compagnie qui tentent par tous les moyens de cerner des contradictions dans leurs témoignages.

Dans le cas du procès Banro, qui se déroule en Ontario, bien que seulement 83 livres aient été vendus dans cette province, les frais des intimés s’élèvent à 25 000 $ par jour. « Tout le monde nous plume », se désole Deneault.

Pressions, accusations, poursuite-bâillon, interdictions se succèdent et Guy Cheyney craque après deux ans dans la tourmente. Le « manège » juridique le rend fou. « Un vrai show, croit-il. On continue à faire écho au silence. »

Au tour d’Alain Deneault. Suite à la dérobade de maître Tamaro, leur avocat dans le litige, c’en est trop pour le gars ordinaire, adepte de la simplicité volontaire, qui se déplace en vélo, possède une mauvaise télé et vit seul, sans personne à charge.

La justice n’est pas seulement aveugle, elle est sourde. Muette aussi. Malade, il déclare forfait. Pour un temps seulement. Aussitôt rétabli, l’universitaire qui consacre sa vie à ses recherches reprend le combat.

En octobre 2011, on se rend à l’évidence : il faut en finir. Après trois ans et demi d’une lutte sans merci, Alain Deneault et les Éditions Écosociété retirent le livre du marché et acceptent une entente hors cour avec Barrick Gold afin d’éviter la ruine. Ni une défaite juridique ni un désaveu de l’auteur et de ses écrits. Le livre « Noir Canada », lu par des milliers de lecteurs, aura atteint une visibilité inespérée.

De plus, compte tenu que 75% des compagnies minières internationales ont leur siège social au Canada, les révélations sur la toute-puissance de ces sociétés minières en matière d’exploitation abusive des ressources des pays africains auront suffisamment alerté le public québécois et canadien pour que s’installe une réflexion sur l’accès à la justice pour tous et sur les conséquences d’un musellement des petits face aux gros, limitant ainsi le droit à l’information et à la liberté d’expression.

Le gouvernement du Québec adoptera une loi anti-bâillon. Son application dans le cas de « Noir Canada » amènera Barrick Gold à proposer une entente hors cour.

« Le prix des mots » est un film efficace. Le cinéaste attentif rappelle les faits de façon concise et honnête. Il sait poser les bonnes questions. Il sait également s’effacer devant les protagonistes, les suivant pas à pas, sans s’interposer ni juger.

Le jeune réalisateur a su s’entourer de précieux collaborateurs. Parmi eux, apparaissent au générique les noms du regretté Magnus Isaacson et de Francine Pelletier qui ont agi à titre de conseillers à la scénarisation.

Après « Le réflexe juridique », un entretien avec Chris Tollefson, juriste et professeur de droit à l’université Victoria, à qui on doit l’élaboration de la première législation anti-slapp au Canada initiée dans les années 1990, le cinéaste engagé signe ici une deuxième production avec l’Office national du film.

Le prix des mots prend l’affiche le 8 février.

Copruduction MC2 Communication Media et ONF