La Charte des valeurs ou la laïcité selon Jean-François Lisée

2013/05/29 | Par Louise Mailloux

(NDLR) Le Parti Québécois teste ces jours-ci un ballon sur la question de la laïcité : remplacer l’idée d’une Charte de la laïcité par une Charte des valeurs. D’où vient cette idée? Fort probablement de Jean-François Lisée dans un texte publié au printemps 2011. À l’époque,  notre collaboratrice Louise Mailloux avait publié la critique suivante des positions de Lisée. Le texte est reproduit dans le recueil de ses articles, La laïcité, ça s’impose. Nous croyons que la lecture de cette critique est tout à fait pertinente. Elle permet d’entrevoir où le Parti Québécois se dirige.

Concernant la laïcité, les dernières semaines ont été riches en rebondissements de toutes sortes. D’abord, il y a eu l’affrontement entre le Mouvement laïque québécois et le maire de Saguenay qui a soulevé les passions et la dernière nouvelle, qui n’a pas fini de faire jaser, celle du maire de Huntingdon qui veut construire une mosquée dans sa municipalité pour attirer les immigrants maghrébins.

Mais il est aussi un autre événement moins controversé et plus discret qui a échappé aux médias et à l’opinion publique. Ce sont les propositions que Jean-François Lisée a soumises récemment sur son blogue et qui se résument à une série de mesures concrètes visant la mise en application graduelle d’une laïcité pour le Québec. L’exercice est louable en ce qu’il force la réflexion, avance des solutions et si l’on en juge par les nombreux commentaires des internautes, les propositions de Lisée en ont séduit plus d’un.

Que ces propositions aient été faites par un ancien conseiller et stratège péquiste à quelques semaines seulement du prochain congrès du Parti Québécois alors que des propositions sur la laïcité y seront débattues, nous oblige à considérer d’autres enjeux que ceux de la laïcité elle-même, des enjeux substantiels et cruciaux qui, au contraire d’une laïcisation progressive, ne peuvent ici s’échelonner dans le temps…


Ménager la chèvre et le chou

Pour mieux comprendre de quoi il s’agit, voici un bref rappel des principales propositions de Lisée. D’abord un principe directeur guide ces mesures : le respect du fait majoritaire dont une valeur primordiale est l’égalité entre les femmes et les hommes. Et le mot clé dans l’application de ces mesures : de la souplesse.

Quelques exemples de mesures proposées : interdiction du port de signes religieux pour les employés de l’État, toutefois les employés déjà à l’emploi de l’État qui sont en contact avec les citoyens auront jusqu’à 3 ans pour se conformer à la règle, jusqu’à 5 ans pour ceux qui ne sont pas en contact avec les citoyens. Cette règle s’appliquerait également dans les garderies subventionnées, les écoles et les Cegeps. Les professeurs d’université en seraient toutefois exemptés. Interdiction du port de signes religieux pour les élèves du réseau primaire et secondaire, l’application graduelle serait complétée dans 11 ans. Concernant les écoles privées religieuses, fin progressive de leur financement d‘ici 17 ans. Dans les faits, cette mesure ne s’appliquerait cependant pas aux écoles catholiques et protestantes puisque nous dit Lisée : « la plupart des écoles privées subventionnées qui ont une origine catholique ou protestante suivent à la lettre le régime pédagogique et n’offrent aucune instruction religieuse aux élèves….. Cependant l’État continue à financer un bon nombre d’écoles privées dans lesquelles est prodigué un enseignement religieux très conséquent. C’est le cas en particulier, mais pas seulement, d’écoles hassidiques. Les Québécois estiment à bon droit qu’il y a là une inégalité qui n’a pas sa raison d’être».

Quant aux employés du secteur de la santé, pas d’interdiction mais de la persuasion. Ils pourraient alors porter des signes religieux. Acceptation de la non-mixité «dans un contexte médical intime, un citoyen ou une citoyenne pourrait réclamer de n’être servi que par un membre de son sexe», interdiction dans tous les autres cas. Pas d’interdiction générale du voile intégral sauf dans les services publics mais il serait tout de même permis s’il y a volonté d’intégration.

Du côté municipal, les élus pourraient décider de ne pas se conformer à l’exigence de neutralité des institutions publiques. Un vote sur le retrait du crucifix à l’Assemblée nationale mais pas avant 5 ans alors que les élus pourront voter sans être astreints à la ligne de leur parti.


Ménager la chèvre encore plus que le chou

Bref, des mesures parfois compatibles ou parfois non avec les principes constitutifs de la laïcité comme la séparation de l’Église et de l’État et la neutralité de ce dernier que Lisée se garde bien d’ailleurs de mentionner mais un seul grand principe directeur, le respect de la majorité, qui n’a absolument rien à voir avec la laïcité. C’est une fois de plus le «Nous» et le «Eux» de Lisée qui refait surface avec pour conséquence une laïcité truquée à deux vitesses; l’une qui fait semblant en faisant du surplace et l’autre, qui malgré tout, prend bien son temps. Trois ans pour enlever son voile, ça donne amplement de temps pour apprendre le mandarin!

Car si vous lisez bien attentivement, cela veut dire une laïcité surtout pour les autres même si c’est pour dans dix mille ans! Pas étonnant que Jean-François Lisée ne parle jamais de la nécessité d’une Charte de la laïcité qui aurait pour effet d’énoncer des règles universelles qui sont les mêmes pour tous et qui ferait que ce qui est bon pour pitou est aussi bon pour minou!

Comment, par exemple, pourrait-on dire que dans les conseils municipaux, la neutralité de l’État ne s’appliquerait que si les élus le souhaitent? Et que les employés du milieu de la santé de même que les professeurs d’université pourraient se soustraire à l’interdiction du port de signes religieux. En vertu de quel principe laïque? Ne sont-ils pas au même titre que les employés de la SAAQ des agents de l’État?

Si Jean-François Lisée n’invoque jamais ces principes, c’est tout simplement parce que ses propositions ne les respectent pas. Il est vraiment navrant de la part d’un ancien conseiller péquiste de rayer en douce ce projet de Charte alors qu’il sait pertinemment que c’est la proposition centrale du PQ en matière de laïcité.

C’est toute l’astuce de ces propositions; faire passer l’identitaire pour de la laïcité et ainsi plaire à la majorité de Québécois en confondant les catholiques, les nationalistes et les laïques tout en ne brusquant pas les communautés ethniques dont la religion est minoritaire, particulièrement la communauté musulmane. De la grande et de la petite séduction. De quoi être nombreux à voter pour le PQ aux prochaines élections!


Du pragmatisme politique en vue du congrès du PQ

Il ne faut pas se laisser leurrer. Les véritables enjeux derrière ces propositions de Lisée sont d’abord d’éviter la division des péquistes au congrès sur cette épineuse question de la laïcité. En repoussant, en soustrayant ou en étalant dans le temps, l’application de plusieurs mesures dont entre autres la communauté musulmane ferait les frais, Lisée espère affaiblir l’argument de Robin Philpot disant qu’il ne faut pas interdire le port de signes religieux parce que le PQ risquerait de s’aliéner cette communauté et diminuerait ainsi ses chances de succès en vue d’un prochain référendum. Cet argument de Philpot est partagé par certains souverainistes et divise actuellement le PQ.

De plus ces propositions d’une laïcité modulée en fonction de l’identité vont plaire à bon nombre de Québécois. Ce qui serait une stratégie favorable à l’élection d’un gouvernement péquiste et pourquoi pas le temps venu, au succès d’un prochain référendum.

Voilà les véritables enjeux qui se cachent derrière les propositions de Jean-François Lisée. On comprend mieux pourquoi maintenant le port de signes religieux ne s’appliquerait pas dans le domaine de la santé de même que pour les professeurs d’université. Il ne faut pas trop en irriter certains. On comprend mieux aussi pourquoi les élus municipaux pourraient se soustraire à la laïcité comme le fait l’actuel maire de Saguenay et pourquoi les députés pourront voter mais seulement dans cinq ans et selon leur conscience sur le retrait du crucifix de l’Assemblée nationale. Plaire au plus grand nombre et ne pas diviser le Parti Québécois pour maximiser ses chances d’être élu aux prochaines élections. Mais toutes ces entourloupettes feront-t-elles pour autant avancer la laïcisation du Québec?


De la nécessité d’une Charte de la laïcité

L’ensemble des propositions de Jean-François Lisée basé sur des considérations identitaires et des préoccupations électoralistes balaie totalement l’idée d’une Charte de la laïcité d’inspiration républicaine qui est la proposition centrale du Parti Québécois. Cette proposition qui est au cœur de son programme n’est pas une proposition parmi d’autres dont on pourrait disposer pour telles ou telles raisons parce que c’est la proposition qui contient toutes les autres.

Cette Charte, c’est le cadre idéologique qui va donner et garantir une orientation laïque et universaliste à tout le reste et nous préserver du piège de l’identitaire. Renoncer à cette Charte équivaudrait à détruire la charpente de l’édifice que l’on veut construire en matière de laïcité. Et c’est sans compter l’immense déception que cela provoquerait face aux attentes de la grande majorité des Québécois.

Le gouvernement libéral actuel suit les recommandations du rapport Bouchard-Taylor qui désapprouvent l’idée d’une Charte de la laïcité et privilégient les arrangements au cas par cas. Les propositions de Jean-François Lisée torpillent à leur tour l’idée d’une Charte qui donnerait au Québec une allure digne et fière, celle d’une nation enfin capable d’affirmer clairement et constitutionnellement sa laïcité.