L’assurance autonomie entraînera-t-elle une privatisation accrue ?

2013/03/25 | Par Jacques Fournier

L’auteur est responsable du dossier santé à l’Association québécoise de défense des droits des retraités (AQDR)

Contribution au panel du colloque de l’Association québécoise de gérontologie (AQG) sur l’assurance autonomie. Drummondville, le 22 mars 2013. Les panelistes pouvaient poser chacun une question au ministre Réjean Hébert à la suite de la présentation par le ministre de son projet.



Question au ministre M. Réjean Hébert

Monsieur le ministre,

Ma question porte sur la qualité des services qui seront offerts dans le cadre de l’allocation de soutien à domicile (ASA). Pour nous, à l’AQDR, la question de la qualité des services offerts est importante. Le personnel doit être bien formé, bien encadré, rémunéré de façon à ce que le taux de rotation ne soit pas trop élevé, etc. Nous nous demandons si une dispensation plus importante des services par le secteur privé nous permettrait d’atteindre les standards de qualité que nous recherchons.

Nous avons lu – et vous avez probablement lu vous aussi – des études qui vérifient si la qualité des services offerts dans le public et dans le privé sont équivalents. Une recherche, menée par Margaret McGregor et Lisa Ronald de l’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP), publiée en 2011, démontre qu’il y a davantage de chances d’avoir des services de moins bonne qualité dans les établissements privés de soins aux aînés, que dans les établissements publics (1). Attention : la conclusion de l’étude est subtile. Les chercheures ne disent pas que les services ne sont pas bons dans le privé et bons dans le public. Elles disent qu’il y a plus de chance (ou de malchance !) d’avoir des services de moins bonne qualité dans les établissements privés. Il y a toute une littérature scientifique, aux États-Unis et en Europe, qui va dans le même sens.

Le cas des ressources intermédiaires, qui sont des ressources privées à contrat, est éclairant à cet égard. Une place y coûte annuellement environ 35 000 $ comparativement à 60 000 $ dans un CHSLD. L’une des raisons, ce n’est pas la seule, c’est que le personnel y gagne autour de 12 $ de l’heure comparativement à environ 18 $ dans les CHSLD. Évidemment, le taux de rotation du personnel est plus élevé dans les RI, avec tous les effets négatifs que l’on connaît sur la continuité des services. Les RI constituent une manière de privatisation car une bonne partie de leur clientèle était auparavant orientée vers les CHSLD, c’est-à-dire les personnes requérant entre deux et trois heures de soins par jour. Bref, l’assurance autonomie va-t-elle elle aussi conduire à davantage de privatisation des services publics ?

Nous avons un préjugé favorable à l’économie sociale et aux EESAD (entreprises d’économie sociale en aide domestique) mais force est de constater que la quasi-non-indexation du Programme d’exonération financière pour les services d’aide domestique (PEFSAD) depuis 1996 ne crée pas des conditions pour une rémunération raisonnable du personnel, avec tout ce que cela entraîne, là aussi, comme taux de rotation élevé du personnel et autres effets négatifs. Les EESAD ne permettent pas, très souvent, aux femmes qui y travaillent à temps plein de vivre au-dessus du seuil de la pauvreté. C’est aussi le cas des RI.

La possibilité que l’allocation de soutien à l’autonomie (ASA) soit versée sous forme de chèque emploi-service est particulièrement inquiétante. Si cette formule plait aux personnes handicapées (ayant des limitations fonctionnelles), elle risque d’être très compliquée à gérer pour des personnes âgées en perte d’autonomie. La personne âgée doit elle-même recruter et encadrer son employée. C’est une formule qui ne garantit pas la qualité de la formation du personnel et qui maintient les prestataires de services, surtout des femmes, sous le seuil de la pauvreté. Au fond, monsieur le ministre, il faudrait, à chaque fois, se poser la question : est-ce ce telle ou telle modalité de mise en oeuvre de l’assurance autonomie va, concrètement, favoriser ou non la création de ghettos d’emplois féminins sous-payés ?

Nous avons constaté avec plaisir que vous avez annoncé qu’il n’y aura plus de construction de CHSLD et de CH en PPP, projets qui se sont avérés très coûteux.

Nous avons appris avec plaisir également que le contrat de la clinique privée Rockland MD avec l’hôpital Sacré-Coeur ne sera pas renouvelé. Rappelons que les médecins de cette clinique s’empressaient de facturer divers coûts aux patients jusqu’à ce que la RAMQ mette fin à ces illégalités.

Nous aimerions, monsieur le ministre, que vous nous donniez l’heure juste concernant la position de votre ministère face à cette question de la privatisation, en lien avec la qualité des services. Notre question : entendez-vous mener à ce propos des politiques différentes du précédent gouvernement ? Allez-vous adopter, concernant la privatisation et la qualité des services, des positions basées sur les meilleures données scientifiques à ce sujet ?


Intervention lors du panel

Merci à l’AQG d’avoir invité l’AQDR au colloque. L’AQDR a environ 36 000 membres et 47 sections. Nous avons presque le même âge que l’AQG, à un an près (notre fondation date de 1979).

Nous sommes en faveur de l’assurance autonomie que nous voyons comme une formule favorisant le transfert des services d’hébergement vers des services de soutien à domicile. C’est un appui de principe seulement. Il faudra voir les modalités concrètes, le diable est souvent dans les détails. Et surtout, il faut se donner une garantie de services de qualité, en fonction des conclusions de l’étude de l’IRPP mentionnée plus haut.  Question à 60 000 $ : « À cause du vieillissement, avons-nous les moyens d’avoir des services publics de qualité, accessibles et en quantité suivante dans le cadre de l’assurance autonomie ? »

Le professeur émérite Lee Soderstrom, de l’Université McGill, répondrait probablement oui. M. Soderstrom a été le premier économiste au Québec, à ma connaissance, à avoir démoli rigoureusement le mythe que le vieillissement est une catastrophe économique et qu’elle nous rend impuissants collectivement. Il a été suivi de plusieurs autres qui ont bien illustré que les élites économiques dominantes véhiculent un discours non scientifique mais qui leur est favorable. Ce discours, c’est que l’impact du vieillissement nous contraint à regarder le secteur privé comme étant LA seule et unique et merveilleuse solution puisque le secteur public n’arrivera nécessairement pas à donner des services suffisants. Pour ces élites économiques, il est essentiel que le vieillissement soit perçu comme une menace.

Des économistes ont pourtant bien démontré que les trois causes principales de la croissance des coûts dans le secteur de la santé sont les médicaments, la rémunération des médecins (qui a explosé, littéralement) et la technologie. Le vieillissement contribue pour une très faible part à la hausse des coûts (2).

La phrase passe-partout « à cause du vieillissement, on n’a pas le choix de… »  nous stérilise et nous rend impuissants comme citoyens. Des services publics de qualité, accessibles et en quantité suffisante, c’est un choix de société (3).



Les entreprises d’économie sociale en aide domestique (EESAD)

J’aimerais maintenant aborder avec vous la question des EESAD que ma collègue sur ce panel Marie-Claude Gasse va également commenter avec le dynamisme qu’on lui connait. Je le disais plus haut : j’ai un préjugé favorable à l’économie sociale. J’ai été personnellement co-fondateur d’une EESAD à Longueuil en 1998. J’ai siégé à son c.a. durant plusieurs années.

Parlons d’abord de l’accessibilité aux services. Plusieurs de nos membres, à l’AQDR, nous ont dit : à chaque fois que les tarifs augmentent (malgré le fait que grâce au programme PEFSAD (4), les plus démunis paient un coût peu élevé), nous devons diminuer les services demandés. On passe d’un ménage aux deux semaines à un ménage par mois, par exemple. Il y a un impact réel de la tarification sur la quantité des services que les usagers peuvent s’offrir. Un ménage par mois, est-ce suffisant dans le cadre d’une politique de soutien à domicile ?

Le ministre nous a annoncé tantôt qu’il veut élargir le panier de services des EESAD pour y inclure les activités de vie quotidienne (AVQ, bains, etc.). Si ce service est entièrement payé par le CSSS, dans le cadre d’un sous-contrat, il sera accessible aux usagers (mais alors, si ce CSSS a des auxiliaires familiales et sociales à son emploi, elles sont protégées par une accréditation syndicale et l’employeur ne peut agir illégalement hors du cadre de nos lois du travail en donnant des sous-contrats sous-payés – problème en vue : art. 45 du Code du travail). Si ce service d’AVQ n’est pas payé entièrement par le CSSS, nous assistons alors à un recul de l’accessibilité car les services des auxiliaires familiales et sociales (ces personnes si appréciées) sont actuellement gratuits. Nos membres nous diront-ils : je dois passer d’un bain aux deux semaines à un bain par mois parce que les tarifs ont encore augmenté ?

J’aborde maintenant la question de la mission des EESAD et des conditions de travail des employées. Dans ce dossier, j’estime, et je ne suis pas le seul, avoir été piégé et trahi par les divers gouvernements depuis 1996 (et non pas trahi par les EESAD elles-mêmes). Au Sommet socioéconomique de 1996, il y avait eu un accord explicite entre le gouvernement et la société civile. On avait appelé cela le « consensus de 1996 » (voir les travaux du professeur Yves Vaillancourt, j’ai été associé à son équipe de recherche en économie sociale pendant plus de 10 ans). Ce consensus : la création des EESAD ne doit pas favoriser la substitution d’emplois décemment rémunérés du secteur public (les auxiliaires familiales) par des emplois sous-rémunérés du secteur de l’économie sociale. L’annonce faite tantôt par le ministre, d’élargir le panier de services des EESAD, constitue un reniement de cet engagement du Sommet de 1996, pourtant présidé par un premier ministre péquiste bien connu, M. Lucien Bouchard.

Deuxième trahison : le Sommet de 1996 s’était engagé à ce que les emplois créés dans les EESAD permettent aux femmes qui y travaillent une semaine complète d’avoir un salaire qui les situe au-dessus du seuil de pauvreté. Malheureusement, comme les gouvernements qui se sont succédés depuis 1996 n’ont jamais indexé suffisamment le PEFSAD, les EESAD sont très rapidement devenues des ghettos d’emplois féminins sous-payés. Les politiques gouvernementales dans ce secteur créent de la pauvreté. Je garde un goût amer de cette expérience, où de nombreuses personnes ont investi tant d’énergies, car il me semble que lorsque des consensus sociaux sont négociés de bonne foi entre le gouvernement et la société civile, il est important qu’ils soient respectés. Ai-je envie dorénavant, comme citoyen, de m’engager dans de tels exercices de dialogue piégé ?


Le printemps érable

Quelques mots maintenant sur le printemps érable, pour terminer. Le printemps érable, on le sait, ce n’était pas seulement la question des droits de scolarité. C’était la dénonciation de l’enrichissement des banques, des abris fiscaux, de la corruption et de la collusion d’une partie du monde politique, de l’exploitation éhontée des richesses naturelles sans que la population en bénéficie réellement, de la destruction de l’environnement, de la concentration malsaine des médias et d’un système électoral peu représentatif de la variété des courants de pensée. C’était aussi et surtout la dénonciation de l’augmentation des écarts entre les hauts et les bas revenus. Nous avons vu hier, lors de l’une des présentations, que les inégalités sociales de santé constituent un problème majeur. Le printemps érable a fait souffler un peu d’air frais sur nos vieux os. Il ne faudrait pas nous rendormir. Merci de votre attention.