Suspension de l’Aide au Rwanda: décision tardive mais judicieuse

2013/03/05 | Par Emmanuel Hakizimana et Gallican Gasana

Emmanuel Hakizimana, Ph.D., économiste, Université du Québec à Montréal
Gallican Gasana, rescapé du génocide, Toronto

Le 21 février 2013, Tony Blair et Howard G. Buffet ont publié dans The Foreign Policy un article dans lequel ils dénoncent la suspension de l’aide au Rwanda par beaucoup de pays occidentaux après qu’un rapport d’experts des Nations-Unies ait révélé le soutien du régime de Kigali aux rebelles du M23 en République Démocratique du Congo (RDC). Ils prétendent que la suspension de l’aide au Rwanda risque d’anéantir l’une des plus grandes histoires de succès d’Afrique et de déstabiliser davantage toute la région.

La thèse de Blair et Buffet comporte deux problèmes majeurs : Premièrement, le soi-disant succès économique du Rwanda est un mythe qui ne résiste pas à l’épreuve des faits.

Deuxièmement, c’est une grave erreur de vouloir compenser les pires violations des droits de la personne du régime de Kigali à l’intérieur et à l’extérieur du pays par des performances économiques.

Pour commencer, Blair et Buffet prétendent que la suspension de l’aide au Rwanda ne s’attaque pas aux vrais problèmes de la région des Grands lacs africains. Mais ils omettent de mentionner que l’Est du Congo jouissait de la paix et de la stabilité avant l’exode massive des réfugiés rwandais en 1994, suivie directement de la première agression par le Rwanda en 1996 et par la suite de la première « Guerre mondiale africaine » en 1998.

Plus de cinq millions de personnes ont péri à cause de l’intervention du Rwanda dans l’Est du Congo.

La crise humanitaire actuelle dans cette partie du monde a été exacerbée par l’insurrection du groupe de rebelles M23 créé, armé et commandé par le régime de Kigali.

En bref, le Rwanda est au cœur des problèmes du Congo, et l’on ne peut pas les résoudre sans d’abord se pencher sur le cas du Rwanda. Les problèmes du Congo sont des symptômes d’un syndrome qui ronge son plus petit voisin : Il faut d’abord guérir le voisin pour que le Congo commence à se rétablir.

Notons au passage que les activités criminelles du régime de Kigali ont largement dépassé la région des Grands Lacs africains. Elles ont même atteint la Grande Bretagne –pays de M. Tony Blair – où les services de renseignement ont dû avertir des ressortissants rwandais des risques d’assassinat qui pesaient sur eux.

La suspension en cascade de l’aide au Rwanda suite à son soutien indéniable au M23 est, bien que tardive, une bonne stratégie. Si elle avait été adoptée plus tôt, beaucoup de vies humaines auraient été épargnées. L’inertie de la communauté internationale a amené le Rwanda à conclure qu’il n’a pas besoin de respecter les droits de ses citoyens ou la souveraineté de son voisin pour être bien accueilli à la table de négociation.

Ensuite, Blair et Buffet prétendent que le Rwanda connaît un succès économique trop rare pour être annihilé par la coupure d’indispensable financement. Bien que maintes fois répété, l’argument de succès économique du régime de Kigali perd beaucoup de son poids lorsqu’on le met en perspective. Bon nombre d’indicateurs montrent que le Rwanda est plutôt caractérisé par une pauvreté de masse, des inégalités croissantes et un niveau de vie de la population plus faible que la moyenne des pays africains au Sud du Sahara.

Les données de la Banque mondiale sur le Rwanda montrent que les inégalités entre les riches et les pauvres n’ont jamais été aussi élevées que maintenant. Entre 1985 et 2011, la part du produit intérieur brut détenue par la tranche des 10% les plus riches a presque doublé, passant de 24,58% à 43,22%, tandis que celle détenue par les 10% les plus pauvres s’est réduite de plus que la moitié, passant de 4,41% à 2,13%.

De par cette situation, le quotidien des rwandais est dramatique : Selon le programme des Nations-Unies pour le développement (PNUD), trois rwandais sur quatre (76,8% exactement) vivent en dessous du seuil de pauvreté avec moins de 1,25$ par jour.

Visiblement, la majorité de la population rwandaise ne fait pas partie de l’histoire de succès évoquée par Blair et Buffet.

Lorsqu’on l’évalue par rapport à la moyenne des pays africains au sud du Sahara, le Rwanda est loin d’être un îlot de prospérité dans un océan de misère. Comme le montre le rapport du PNUD sur l’indice du développement humain, le Revenu national brut par habitant du Rwanda est de 1 133$ en prix constants de 2005, soit de 800$ en-dessous de la moyenne des pays africains au Sud du Sahara (1 966$).

De grandes tours de bureaux et des banlieues cossues peuvent avoir changé le visage de la capitale Kigali, mais le reste du pays croupit dans la misère.

Les causes de la pauvreté de masse et des grandes inégalités de richesse sont essentiellement liées aux politiques en place. Au Rwanda, le pouvoir politique et économique sont concentrés entre les mains du Général Paul Kagame et de quelques officiers et hommes d’affaires autour de lui.

En plus d’être président du Rwanda, il est président du Front Patriotique Rwandais et de ce fait, il est aussi président de Crystal Ventures, une société du parti au pouvoir.

Celle-ci a investi dans tous les secteurs clés tels que la construction et le développement immobilier, l’agro-alimentaire, la télécommunication, la sécurité et bien d’autres. Elle constitue le deuxième plus grand employeur du pays après le secteur public. Comme on doit s’y attendre dans pareils cas, les situations de conflit d’intérêt, de monopole déguisé et de corruption de haut niveau sont monnaie courante à Kigali.

Les politiques appliquées dans le secteur agricole maintiennent aussi le milieu rural rwandais dans la pauvreté. Les agriculteurs ne peuvent, ni cultiver les produits de leurs choix, ni vendre ou disposer de leurs récoltes comme bon leur semble. Ils doivent planter des cultures choisis par le gouvernement sans les consulter, et ceux qui dérogent à cette règle voient leurs plantations détruites. Ils doivent aussi vendre leurs récoltes à de faibles prix dans des coopératives où quelques agents du parti au pouvoir contrôlent tout le processus de stockage, de transport et de commercialisation.

La discrimination exercée parmi les victimes de la tragédie rwandaise est également source de l’appauvrissement d’une partie de la population rwandaise. Bien que la tragédie rwandaise qui a culminé avec le génocide de 1994 et qui s’est prolongée par la suite en RDC a fait des victimes dans toutes les composantes de la population rwandaise, l’aide aux rescapés s’octroie de façon discriminatoire.

Ajoutés aux multiples violations des droits de la personne largement documentés par les organisations de défense des droits de la personne, ces quelques éléments montrent que parler d’histoire de succès pour le Rwanda est, au mieux de la désinformation, au pire du cynisme.

Les rwandais et les organisations de défense des droits de la personne qui ont tiré la sonnette d’alarme depuis longtemps ont apprécié la suspension, bien que tardive, de l’aide au Rwanda.

De fait, la communauté internationale s’est toujours senti coupable de ne pas être intervenu en 1994 au moment où se commettait le génocide contre les tutsi. Elle a par la suite fermé les yeux lorsque l’armée victorieuse du FPR massacrait systématiquement des hutu à l’intérieur du pays et au Congo-crimes que des rapports des Nations-Unies indiquent qu’ils pourraient être qualifiés de génocide par un tribunal compétent.

Contrairement aux recommandations de Blair et Buffet de continuer à aider aveuglement le Rwanda en ignorant l’insécurité qu’il sème au Congo, une nouvelle stratégie est nécessaire. Celle adoptée par la Grande Bretagne qui vient de décider l’octroie de £16 millions d’aide au développement au Rwanda mais d’atteindre directement les pauvres à travers des organisations non gouvernementales sans passer par le budget du gouvernement est louable. Mais il faudra aussi maintenir la pression sur le régime de Kigali pour qu’il se retire du Congo et qu’il ouvre l’espace politique.