La grande collusion

2013/05/08 | Par Lina Trudel

Lina Trudel est citoyenne, sociologue et ex-analyste des médias

Les travaux de la Commission Charbonneau ont permis, jusqu'à maintenant, de dévoiler un grand pan du système de collusion et de corruption mis en place par les entreprises de construction et de génie-conseils et ce, avec la complicité d'élus et de fonctionnaires municipaux. Le système de collusion est loin cependant de se limiter au monde municipal et au milieu de la construction.

À l'échelle du Québec, la collusion dépasse, de loin, le lien entre financement des partis et octroi de contrats publics. Le mal est généralisé et pour pouvoir l'éradiquer il faudra remonter, bien en amont, au cœur même des politiques économiques du gouvernement.

Il faut se demander si la politique du « tout à l'économie», qui prévaut actuellement, est, dans les faits, conciliable avec le respect du principe de l'indépendance de l'État vis à vis des pouvoirs d'argent. Il s'agit pourtant là d'une condition indispensable pouvant permettre aux pouvoirs publics d'exercer en toute équité leurs rôles d'arbitre et de prise en charge du bien commun.


«Tout à l'économie»

Depuis plus de deux décennies l'État québécois a, en effet, axé principalement ses politiques économiques sur le développement de l'entrepreneuriat privé. La logique étant la suivante : pour développer le Québec il faut créer de la richesse, ce qui implique en conséquence de miser sur la croissance des entreprises privées.

Fort de cette conviction, les responsables politiques se sont donc, en toute logique, adressés aux hauts dirigeants d'entreprises pour les conseiller dans l'élaboration de leurs plans de développement. Que se soit dans le cadre de comités de travail, ou de rencontres de consultation diverses se tenant souvent dans les restaurants les plus chics, les gens d'affaires et experts des firmes-conseils ont eu tout le loisir de faire valoir leurs propres intérêts.

Ce sont donc plusieurs portes qui ont été ainsi grandes ouvertes et qui ont permis aux entreprises d'influencer les politiques et modalités de mise en œuvre des chantiers publics. L'occasion faisant le larron, un grand nombre d'entreprises en sont arrivées conséquemment à utiliser, en toute impunité, les fonds et ressources publiques pour s'enrichir et étendre leur marché.

Pour sortir de cet engrenage, il ne suffira pas de s'attaquer aux seules pratiques frauduleuses mais, viser l'ensemble des dérives qui se sont installées dans le mode actuel de gouvernance et pousser plus loin l'analyse des liens de copinage existants entre les responsables politiques, les dirigeants d'organismes publics et d'entreprises privées.


L'influence croissante des intérêts privés

Le Parti libéral a, en fait, érigé la pratique des nominations partisanes et des liens d'affaires avec les dirigeants d'entreprises en véritable système de gouvernance. Le Parti québécois a, lui aussi, emprunté très souvent cette voie trouble. Quant à la Coalition Avenir Québec (CAQ), elle n'offre pas non plus de garanties d'indépendance à l'égard des gens d'affaires, le programme de ce parti se limitant a une seule priorité : l'économie. Sur le fond, les orientations économiques de ces trois parties logent à la même enseigne, celle du Québec Inc.


Financement occulte

Pour mettre fin au système du patronage qui empoisonna longtemps la vie politique québécoise, le gouvernement de René Lévesque vota une loi pour interdire le financement des partis par les entreprises. Malheureusement, on a trouvé rapidement les moyens permettant de contourner cette loi. La Commission Charbonneau a fait la preuve hors de tout doute que le financement illégal des parties par les entreprises était une pratique très généralisée.

Le Directeur général des élections (DGE) est venu récemment confirmer l'ampleur du phénomène. L'enquête récente réalisée par les vérificateurs du DGE révèle, en effet, qu'entre 2006 et 2011, 532 employés de firmes d'avocats, de génie-conseils, de comptables et d'entrepreneurs en construction auraient fourni un contribution de 13 M aux partis politique provinciaux.

Soulignons que le PLQ a recueilli à lui seul 70% de ces dons. Quand le financement des partis (surtout de ceux au pouvoir) provient aussi massivement des entreprises, ceux-ci deviennent forcément redevables envers leurs bailleurs de fonds. On récompense non seulement ceux qui nous financent mais on ferme aussi les yeux sur les pratiques déviantes et illégales.

Si le financement des partis par les entreprises, constitue un problème important il n'est certes pas la seule voie permettant aux entreprises d'influencer les choix politiques. C'est probablement davantage dans le développement des relations étroites entre le monde des affaires et le monde politique, de même que dans la pratique des nominations partisanes, qu'il faut chercher les facteurs à l'origine de l'influence démesurée qu'exerce actuellement les entreprises sur le pouvoir politique.


Nominations partisanes

L'embauche de hauts fonctionnaires et d'administrateurs d'organismes publics issus des partis et de groupes privés a pris ces dernières décennies une ampleur telle que cela nous rappelle l'époque de Duplessis. Ces pratiques se sont d'autant plus développées que le «réseautage» est devenu actuellement un des principes de base du développement des affaires.

Dans le cadre de la Commission Bastarache, on a appris que le plus grand commis de l'État Québécois, le secrétaire du Conseil exécutif, Gérard Bibeau, avait été suggéré pour occuper ce poste par son ami Franco Fava, grand collecteur de fonds du parti Libéral. M. Bibeau est maintenant PDG de Loto Québec. Fait à noter, Pierre Bibeau, ex-organisateur du Parti libéral impliqué dans des manœuvres de financement illégal du PLQ occupait aussi le poste de vice-président de cette société d'État.

À Hydro-Québec, le PDG, Thierry Vandal, nommé par le gouvernement Charest, était un membre de la commission politique du Parti libéral. Monsieur Vandal a été confirmé dans ses fonctions par Jean Charest, six mois avant la fin de son mandat. Sous la gouverne de Thierry Vandal, Hydro-Québec a cédé ses droits d'exploitation du pétrole à la compagnie Pétrolia, Junex et Bastien (Bertand Schepper, IRIS 2012). Comme par hasard, l'ancien PDG d' Hydro, André Caillé, est à l'emploi de Junex depuis 2007.

Des observateurs de la vie politique se sont aussi interrogés sur la présence au CA d' Hydro-Québec de Michel Plessis Bélair, membre important du Conseil de direction de Power Corporation. On y voyait, encore là, un moyen d'accroître l'influence de l'empire Desmarais. Le gouvernement de Pauline Marois est cependant allé encore beaucoup plus loin en nommant récemment Pierre-Karl Péladeau à la présidence du CA de cette Société. Bien qu'il ait abandonné la direction de Québecor, Péladeau en demeure le propriétaire et y occupe des fonctions importantes dont la présidence du conseil d'administration. L'appui du Parti Libéral et de la Coalition Avenir Québec à cette nomination montre bien à quel point ces partis ne prennent en compte désormais que la dimension économique des dossiers.

Les enjeux politiques et démocratiques liés à la nécessaire séparation des pouvoirs, y compris avec le quatrième pouvoir que constitue les médias, ne font plus partie de leurs champs de vision. Les médias de Québecor auront-ils toute la marge de manœuvre nécessaire pour analyser et critiquer les choix d'Hydro-Québec ? On peut en douter. En tout cas, on ne constate pas un grand empressement de la part des médias du groupe Gesca pour informer le public sur l'évolution des activités de l'empire Power.


Liens de proximité entre les politiques et les patrons

Ces dernières années le système des vases communiquant existant entre les personnes occupant de hautes fonctions à l'intérieur des partis, instances gouvernementales, organismes publics et privés a fonctionné à plein régime.

Il est intéressant de constater que plusieurs ex-premiers ministres sont à l'emploi de grands groupes privés d'avocats et de firmes-comptables. Pour ces firmes, l’expérience et les expertises de haut niveau développés par les chefs de gouvernement et ministres représentent une véritable mine d'or.

Daniel Johnson actuellement à l'emploi de Mc Carthy Tétrault, était employé du groupe Power avant de devenir premier ministre et il est administrateur de plusieurs entreprises.

Jean Charest a aussi fait le choix de cette firme pour entreprendre sa nouvelle carrière. Pierre-Marc Johnson attaché à la firme Heenan Blaikie, est aussi président d'Air Canada et principal négociateur de l'Accord de libre-échange Canada-Europe.

Quant à Lucien Bouchard, il est associé senior de la firme d'avocats Davis Philips et Vinerby, et ex-lobbyiste pour les associations pétrolières et gazières.

Plusieurs hauts dirigeants d'organismes publics font aussi le saut au privé. Le cas le plus célèbre demeure sans aucun doute le passage très controversé du PDG de la Caisse de dépôt et de placement, Henri Paul Rousseau, à la direction de Power Corp.

En effet, la population a eu du mal a accepter que le grand patron d'une Société chargée de faire fructifier leur épargne décide de quitter son poste pour mettre sa compétence et son expertise au service d'un des groupes les plus puissants du Québec et qui plus est, à un des moments le plus critique pour cette institution.

Les séjours de Jean Charest et de l'actuel PDG de la Caisse, Michael Sabia, au domaine Sagard, n'ont certes pas contribué à calmer les inquiétudes quant à l'influence que peut exercer la famille Desmarais sur les politiques économiques du gouvernement et les choix de la Caisse. Inquiétudes d'autant plus grande qu'ils sont aussi les propriétaires de la très grande majorité des quotidiens francophones au Québec.

Nous avons de plus en plus l'impression que les grandes stratégies de développement ne font plus l'objet de débats démocratiques mais qu'elles sont élaborées derrières des portes closes par un cercle restreint de hauts dirigeants du monde politique et économique. Ces personnes partagent les mêmes valeurs et la même conception du rôle de l'État. Réduire la taille de l'État, promouvoir les initiatives privés et soutenir la croissance de la richesse telles sont les principes fondateurs de leurs politiques.

À l'époque de Jean Lesage, de René Lévesque et de Jacques Parizeau, le Québec s'est doté d'outils collectifs pour favoriser son développement et le contrôler. Actuellement ces outils sont utilisés de plus en plus pour développer le secteur privé. Voyons les faits.


Les services publics : un tremplin pour le privé

Le transfert au privé des mandats de conception et de surveillance des travaux d'infrastructures publics sont parmi les principaux facteurs ayant favorisé les comportements déviants. C'est là une des principales conclusions qui se dégage actuellement des travaux de la Commission Charbonneau.

Laissant les entreprises de construction sans encadrement adéquat et donnant aux groupes de génie-conseils la possibilité d'être à la fois juge et partie, on a en quelque sortes donné carte blanche aux entreprises pour faire ce que bon leur semble.

Les ravages politiques et financiers causés par les pratiques de corruption et de collusion qui se sont installées à Montréal sont considérables. Selon une évaluation récente, réalisée par La Presse, les coûts supplémentaires des travaux engendrés par la collusion pourraient se situer autour de 500 millions de dollars.

À l'échelle du Québec, l'ensemble des stratagèmes mis en place par les entreprises impliquées dans l’industrie de la construction restent à être plus largement démontrés. Il serait étonnant, cependant, que les mêmes entreprises impliquées dans les luttes d'influence à Montréal se soient comportées de façon parfaitement éthique dans l'exécution des grands travaux d’infrastructures avec les divers ministères.


Délestage d'activités au privé

La politique du «faire-faire» n'a pas fait que des dommages dans l'industrie de la construction, elle a contribué à transférer des secteurs importants d'activités des sociétés publiques vers le secteur privé. On pense par exemple aux télévisions publiques qui se sont vues contraintes de se délester de la majeure partie de la production à l'exception des émissions d'information.

Soulignons par contre que le financement de ces émissions produites par le privé provient toujours majoritairement de fonds publics, par le biais de Téléfilm Canada, par les diffuseurs eux-même et par des crédits d'impôt. Fait intéressant : la maison de production LP8 média (Presse-télé), propriété de Gesca (filiale de Power Corp.), est parmi les principaux fournisseurs d'émissions pour Radio-Canada. Gesca a maintenant tous les outils en main pour créer un nouveau réseau intégré de journaux et de télévision numériques (Web-télé).

La mise en place de partenariats publics-privés (PPP) est également une forme de délestage de champs d'action du public vers le privé. La façon dont se déroule jusqu'à maintenant ces partenariats, tant au CHUM qu'au CUSM, confirme plusieurs craintes exprimées par les détracteurs des PPP.

Les retombées positives espérées par les promoteurs de ces projets telles que le transfert des risques au privé, la baisse des coûts et le développement de l'expertise québécoise en matière de PPP sont, effectivement, loin d'être au rendez-vous.

Au CHUM, la conception, la construction et l'entretien du centre hospitalier ont été confiées, pour une période de 30 ans, à un consortium de groupes étrangers. On a donc ici passer outre à la promesse de développer l'expertise québécoise. On ne parle plus dans le cadre de ce partenariat, de transfert mais de partage de risques. Alors que le Québec va payer 45% de la facture il n'a à toute fin pratique plus aucun contrôle sur le déroulement du projet et le choix des sous-traitants, qui seront généralement choisi sans appel d'offres public (Kathleen Lévesque, Le Devoir).

La situation au CUSM est guère plus reluisante. Le pot de vin offert par la société SNC Lavalin au directeur du Centre hospitalier de McGill, Arthur Porter jette en effet, un lourd discrédit sur l'ensemble du processus des PPP.

Les institutions publiques d'enseignement et de recherche font elles aussi l'objet de pressions de plus en plus grandes pour adapter leurs programmes aux besoins immédiats des entreprises et du marché du travail. Bien que l'accès aux savoirs universitaires et à des personnels hautement qualifiées constituent un apport capital pour les entreprises, celles-ci contribuent très modestement au financement des universités.

Selon les chiffres récents révélés par le ministère de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de la Science, au Québec, en 2008-2009, 6 % des dons aux universités provenaient des particuliers, comparativement à 46 % en Ontario et à 42 % dans le reste du Canada.

Le Conseil du patronat du Québec s'est quand même fermement opposé, lors du dernier sommet sur l'enseignement supérieur, à toute mesure fiscale pouvant les obliger à faire leur juste part pour le financement des universités, sous prétexte qu'elles seraient déjà assez taxées.


Aides financières aux entreprises

L'argument voulant que les sociétés privées québécoises soient parmi les plus taxées au monde est nullement fondé. En effet, le régime fiscal du Québec se compare avantageusement à ceux en vigueur en Amérique du Nord.

Selon Investissement Québec, le taux d'imposition (impôt fédéral et provincial) des entreprises non manufacturières s'élevait, en 2013, à 26,9%, alors qu'il était à 25% en Ontario, de 38% Floride et de 40% en Californie.

La part des revenus provenant de l'impôt des entreprises ne représentait en 2011 que 6% de l'ensemble des revenus du gouvernement du Québec. C'est peu si on tient compte de tous les avantages financiers consentis aux entreprises.

Le Québec est le champion canadien dans l'octroi de subventions aux entreprises. Selon Robert Gagné, professeur aux HEC, le Québec consacre en moyenne 3,6 milliards par année pour soutenir les entreprises. C'est deux fois plus que ce qu'accorde l'Ontario. Notons que ce montant est supérieur a celui consacré à l'aide sociale, qui en 2010 était de 3 milliards de dollars.

En ce qui a trait aux programmes de crédits d’impôt offerts aux entreprises, on peut véritablement parler dans ce cas d'une situation de «bar ouvert». Il y a des crédits d'impôt pour tout : pour la formation des employés, la recherche-développement, l'adaptation technologique, les activités caritatives, le financement des partis, les productions cinématographiques, etc.

Ces crédits d'impôts représenteraient selon Philippe Hurteau, chercheur à l'IRIS une ponction de 3,3 milliards$ dans le budget du Québec. Toujours selon P. Hurteau ce mode de diminution des impôts aux entreprises à augmenté de 24% depuis six ans.

Il faut ajouter à tous ces avantages financiers consentis aux entreprises, les pertes considérables de revenus imputables aux paradis fiscaux. Selon Revenu Québec il s'agit en moyenne d'une somme de 3 milliard $ par année.

L’État québécois a fait plus que supporter les entreprises québécoises il leur a tout simplement donné le contrôle du développement économique du Québec. Elles en ont non seulement profité mais abusé.

Ce tableau que nous venons de dresser de l'ensemble des stratégies mise en place par l'État québécois pour favoriser le développement et l'enrichissement de groupes privés, peut apparaître comme une charge contre les entreprises. Il n'en est rien.

Tous nous reconnaissons l'importance d'avoir des entreprises nationales et régionales nombreuses et fortes pour assurer une bonne croissance économique du Québec. Le problème actuellement réside dans le fait que l'État a mis le cap sur la création de la richesse et négligé de développer les outils pour la partager. Il est urgent que l'État reprenne en main le pouvoir de faire des choix en fonction de l'intérêt général.

L'enrichissement privé est aucunement garant de l'enrichissement collectif, nous en avons une preuve éloquente avec les travaux de la Commission Charbonneau. Espérons que nous pourrons profiter de ce traitement choc pour changer en profondeur les modes de gouvernance actuels, qui sont à l'origine des déséquilibres sociaux qui marquent actuellement nos sociétés.

Melbourne, printemps 2013