Cour suprême : le scandale des juges unilingues

2013/04/25 | Par Christian Néron

L’auteur est membre du Barreau du Québec, constitutionnaliste, historien du droit et des institutions.

La Cour suprême du Canada, créée par une loi ordinaire du Parlement fédéral en 1875, a commis bien des impairs et généré bien des déceptions depuis ses tout premiers jugements, au point d’avoir été une cause de division, et non de cohésion, au sein de la société canadienne.

Les deux renvois judiciaires qu’elle a rendus, au moment du bras de fer constitutionnel de 1981 et 1982, ont laissé le sentiment durable qu’une injure historique avait été commise à l’endroit du peuple « fondateur » du Canada et « co-fondateur » de la Confédération.

Les révélations faites par l’historien Frédéric Bastien viennent d’en rajouter en mettant en lumière les incursions clandestines du juge en chef Bora Laskin et du juge Willard Estey auprès des autorités politiques britanniques et canadiennes. Cette violation attestée d’une règle aussi élémentaire que l’indépendance judiciaire a ainsi ravivé un malaise plus que séculaire au sujet de l’intégrité et de l’impartialité de la Cour suprême du Canada.

Des commentateurs ont vite tenté de minimiser la gravité de ces manœuvres clandestines en disant qu’il ne s’agissait que de quelques lettres sans contenu réel, des indiscrétions anodines et isolées, qu’il n’y avait pas matière à s’inquiéter et à douter de la probité et de la loyauté des premiers gardiens de l’ordre constitutionnel.

Si tel est le cas, comment se fait-il que des juristes aussi éminents, des juristes qui trônent au sommet du panthéon judiciaire de l’État, aient été assez étourdis pour poser des gestes qui risquaient de les précipiter dans un déshonneur sans précédents si l’enjeu politique et constitutionnel de leur tricherie n’avait pas été jugé capital !

Les juges Laskin et Estey ont certainement réfléchi aux conséquences gravissimes de leurs gestes, pour eux personnellement et pour l’institution qu’ils représentaient, avant de prendre le risque de se poser si clairement au dessus des lois dont ils étaient pourtant les gardiens ultimes.

Pire encore, les faits mis au jour sont sans doute incomplets. Les historiens, eux qui travaillent à partir des documents tirés des archives pour essayer d’éclairer les faits et la vérité historique, savent fort bien que les écrits qu’ils retracent ne sont le plus souvent que des vestiges, des preuves ultimes, et des témoins sans complaisance de ce qui s’est réellement passé.

Quoi qu’il en soit, et peu importe le nombre et le contenu des lettres clandestines adressées aux autorités politiques, personne ne peut nier la commission d’indiscrétions inexcusables de la part des juges Laskin et Estey : la confiance nécessaire et indispensable dans la probité de l’institution en sort plus minée que jamais.

Il y a quelque chose d’irréel à devoir s’interroger ainsi sur l’intégrité d’une institution qui devrait être l’incarnation même d’une droiture sans compromis, mais ce scandale n’en est pourtant qu’un parmi d’autres. Il existe malheureusement un autre cas grave de malhonnêteté intellectuelle, un cas connu et patent qui colle à l’institution depuis sa création, au point que presque plus personne n’en dénonce le caractère grossier et indécent : il s’agit du scandale des juges unilingues, de ces juges qui s’autorisent à entendre des causes plaidées dans une langue qu’ils ignorent.

Peut-on imaginer un relâchement moral et intellectuel plus outrageant que celui-là ! Ce déni de justice est pourtant si bien supporté qu’il est traité comme une affaire normale, banale, alors qu’il y aurait lieu de hurler.

Pour illustrer la banalisation extrême de cette conduite outrageante, le juge Major, interrogé sur le sujet en 2010 au moment de l’étude du projet de loi C-232, avait répondu le plus simplement du monde que les services de traduction et d’interprétation étaient à ce point excellents à la Cour suprême que son ignorance du français n’avait jamais compromis la qualité de son travail. Voilà qui laisse pantois devant l’ignorance invincible de cet ancien gardien de l’ordre constitutionnel du Canada !

Traduire est en soi un exercice très exigeant, mais de tous les sujets, la traduction juridique est sans conteste la plus difficile puisque, à la base, les concepts du droit ne trouvent le plus souvent que fort peu de « données équivalentes » à l’extérieur de leur propre système.

De plus, l’usage d’homographes et de faux-amis est un exercice des plus périlleux. Par exemple, combien de fois avez-vous le mot « property » traduit par « propriété » ! Les traducteurs font régulièrement ce faux pas, mais ce faisant, ils jettent de la confusion dans les esprits compte tenu que les rapports juridiques entre les personnes et les biens sont très différents entre la common law et le droit civil.

De sorte que l’usage de quelques faux-amis par-ci par-là peut dénaturer entièrement la logique interne de n’importe quelle argumentation juridique rédigée de façon précise et bien serrée. Comment un juge unilingue, qui n’a jamais fait l’exercice d’apprendre une langue seconde, peut-il être sensible aux graves dangers inhérents à toute traduction en matière juridique !

Mais à la Cour suprême du Canada, l’injure au bon sens et à la justice est souvent poussée à son extrême limite. Les traducteurs ne « traduisent » pas les dossiers d’appel qui leur sont soumis : ils se contentent de les RÉSUMER !

Ils résument ainsi le mémoire d’appel, les jugements des cours inférieures, la jurisprudence, les articles de doctrine, et les notes sténographiques lorsqu’il y a témoignage.

Dans de telles circonstances, comment un juge unilingue peut-il prétendre pouvoir détecter les erreurs commises par les juges des instances inférieures, eux qui ont tout écouté, tout lu, et tout écrit dans la langue originale.

Bref, les juges unilingues font preuve d’une mauvaise foi troublante en acceptant d’entendre des appels dans une langue qu’ils ne connaissent pas, et font doublement preuve de mauvaise foi lorsqu’ils ont ensuite l’outrecuidance de prétendre que les justiciables n’en souffrent aucun préjudice.

Malgré le fait que la loi n’oblige expressément aucun juge à être bilingue, tous les juges de langue française depuis 1875 l’ont été. Faut-il s’en surprendre !

Aurait-il été nécessaire que les Pères de la Confédération, qui avaient déjà eu tant de peine à s’entendre pour convenir des caractéristiques essentielles de l’État fédéral, se donnent aussi celle de préciser des règles de justice relevant du simple bon sens des personnes en autorité.

Un juge incapable de comprendre ce qui est plaidé devant lui, et incapable de lire une seule ligne d’un volumineux dossier d’appel n’est-il pas dans une position aussi critique qu’un analphabète égaré dans une bibliothèque !

En ce qui a trait aux principes de base du bilinguisme qui devaient initialement prévaloir dans les institutions fédérales, voyons comment le sujet avait été compris et traité par les parlementaires et les Pères de la Confédération lors des débats sur la confédération tenus en mars et en février 1865.

Le sujet de la nature, de la composition et du fonctionnement de la future Cour suprême a été peu abordé au cours de ces débats. En fait, les parlementaires ont consacré au moins dix fois plus de temps à discuter du chemin de fer que de cette lointaine et incertaine « cour générale d’appel » pour le Canada.

Était-ce parce que sa création était remise sine die, ou que promesse leur avait été faite que le Comité judiciaire du Conseil privé de Londres continuerait à être le tribunal de dernière instance pour le Canada !

Quoi qu’il en soit, le premier, et l’un des rares parlementaires à avoir abordé ce sujet a été Joseph Cauchon, député de Montmorency, allié de George-Étienne Cartier et partisan enthousiaste du projet de confédération.

Inquiet de ce que le paragraphe 29 de la résolution 34 soit muet sur les attributions de cette future cour générale d’appel, il s’adresse ainsi à Cartier : Cette cour d’appel, si on l’établit, sera-t-elle un tribunal purement civil ou constitutionnel ? Ou sera-t-elle civile et constitutionnelle tout ensemble ? Si elle est civile, atteindra-t-elle le Bas-Canada1 ?

En réalité, G. E. Cartier n’en savait absolument rien, car personne n’avait eu le temps de se pencher sur la question : La question qui m’est posée par mon honorable ami le député de Montmorency n’en est pas une à laquelle le gouvernement puisse facilement répondre, parce que le pouvoir donné par cet article n’est que celui de la création d’un tribunal d’appel à une époque future, et la jurisdiction de cette cour dépendra de la cause pour laquelle elle aura été constituée2.

En ce qui a trait à la langue, Cartier ne pouvait en dire davantage parce que personne ne s’était jusqu’alors demandé si les deux langues du Canada seraient tenues à distance égales ou inégales de la loi devant le plus haut tribunal du pays. Ainsi, le silence présumait en faveur de l’égalité.

Quelques jours plus tard, soit le 8 mars 1865, la question du bilinguisme dans les institutions fédérales est soulevée par Félix Geoffrion3, député de Verchères, qui demande des éclaircissements auprès d’Hector Langevin, bras droit de Cartier, et l’un des délégués du Canada-Uni à la Conférence de Québec.

Les explications qu’il reçoit de ce Père de la Confédération constituent une assurance fort encourageante pour ce qui est de l’égalité des deux langues dans les institutions fédérales : Un autre point sur lequel l’honorable député de Verchères a insisté, [] c’est celui de la langue française sous la confédération. L’honorable député de Verchères a dit qu’il est vrai qu’on pourra discuter les questions en langue française dans le parlement fédéral et dans la législature du Bas-Canada, ainsi que dans les cours de justice de la confédération, mais [] il y a même plus : la langue française sous la confédération sera parlée devant les tribunaux fédéraux, avantage que nous n’avons pas aujourd’hui quand nous avons à nous présenter devant les cours d’appel de la Grande-Bretagne. Ainsi donc, l’honorable député de Verchères, de même que cette honorable chambre, devront être heureux de voir que ses représentants à la conférence de Québec n’ont point failli à leur devoir sur ce point. Ce sont les principes sur lesquels sera basée la nouvelle constitution, et je ne crois pas trop dire en prétendant qu’il était impossible de garantir davantage ce privilège essentiel de notre nationalité4.

La réponse est on-ne-peut plus claire et rassurante de la part de ce Père de la Confédération. L’usage de la langue française devant les tribunaux fédéraux constitue un principe fondateur de la nouvelle constitution.

En mentionnant qu’on ne pouvait plaider en français devant les cours d’appel en Grande-Bretagne, mais qu’on le pourra au Canada, il confirmait que les Canadiens [français] pourront plaider dans leur langue devant la « cour générale d’appel pour le Canada » qui sera mise sur pied, un jour, par le Parlement fédéral.

Cependant, puisque le paragraphe 29 de la résolution n’est pas explicite au sujet de l’égalité de statut des deux langues devant cette « cour générale d’appel », n’y a-t-il pas à craindre que la majorité anglophone ne règle, un jour, la question à sa façon ?

Là-dessus, Édouard Rémillard, député de Bellechasse, prend la parole pour rassurer ses collègues relativement à certains silences dans le projet de constitution : On craint que les lois, les documents, et les délibérations du parlement fédéral ne soient pas imprimés en français. Mais [] si l’on peut exclure l’usage de la langue française, on pourra aussi exclure l’usage de la langue anglaise, car toutes deux sont sur un pied d’égalité. Parce que l’on ne dit pas que les lois et les délibérations du parlement fédéral seront imprimées en français, on en conclut qu’elles le seront en anglais; mais on pourrait dire la même chose pour l’anglais puisqu’il n’est pas dit qu’elles seront imprimées dans cette langue5.

Au fait, ce commentaire était brillant, pertinent et convainquant puisque nulle part il n’était dit que l’une des deux langues jouirait d’un traitement préférentiel dans les institutions fédérales.

Le leader du groupe d’opposition au projet, Antoine-Aimé Dorion, député d’Hochelaga, manifeste lui aussi son inquiétude face à l’absence de garantie suffisante en faveur de la langue française.

Est-il prudent que le peuple du Bas-Canada s’en remette au bon vouloir et à la tolérance de la majorité pour la préservation de sa langue6 ? Les majorités n’ont-elles pas tendance à se montrer facilement agressives ?

Christopher Dunkin, député de Brome, ne vient-il pas de rappeler devant cette Chambre le souvenir de ces années troubles et honteuses où il ne se trouvait aucun anglophone assez audacieux, ou téméraire, pour dénoncer la vindicte populaire de leur communauté n’exigeant rien de moins que l’extermination des Canadiens [français] de la surface da la terre7 ?

Là-dessus, John A. McDonald, l’un des principaux artisans du projet de constitution, se lève pour rétablir les faits quant au statut convenu par les délégués de toutes les provinces en ce qui a trait à l’usage de la langue française dans la confédération : Je conviens avec l’honorable député d’Hochelaga qu’aujourd’hui cela est laissé à la majorité mais, afin d’y remédier, il a été convenu dans la conférence d’introduire cette disposition dans l’acte impérial. Cela a été proposé par le gouvernement canadien par crainte qu’il survienne plus tard un accident, et les délégués de toutes les provinces ont consenti à ce que l’usage de la langue française formât l’un des principes sur lesquels serait basée la confédération8.

Après tant de promesses données publiquement et officiellement, les francophones se voient donc rassurés. Ils comprennent que la langue française sera pleinement protégée dans toutes les institutions fédérales, y compris à la « cour générale d’appel » qui sera, un jour, instituée dans le pays. Le dernier commentaire en ce sens vient de C.B. De Niverville, député de Trois-Rivières : Eh bien ! par rapport à notre langue, je demande s’il y a le moindre danger que nous la perdions dans la confédération ? Loin d’être en danger, je crois qu’elle fleurira davantage sous le nouveau régime, puisqu’on pourra la parler et s’en servir non seulement dans les parlements fédéraux et dans les législatures locales, mais aussi dans les tribunaux suprêmes qui seront plus tard institués dans ce pays9. Aucun Père de la Confédération ne s’est alors levé pour nuancer ou contredire cette affirmation : bref, qui ne dit mot consent !

Il ressort des débats, et des mises au point par trois Pères de la Confédération, que le projet de constitution a créé beaucoup d’optimisme chez les francophones. Il s’agissait peut-être là de la formule politique idéale : une autonomie provinciale fondée sur des compétences pratiquement souveraines et intangibles, assortie d’une association économique pour mieux réaliser les vastes projets d’infrastructures d’un pays en construction.

Les anglophones, quant à eux, ne dissimulaient en rien leur jubilation. À de nombreuses reprises, George Brown et John A. McDonald se sont levés pour saluer le pacte politique qui allait créer un pays grand comme un empire. Au mot « pacte », ils accolaient des qualificatifs rassembleurs comme « amical », « cordial », « fraternel ».

Les membres de la Cour suprême n’ont-ils jamais été informés que le consentement de la population du Bas-Canada avait été essentiel à la formation de ce « pacte amical, cordial et fraternel » ? Est-ce conforme à l’esprit du « pacte originel » et de toutes ces promesses explicites de la part des Pères de la Confédération que de laisser à des traducteurs et à des interprètes le soin de plaider les droits des justiciables de langue française devant la Cour suprême de leur pays ? Jusqu’où irait l’indignation légitime des justiciables de langue anglaise si jamais des traducteurs et des interprètes s’aventuraient à perpétrer une telle infamie à leur endroit !

Débats parlementaires sur la confédération, Québec, Hunter, Rose et Lemieux, 1865, à la p. 581.

2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid. aux p. 785 et 786.
5 Ibid. à la p. 790.
6 Ibid. à la p. 943.
7 Ibid. à la p. 516.
8 Ibid. à la p. 943.
9 Ibid. à la p. 948.