Danger : La « pauvre » Alberta à la recherche de fric

2013/02/15 | Par Pierre Dubuc

Parlons de pétrole, d’oléoducs et de l’Alberta.

Pas de la riche Alberta, mais de la pauvre Alberta. Qui se lamente parce qu’elle doit faire face à une diminution appréhendée de 6 milliards de dollars sur les 13 milliards anticipés de revenus en redevances de l’exploitation pétrolière.

Dans toute autre province, la solution à un déficit budgétaire serait simple : couper dans les dépenses de l’État ou augmenter les taxes et les impôts.

Mais l’Alberta jouit aujourd’hui d’un standing international qu’elle veut conserver et elle hésite beaucoup à procéder à des coupures de programmes qui pourraient affecter son image de marque.

Mentionnons, par exemple, que l’Alberta dépense une moyenne de 4 972 $ par personne en soins de santé. La moyenne canadienne est de 3,692 $.

D’autre part, augmenter les taxes ou les impôts n’est pas dans les gènes de cette province qui se vante d’être la Mecque du néolibéralisme en Amérique du Nord.

L’Alberta n’a pas de taxe de vente et plusieurs commentateurs au Canada anglais l’invitent à sauter sur l’occasion pour en instaurer une afin de régler son déficit. Mais la première ministre Alison Redford résiste.

Si l’Alberta peut rejeter les deux solutions classiques pour combler un déficit : les coupures ou les hausses de taxes, c’est qu’elle a une autre carte dans son jeu : les redevances sur l’exploitation du pétrole des sables bitumineux.


Chute des redevances

Ces redevances représentent actuellement 30 % de ses revenus. Et les projets d’expansion de l’exploitation des sables bitumineux sont tels, qu’on comprend Mme Redford, son cabinet, son parti et toute l’Alberta, de lorgner de ce côté pour combler le déficit.

Mais il y a un hic! L’Alberta a du pétrole, regorge de pétrole, le pétrole lui sort même par les oreilles. En fait, on devrait dire : pourrait lui sortir par les oreilles. Mais il y a un problème : elle ne peut pas rejoindre les riches marchés asiatiques, faute de facilités de transport, faute d’oléoducs.

Présentement, l’Alberta vend son pétrole, principalement aux États-Unis. Mais les prix américains sont inférieurs d’environ 30% à 40% des prix mondiaux, à cause du boom découlant de l’exploitation du gaz de schiste et du pétrole de schiste.

Le boom est tel que l’Agence internationale de l’énergie prévoit que les États-Unis deviendront le premier producteur d’hydrocarbures en 2017 et autosuffisants en 2030.

Alors, non seulement les prix ne sont pas à la hauteur, mais la demande risque de ne plus être au rendez-vous.


À la recherche de nouveaux débouchés

L’Alberta doit donc trouver de nouveaux débouchés pour son pétrole.

  1. Il y a le projet d’oléoduc Keystone, qui acheminerait le pétrole jusqu’aux raffineries du Golfe du Mexique. Mais le mouvement écologiste a bloqué le projet parce qu’il menaçait les nappes aquifères du Nebraska. Un autre tracé attend l’approbation de l’administration Obama. Mais, répétons-le, les prix américains ne sont pas avantageux.

  2. Le débouché le plus naturel vers l’Asie serait, à première vue, la Colombie-Britannique. Déjà, des oléoducs acheminent une certaine quantité de pétrole vers les ports de la Colombie-Britannique.

Une anecdote à ce sujet pour montrer tout l’irrationnel de la distribution du pétrole dans le monde. Un oléoduc passe à quelque centaines de mètres d’une raffinerie installée sur les rives du Pacifique, mais cette dernière est alimenté en pétrole en provenance de l’Arabie saoudite, parce qu’il est moins cher que le pétrole qui passe dans l’oléoduc tout près!

Il y a de très lucratifs marchés en Asie. Mais il faut les rejoindre. D’où le projet de l’oléoduc Northern Gateway. Mais de multiples obstacles minent la possibilité de sa réalisation.

D’abord les autochtones. L’oléoduc traverserait le territoire de plusieurs réserves autochtones. Mais ces derniers sont divisés sur la question. Certains chefs y sont favorables, mais souvent les membres de leur communauté s’y opposent.

En fait, c’est en grande partie cette opposition que l’on retrouve dans le mouvement Idle No More. Car, pour faciliter des ententes entre les chefs amis des pétrolières et ces dernières, le gouvernement Harper a procédé, dans le cadre de son bill omnibus C-45, à des modifications à la Loi des Indiens qui facilitent la location de leurs terres aux pétrolières.

Malgré cela, plusieurs pétrolières sont sceptiques. Elles se rappellent que les études environnementales lors d’un projet antérieur avaient été tellement longues que le projet n’était plus pertinent lorsqu’il a finalement été approuvé!

Le gouvernement Harper a beau avoir adouci les lois environnementales pour faciliter la construction d’oléoducs, il faut tenir compte, dans le cas du projet Northern Gateway, sur l’opposition militante de la population de la Colombie-Britannique.

Le port de Kitimat où se rendrait l’oléoduc est entouré d’îles et la navigation peut y être périlleuse. Sur la cote ouest, on n’a pas oublié le naufrage de l’Exxon Valdez.

C’est à cause de cette opposition citoyenne que la première ministre Christy Clark de la Colombie-Britannique et son homologue albertaine sont à couteux tirés.

Mme Clark est d’autant plus résolue dans son opposition au projet Northern Gateway qu’elle devra bientôt faire face à l’électorat et que le NPD, qui s’est opposé dès le départ au projet Northern Gateway, est premier dans les sondages.

Les commentateurs politiques au Canada anglais croient qu’à cause de cette opposition multiforme le projet Northern Gateway est mort et enterré.

L’Alberta doit donc faire preuve d’imagination et trouver d’autres avenues pour écouler son pétrole à l’étranger.

Il y a bien sûr le chemin de fer. Le nombre de wagons transportant du pétrole de l’Alberta vers les ports de la Colombie-Britannique a plus que triplé au cours des derniers mois.

Mais le train ne remplace pas l’oléoduc.


Le port de Churchill

On regarde maintenant vers le passage du Nord-Ouest. Le pétrole pourrait être acheminé jusqu’au port de Churchill au Manitoba, sur les rives de la Baie d’Hudson, et vers l’Asie par le passage du Nord-Ouest, accessible une partie de l’année, par suite de la fonte des glaces.

En attendant la construction d’un oléoduc, le pétrole pourrait voyager par train, car une voie ferrée se rend déjà à Churchill. Cependant, avec les changements climatiques, le permafrost sur lequel reposent les rails est moins fiable et les dangers de déraillement augmentent.

Le réchauffement climatique, qui ouvre la voie du passage du Nord-ouest, rend difficile le transport par train vers Churchill. Comme quoi, rien n’est parfait.


Par l’est jusqu’au Nouveau-Brunswick et l’Asie

Alors, que faire? Des petits malins se sont rendu compte, en examinant un globe terrestre, que la distance entre l’Alberta et la cote ouest de l’Inde est plus courte en passant par l’est que par l’ouest! D’où l’idée d’écouler le pétrole jusqu’au port de Saint-John au Nouveau-Brunswick.

Le premier ministre David Alward du Nouveau-Brunswick a tout de suite flairé la bonne affaire et s’est précipité auprès de Mme Redford en Alberta pour l’assurer de l’appui de sa province à tel projet.

En fait, il s’est surtout fait le porte-parole de la famille Irving qui possèdent d’immenses raffineries à Saint-John. Ça nous rappelle que la famille Irving est au Nouveau-Brunswick, ce que la famille Desmarais est au Québec.

Mais les pétrolières de l’Alberta ne se sont pas trop enthousiastes à l’idée d’alimenter les raffineries d’Irving. Elles connaissent la voracité en affaires de la famille et ne veulent pas être à sa merci. Elles lorgnent cependant vers le port en eaux profondes de Saint-John qui permettrait de charger le pétrole sur de super-tankers pour l’envoyer en Asie et, qui sait?, vers l’Europe.

Une telle alternative leur donnerait un levier pour négocier de meilleurs prix avec Irving.

En fait, il yen aurait pour tous. Les raffineries d’Irving ont une capacité de raffinage de 300 000 barils par jour, alors que l’oléoduc envisagé par Trans-Canada Pipelines pourrait transporter jusqu’à un million de barils par jour.


Avec la complicité de l’Ontario?

Une autre qui s’est précipitée auprès de Mme Redford, c’est la première ministre, nouvellement élue, de l’Ontario, Kathleen Wynne. Sa visite témoigne de l’alliance entre les milieux d’affaires ontariens et les pétrolières de l’Ouest.

Aujourd’hui, l’axe Toronto-Calgary a remplacé l’axe Montréal-Toronto comme pivot de l’économie canadienne.


En transit par le Québec

Reste le Québec. Quelle sera son attitude? Quelle sera la position de Mme Marois? Elle a déjà rencontré Mme Redford. Acceptera-t-elle que le pétrole des sables bitumineux transite sur le territoire du Québec? Si oui, avec compensations?

Nous avons appris que le gouvernement Marois serait ouvert à l’idée d’inverser l’oléoduc Sarnia-Montréal pour alimenter la raffinerie Suncor de l’est de Montréal et peut-être celle d’Ultramar à Québec, en acheminant le pétrole de Montréal vers Québec par bateau ou par train.

Le raisonnement est le suivant : Tant qu’à importer du pétrole de la Mer du Nord, de l’Algérie ou du Nigeria, pourquoi ne pas l’importer de l’Alberta?

À remarquer qu’on parle ici de pétrole léger et non du pétrole lourd et sale des sables bitumineux.

Mais tout n’est pas si simple. Présentement, Montréal est alimentée par l’oléoduc qui part de Portland dans le Maine. Si notre pétrole provient désormais de l’Alberta, l’oléoduc serait désormais inopérant, inutilisé et inutile.

Alors, certains ont eu la bonne idée de l’inverser, lui aussi, pour acheminer le pétrole des sables bitumineux de l’Alberta vers Portland, en transitant par le Québec.

Donc, on le voit, la partie n’est pas si simple. Il va être difficile d’arrêter le pétrole à Montréal. De puissants, très puissants intérêts voudront le faire transiter par le Québec jusqu’à Portland, au Maine, et jusqu’à St-John au Nouveau-Brunswick.

Déjà, ces intérêts ont eu la tête du ministre de l’Environnement Daniel Breton qui s’était montré très réticent, pour dire le moins, aux projets d’oléoducs sur le territoire québécois.


Ottawa, c’est l’Alberta

À noter également que les pétrolières bénéficient de l’appui ouvert du gouvernement fédéral.

Ottawa a un intérêt monétaire dans l’affaire. Le gouvernement fédéral touche 1,2 milliard de dollars par année en impôts en provenance de l’industrie pétrolière.

Il subit lui aussi les conséquences du goulot d’étranglement qui réduit les possibilités d’exportation du pétrole albertain.

Nous savons également que le gouvernement Harper est très lié aux intérêts pétroliers de l’Alberta.

Dans ces circonstances, il ne serait pas étonnant qu’Ottawa allègue, advenant un refus du Québec, que la construction d’oléoducs transcanadiens relève de sa compétence exclusive quant au commerce interprovincial et qu’il confie la décision finale à l’Office national de l’énergie.

Le ministre des Ressources naturelles du Canada Joe Oliver a déjà déclaré que l’oléoduc qui transporterait du pétrole léger jusqu’à Montréal aurait son autorisation pour transporter du pétrole des sables bitumineux plus loin vers l’est.

De plus, au Québec, on peut être assuré que les journaux des deux empires médiatiques, Québecor et Power Corporation, sans oublier Radio-Canada, vont continuer à faire la promotion de ces projets des pétrolières.

Harper et Pierre-Karl Péladeau sont copain-copain. Nous en avons eu un nouvel exemple lorsque Harper a reçu au 24 Sussex les vedettes de l’émission Occupation Double au moment même où il refusait de rencontrer les chefs autochtones alors que la campagne d’Idle No More battait son plein!

N’oublions pas que Power Corporation est un des principaux actionnaires de la pétrolière Total qui a d’importants intérêts dans l’exploitation des sables bitumineux.


Une alliance Québec et environnementalistes?

Comme dans les autres régions du Canada et des États-Unis, il va falloir compter sur la réaction des groupes environnementaux. Déjà, Équiterre et Greenpeace ont manifesté contre l’inversion de l’oléoduc Portland-Montréal.

Les motifs de leur opposition ne se limitent pas à des considérations environnementales sur la sécurité des oléoducs qui traverseraient le territoire québécois.

Par leur obstruction, ils veulent freiner le développement des sables bitumineux. L’exploitation des sables bitumineux est, selon eux, incompatible à la fois avec l’objectif de réduction de la dépendance au pétrole et celui de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Reste à savoir quelle sera la position du gouvernement du Québec?