Le Parti Québécois et l'anglais mur-à-mur en 6e année

2013/02/14 | Par Charles Castonguay

Possédé par un parti pris idéologique, le gouvernement Charest a d’abord fait débuter l’enseignement de l’anglais dans les écoles françaises dès la première année.

Depuis le début des années 1970, le Parti libéral du Québec avait poursuivi cet objectif avec des hauts et des bas, en raison de recherches montrant que sur le plan pédagogique, l’enseignement précoce d’une deuxième langue n’est pas une panacée.

Telle était la conclusion, entre autres, d’une expérience exemplaire dont Charles Castonguay a signé le compte rendu ci-dessous, paru en 1976 dans la revue La Monda Lingvo-Problemo, devenue depuis Language Problems and Language Planning.

À lire et à méditer. Car, en fin de mandat, Charest a voulu imposer, durant la seconde moitié de la 6e année du primaire, l’enseignement de l’anglais à l’exclusion de toute autre matière. Qu’un gouvernement du Parti québécois n’ait pas mis fin d’entrée de jeu à cette expérience évidente de réingénierie identitaire laisse pantois.


Attendue depuis fort longtemps, l’évaluation finale du programme pilote d’enseignement précoce du français, langue étrangère, dans les écoles britanniques a été tout récemment déposée par la National Foundation for Educational Research in England and Wales (NFER).

Unique en son genre, cette expérience nationale, lancée en 1963 par le ministère de l’Éducation dans 125 écoles primaires anglaises et galloises, regroupant des élèves de tous les niveaux d’aptitude et issus de toutes les catégories socioprofessionnelles, avait comme but premier de déterminer s’il était possible et souhaitable d’étendre l’enseignement d’une langue étrangère à toutes les écoles du niveau primaire.

La conclusion négative de l’expérience britannique, tirée après dix ans d’observation par la NFER, est l’aboutissement quelque peu inattendu d’une pièce maîtresse de recherche d’importance capitale dans le débat pour ou contre l’universalisation de l’enseignement précoce d’une langue étrangère.

Les préparatifs et les contrôles effectués par la NFER pour assurer dans toute la mesure du possible la validité d’une expérience conduite à une échelle nationale sont exemplaires.

Par exemple, la formation des instituteurs en la méthode d’enseignement audio-visuelle mise au point pour le projet par la Nuffield Foundation fut chapeautée par un stage linguistique de trois mois en France.

D’autre part, on s’efforça de garantir une continuité aussi parfaite que possible entre l’enseignement du français dans les écoles primaires pilotes et dans les écoles secondaires touchées par le programme, afin que les élèves expérimentaux jouissent d’un apprentissage continu du français en passant du primaire au secondaire.

La NFER développa des tests oraux et écrits pour mesurer le progrès des élèves en français, mais fit aussi régulièrement appel aux inspecteurs du ministère et sollicita les opinions des instituteurs, des directeurs de départements des langues étrangères et des élèves å différentes étapes du projet pilote, afin d’en obtenir une vue d’ensemble aussi détaillée et complète que possible. Avant de tenter un résumé forcément sélectif du rapport final, qui foisonne d’observations et d’analyses riches et variées, nous ne pouvons qu’en recommander la lecture intégrale, précédée si possible de celle des rapports intérimaires antérieurs.

Le rapport britannique éclaire considérablement les questions fondamentales suivantes:

1° Y a-t-il un âge optimal pour le début de l’apprentissage d’une langue étrangère?

2° L’enseignement précoce d’une seconde langue affecte-t-il, positivement ou négativement, les résultats scolaires dans les autres matières?

3° Peut-on enseigner avec profit une langue étrangère à tous les enfants, quel que soit leur niveau d’aptitude?

4° Quelles attitudes et méthodes d’enseignement s’avèrent les plus efficaces dans l’acquisition d’une langue étrangère?

Bornons-nous aux réponses qu’offre la NFER à ces quatre questions.

Le mouvement vers l’introduction de l’étude d’une langue étrangère à l’école primaire s’inspire en bonne part des idées du Canadien Wilder Penfield. De ses travaux en physiologie cérébrale, Pen?eld a retenu l’hypothèse qu’après l’âge de 9 ans, le cerveau humain devient progressivement plus rigide pour ce qui est de l’apprentissage d’une langue étrangère.

À cette argumentation s’ajoute celle d’un autre Canadien, Wallace Lambert, voulant que la réussite dans l’étude d’une langue étrangère dépende surtout d’une attitude « intégrative » de l’élève devant la culture étrangère.

Cette attitude positive des jeunes enfants envers les peuples étrangers atteindrait un sommet vers l’âge de 10 ans, pour diminuer progressivement par la suite.

Par l’expérience britannique, on a voulu soumettre ces hypothèses à un essai aussi rigoureux que possible.

On compara d’abord le progrès des élèves expérimentaux ayant commencé l’étude du français à l’âge de 8 ans, au milieu du primaire, avec celui d’élèves-témoins ayant commencé le français à l’âge de 11 ans, au début du secondaire.

À l’âge de 13 ans, à la fin de leur deuxième année du cours secondaire, les élèves expérimentaux se sont révélés, dans toutes les fonctions de la langue française, inférieurs aux élèves-témoins alors âgés de 16 ans et parvenus à la fin de leurs études secondaires, et ayant reçu autant d’heures de français que les élèves expérimentaux.

Pour un même nombre d’heures d’apprentissage du français, donc, les élèves plus âgés se sont révélés plus efficaces que leurs cadets.

La NFER offre aussi un deuxième genre de comparaison sur cette question. À l’âge de 16 ans, à la fin du secondaire, les élèves expérimentaux qui avaient choisi de continuer en français étaient seulement légèrement supérieurs en compréhension auditive du français à leurs collègues-témoins du même âge, qui n’avaient commencé le français qu’au secondaire et qui avaient reçu moins d’heures de français que les élèves expérimentaux.

Il n’existait aucune différence statistiquement significative entre les deux groupes en expression orale française, et les élèves-témoins étaient supérieurs aux élèves expérimentaux dans les fonctions active et passive du français écrit, soit l’expression écrite et la lecture.

Même dans des conditions d’apprentissage moins généreuses que celles dont jouissaient les élèves expérimentaux, donc, les élèves-témoins du même âge avaient néanmoins atteint, à la fin de leurs études secondaires, un niveau général de compétence en français au moins égal, sinon supérieur, à celui des sujets expérimentaux.

Les résultats de l’expérience longitudinale britannique concordent là-dessus avec plusieurs autres expériences récentes dont les auteurs du rapport font état: les élèves plus âgés (voire les adultes) sont plus efficaces que leurs cadets dans l’acquisition d’une langue étrangère.

Selon la NFER, la supériorité observée des élèves-témoins s’expliquerait par le fait que l’élève plus âgé a développé des stratégies d’apprentissage plus efficaces que celles de son cadet.

Elle conclut: « La prétention de Penfield à l’effet que les dix premières années de la vie constituent une ‘‘période critique’’ pour l’acquisition d’une langue étrangère demeure sans appui expérimental direct… Acquiert-on une meilleure maîtrise du français en en commençant l’étude à l’âge de 8 ans?

« La réponse à cette question est un « non » sans équivoque. »

La réponse de la NFER à la deuxième question est tout aussi nette. À la fin de leur cours primaire, il n’y avait aucune différence significative entre les résultats en anglais et en mathématiques des élèves expérimentaux et des élèves-témoins.

Bien que ces comparaisons ne furent pas poursuivies au niveau secondaire, il est permis d’avancer que dans un pays où la langue maternelle n’est aucunement menacée par la langue étrangère enseignée, il n’y a pas de retombées, ni positives ni négatives, de l’enseignement précoce de la langue étrangère sur les matières de base.

On s’attendait, cependant, à ce que l’introduction du français au primaire inculque aux jeunes britanniques le goût d’apprendre d’autres langues.

L’expérience a en un effet tout à fait contraire. Le français précoce a accru la domination de cette langue sur les autres langues étrangères enseignées au secondaire, et la proportion d’élèves abordant le cours secondaire avec la conviction que l’étude des langues étrangères ne leur convenait pas a sensiblement augmenté.

Les auteurs estiment donc qu’au niveau secondaire l’effet de l’expérience sur les autres matières scolaires accuse un bilan plutôt négatif.

En abaissant l’âge d’introduction à l’étude d’une langue étrangère, on espérait aussi réduire, sinon éliminer, l’emprise des facteurs socioéconomiques qui infléchissent régulièrement la probabilité de succès scolaire de l’élève moins favorisé.

À tous les stades de l’expérience, on n’observa pas moins une relation linéaire entre les résultats des élèves en français et la position de leurs parents sur l’échelle socio-économique.

L’attitude des élèves envers le français suivit la même tendance et à la fin de la deuxième année du secondaire, lorsque le français devint facultatif, une proportion plus forte d’élèves expérimentaux issus d’un milieu défavorisé abandonna l’étude du français.

Parmi les élèves expérimentaux les plus faibles, quelques-uns franchirent avec un certain succès les premiers stades d’apprentissage du français, mais ces succès furent le plus souvent sans lendemain.

En même temps, un grand nombre d’élèves n’y connurent aucun succès, aussi modeste et fuyant fût-il. Quelques élèves développèrent un sentiment d’échec dès la première année de français.

Après un début prometteur, des attitudes négatives se développèrent, menant à l’abandon du français lorsqu’il devint facultatif.

L’introduction du travail écrit s’avéra souvent la pierre d’achoppement de plusieurs des élèves moins doués. En même temps, les élèves les plus aptes se sont parfois plaints du retard mis à introduire le français écrit.

La NFER répond à la troisième question en recommandant une révision en profondeur des objectifs de l’enseignement d’une langue étrangère: « Il est cruellement naïf de croire que l’introduction du français à l’âge de 8 ans permet à tous les élèves d’aborder sur un pied d’égalité l’étude de cette langue.

« À l’âge de 8 ans, certains enfants sont déjà très à l’aise dans leur langue maternelle… d’autres du même âge bafouillent et n’ont pas encore franchi les premières étapes dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture… Il n’est absolument pas réaliste de s’attendre à ce que des enfants si différents puissent atteindre les mêmes objectifs.

« Si on ne redéfinit pas les objectifs de l’enseignement du français selon les besoins différents des élèves, certains enfants ne réaliseront pas leur plein rendement, pendant que d’autres courront inévitablement à l’échec. »

Les réponses données aux questions 3 et 4 par la NFER sont nécessairement reliées. Par exemple, la NFER explique la faible performance des élèves issus des classes socio-économiques inférieures par le manque de motivation « instrumentale » chez ces élèves, qui tendent à considérer la connaissance du français comme inutile.

Cet effet du milieu social même en bas âge expliquerait également la supériorité des filles sur les garçons dans l’étude du français, maintenue tout au long de l’expérience. La société britannique estime que la connaissance d’une langue étrangère est plus propice et plus utile pour une fille que pour un garçon.

Les parents transmettent cette évaluation « instrumentale » à leurs enfants; les filles étaient plus motivées que les garçons dans leurs études de français à cause de ces perspectives d’emploi plus nettes.

Mais tout comme la motivation intégrative proposée par Lambert, la motivation instrumentale ou « rentabiliste » ne se révéla pas le meilleur indicateur de succès dans l’apprentissage du français.

La comparaison des corrélations partielles démontra qu’une expérience initiale de succès en français influait davantage à la fois sur l’attitude et sur le rendement ultérieurs de l’élève qu’aucune attitude initiale (notons qu’il pourrait en être autrement dans des pays où la langue étrangère enseignée aurait une valeur instrumentale moins contestée).

L’importance de cette première exposition à l’étude du français amène la NFER, devant notre dernière question fondamentale, à répondre: « Ce qui ressort de l’évaluation, c’est qu’il n’y a pas une seule méthode d’enseignement qui soit la meilleure pour tous les élèves. Les plus doués tendent à rejeter l’approche audio-visuelle et préfèrent une approche plus « traditionnelle » fondée sur la grammaire et comportant davantage de travail écrit.

« Les moins doués tendent à accueillir favorablement la méthode audio-visuelle, mais ils éprouvent énormément de difficulté devant le travail écrit… les attitudes intégrative et instrumentale sont reliées à un rendement supérieur en français… mais une première réussite dans l’apprentissage du français est la meilleure garantie d’un succès ultérieur. »

Ces réponses étant établies, la NFER recommande enfin de ne pas étendre l’enseignement du français à l’ensemble des écoles primaires britanniques.

Suite à cette expérience longitudinale, il paraît en effet plus efficace d’améliorer l’enseignement des langues étrangères en le diversifiant selon des objectifs bien déterminés au niveau secondaire.

L’idéologie voulant que, pour un maximum d’efficacité, il est indispensable que l’apprentissage d’une langue étrangère commence à l’école primaire, voire à la maternelle, vient donc d’essuyer un important revers, dont les effets déborderont nécessairement le cadre britannique.

Au Canada, par exemple, le commissaire aux langues officielles a déjà courageusement reconnu la contradiction entre les résultats britanniques et l’actuelle politique canadienne en cette matière, et il a promis de la résoudre.

Il est à souhaiter que d’autres organismes tels le Conseil de l’Europe et l’UNESCO en prendront également note.

ll reste qu’on invoquera sans doute encore la promotion d’une meilleure entente entre les peuples comme argument ultime justifiant, au-delà des considérations pédagogiques, l’enseignement précoce d’une langue étrangère. Mais les hommes ne sont pas tous uniformément sensibles à un tel idéal et, en pratique, il faut veiller à ce que d’autres pressions n’amènent l’entente à se faire au détriment des langues et des cultures moins bien placées.

C’est ainsi qu’au Québec où le français, langue maternelle, est attaqué dans ses structures mêmes, et où le dernier recensement révèle une tendance à l’anglicisation, le gouvernement a néanmoins décidé de généraliser l’enseignement de l’anglais à tous les enfants québécois dès la première année du cours primaire.

Les autres provinces canadiennes, par contre, mettent beaucoup moins d’ardeur à faire le geste réciproque quant à l’enseignement précoce du français, même avec la bénédiction et l’appui financier à peu près illimité du gouvernement central.

Le battage publicitaire considérable entretenu en faveur de l’enseignement précoce d’une langue étrangère a sans doute conduit plus d’un adulte et plus d’un adolescent à désespérer de son aptitude à apprendre une seconde langue.

Qu’ils reprennent courage en lisant le rapport britannique! Pas plus qu’en géométrie, il n’y a pas de voie royale pour l’apprentissage d’une langue étrangère.

Charles Castonguay
Université d’Ottawa
1976