L’île d’Hispaniola : quelles sont les perspectives pour la gauche

2013/08/19 | Par Jeb Sprague

Jeb Sprague est doctorant en Sociologie à l’Université de Californie, Santa Barbara et est auteur de Paramilitarism and the Assault on Democracy in Haiti (Monthly Review Press, 2012). Son site universitaire : https://sites.google.com/site/jebsprague/

Le dysfonctionnement politique sur l’île d’Hispaniola (République Dominicaine et Haïti) est rampant. Ce territoire, dans ses aspects sociopolitiques et économiques,  se trouve embourbé dans les réseaux clientélistes, dans des scandales de corruption (c’est le cas de la République Dominicaine) et dans des manipulations électorales (comme en Haïti).

Malgré le fait que de nombreux liens interconnectent historiquement les populations haïtiennes et dominicaines, des divisions persistent. Ces divisions sont alors utilisées pour contrôler des secteurs et intérêts nationaux et transnationaux, augmentant de fait l’exploitation des personnes et des richesses naturelles.

Les récentes tensions binationales, à partir de la crise de l’exportation avicole depuis la République Dominicaine, sont marquées par des tendances très racistes et xénophobes envers la classe populaire haïtienne dans la société dominicaine. Ce qui entraine une haine de l’un contre l’autre, haine amplifiée par des frontières nationales arbitraires, un mythe raciste et des rivalités historiques dans une île plus petite que l’État nord-américain du Maine.

Quelles sont les perspectives pour la gauche et les mouvements populaires sur l’île d’Hispaniola dans de telles conditions ?

Avec le récent succès de beaucoup de mouvements sociaux de gauche et de gouvernements progressistes dans la région, quel est le potentiel  pour la formation de tels projets politiques en Haïti et en République Dominicaine ?


Républica Dominicana


Au milieu de l’année 2012, la presse indiquait la formation, par des groupes de gauche en République Dominicaine, d’une coalition électorale avant les récentes élections dans le pays. Cette initiative a échouée. Cependant ces groupes de gauche continuent d’exister. Mais surtout les mouvements sociaux non électoralistes ont l’opportunité de relancer ce processus et de le mettre en avant, formant une coalition qui ne soit pas seulement limitée à une politique électoraliste.

Ceci pourrait exclure des groupes tels que Alianza Pais, l’alliance pour la démocratie de Max Puig, el Frente Amplio, Dominicanos por el Cambio, les communistes agglutinés dans Fuerza de la Revolución et les nombreux mouvements de base, le secteur syndicaliste qui n’a pas été coopté, les groupes universitaires et les groupes de la gauche non-électoraliste (qui réclame un assemblée constituante depuis ces dernières années).

Le plus important est qu’une vraie coalition de gauche inclue la communauté d’immigrés haïtiens. Une coalition de la classe populaire de gauche pourrait permettre la mobilisation des exclus et pourrait aussi être supportée par une partie de la classe moyenne et par la diaspora.

Reste à voir si ces groupes (ou tout au moins une partie) peuvent former une coalition durable malgré la persistance des divisions. Nombreux de ces groupes diffèrent dans leur agenda sur Haïti et quelques-uns parmi cette gauche dominicaine ont échoué à dénoncer le coup d’état de 2004 en Haïti.

Le Partido Revolucionario Dominicano (PRD), principale force politique conservatrice et traditionnelle, a peint dans sa dernière campagne politique des slogans sur des pilonnes électriques dans tout le pays : « Papa est arrivé » (Papa étant le nom donné au perpétuel candidat et ancien président du PRD, Hipólito Mejía).

Le PRD et son adversaire le plus conservateur le PLD (qui a brigué la dernière présidence) semblent détenir le monopole du processus politique, bien moins assuré cependant qu’entre Démocrates et Républicains aux Etats-Unis.

Il existe de nombreuses fissures dans les organisations politiques dominicaines dont la corruption grandissante est bien connue (tout comme les autres petits partis qui les suivent). Le dernier gouvernement du PRD (2000-2004) dirigé par Hipólito Mejía a été à ce point frauduleux et moribond qu’il a permis durant des années aux paramilitaires haïtiens de droite de lancer des raids très violents à Haïti contre les membres du gouvernement de Lavalas au pouvoir à ce moment-là. L’administration de Hipólito Mejía a même pris parti à l’occupation illégale de l’Irak par les Etats-Unis, comme faisant partie de cette histoire absurde, obligeant des soldats de différents pays latino-américains à être sous le contrôle et l’obéissance de l’Espagne, nous rappelant ainsi le temps des colonies.

Aujourd’hui, le PRD est dans la lutte insatiable pour le contrôle du pouvoir. Des altercations, des violences verbales et physiques surviennent entre les différentes fractions du parti, entrainant des blessés et des dégâts matériels.

La source de ce conflit serait personnelle puisqu’elle serait le résultat d’un affrontement entre l’entrepreneur Miguel Vargas Maldonado et la sempiternelle figure politique de Mejía.

Le combat est pour le pouvoir plutôt que pour des raisons idéologiques ou des préoccupations de bien-être de la population dont le taux de pauvreté très important est de 44% , d’extrême pauvreté de 26%, avec un taux de 63% de travailleurs dans le secteur informel et 17% de chômage.

Pendant ce temps le PLD (Partido de Liberación Dominicana), qui jouit d’une situation financière confortable et qui a une meilleure unité en son sein que le PRD, a été sali par des scandales de corruption, dont certains sont actuellement en jugement.

La direction du PLD, la Commission Politique, est accusée d’être un groupe mafieux dont le président Leonel Fernandez, demeure le chef de tous les chefs du PLD, el « Capo di tuttu cappi ».

Durant les deux périodes présidentielles de Leonel Fernandez (2004-2012), le PLD a soutenu et impulsé des politiques de droite, ultra conservatrices, comme l’interdiction de l’avortement, l’approfondissement  de la discrimination envers les Haïtiens, l’alignement des politiques sur les besoins des entreprises transnationales etc.

La troisième force politique du pays, le vieux parti Balaguériste quasiment fasciste, le Partido Reformista Social Cristiano (PRSC), continue à servir les intérêts et les actions allant à l’encontre du « bien être de la nation », se vendant au plus offrant.

Dans ce contexte, une coalition triomphante et énergique de gauche et des secteurs anti-corruption, dispose d’un espace pour s’émanciper et pourrait même gagner les élections de 2016, si elle arrive à attirer des centaines de milliers de sympathisants et de militants des principales organisations politiques caractérisées par leurs dirigeants corrompus qui offrent les richesses nationales aux entreprises transnationales.

La meilleure captation pourrait venir du PRD, où un pourcentage élevé de ses membres honore encore la mémoire et l’inspiration de leaders comme José Francisco Peña Gómez, mort en 1998. Ce dernier s’était prononcé contre le coup d’état en Haïti en 1991, appuyant le Nicaragua Sandiniste des années 80 et toutes les nobles causes de la région. Reste à savoir si la gauche dominicaine pourra s’unifier.


Repiblik Ayiti


Par contraste, en Haïti, la gauche et les forces populaires ont été historiquement plus fortes qu’en République Dominicaine bien qu’elles soient dans un contexte différent.

Le mouvement Lavalas a une longue histoire d’agglutinement aux mouvements populaires et aux organisations de base, mais il a manqué d’infrastructures nécessaires pour s’imposer et a souffert d’attaques répétées de la droite alors qu’il était en pleine difficulté.

Fanmi Lavalas (FL) est le parti politique formel, celui qui a émergé du mouvement pro-démocratique de Lavalas. Sa force populaire a provoqué la déstabilisation de l’élite politico-économique qui a postérieurement contre-attaqué avec le coup d’état de 2004, commandité par les Etats-Unis. Coup d’état qui a installé la dictature de Latortue qui a engendré une vague de répression entre 2004 et 2006.

Après 2004, le parti FL n’a pas pu participer au processus électoral bien qu’il se soit maintenu comme mouvement politique avec un appui populaire important, comme il a été démontré à plusieurs reprises.

Récemment et à partir du tremblement de terre de 2010, ce pays a vu la réactivation de la droite néo-duvaliériste, symbolisé par le gouvernement de Michel Martelly, qui a accédé au pouvoir à la suite d’élections très controversées avec un faible taux de participation. Le gouvernement de Martelly est considéré comme très corrompu.
Aujourd’hui, après les désastres naturels, désastres créés par l’homme et la formation d’un système incontrôlable d’ONG dans tout le pays, la souveraineté d’Haïti a été ébranlée. Les troupes de l'ONU ont également maintenu garnisons à travers le pays depuis la mi-2004.

Il existe cependant plusieurs opportunités pour le mouvement populaire Lavalas de se remettre en marche, grâce par exemple à l’assistance qu’il reçoit d’activistes expérimentés, l’émergence de nouveaux groupes de formation de gauche, soutenus par des bases populaires, comme les Koodinasyon Dessalines, et les groupes communautaires qui ont toujours été l'épine dorsale de la lutte.

Des étapes importantes ont été franchies avec par exemple l’Université de la Fondation Aristide et son école médicale, ou la re-création de la Radyo Timoun de Lavalas.
Quelques autres groupes politiques, avec des bases dans la classe moyenne du pays ou à l’université, mais pas toujours en bons termes avec la base Lavalas, pourraient être capables de rejoindre, malgré des difficultés importantes, une alliance anti-macoute. Une partie des petits groupes d’intelligentsia, se disant de gauche, a parfois été complice du coup d’état de 2004 et de ses suites sanglantes.

A Haïti, si des élections libres et justes sont organisées, Lavalas et ses alliés pourraient arriver à une victoire électorale. L’enjeu serait que cette possibilité réelle puisse se percevoir et se refléter dans l’organisation des bases avec une participation soutenue depuis le bas, tout en empêchant les manipulations de quelques groupes illégitimes du pouvoir. Le risque de bureaucratisation et de diverses intrigues et déstabilisation sera toujours présent.


Un projet local, au sein de l’île, régional et transnational.


Dans les deux pays, la formation de coalitions entraine de nombreuses difficultés, depuis des luttes féroces jusqu’à l’exploitation par des secteurs opportunistes et la déstabilisation d’une partie de la droite et des puissances étrangères.

Avec l’importance de l’économie informelle, le chômage systémique (la population lutte pour sa survie) et l’apathie que génère la culture consumériste-individualiste impulsée et soutenue pour maintenir la dépolitisation de la population, les difficultés sont de taille.

Défier de telles conditions est bien sûr une tâche qui comporte de grandes exigences. L’île est de plus située dans les latitudes de la frontière impériale, une région qui a connu tant d’interventions étatsuniennes.

Aussi une partie des élites a des groupes paramilitaires à disposition, une menace qui se rajoute à l’impunité régnante et qui pourrait sceller leurs liens avec le narcotrafic.

En même temps, les forces de sécurité sur l’Hispaniola, comme dans d’autres parties de la région, sont lourdement pénétrées par des agences étatsuniennes comme la DEA ou la CIA qui font parties d’un nouveau concept hégémonique, le « soft power », se substituant aux interventions militaires et les coups d’états antérieurs.
C’est la raison pour laquelle les difficultés et les enjeux auxquels doivent faire face les mouvements sociaux et la gauche sont nombreux.

S’ajoutent d’autres obstacles qui vont à l’encontre de la création d’une grande coalition des forces politiques émergentes, la tendance au bourgeonnement de nombreux petits partis politiques et groupes sur la scène nationale, qui sont des proies faciles pour les réseaux de parrainage créole et le traditionnel et usé « caudillismo ». Ce qui non seulement neutralise le potentiel de libération de la gauche mais aussi fait que beaucoup perdent leurs intérêt et motivations, particulièrement chez les jeunes.

Sur le plan socio-culturel le sujet est plus profond. La possibilité de surmonter l’incroyable xénophobie et le racisme envers les Haïtiens existant en République Dominicaine est vitale.

Lors des évènements de 1965, connus comme « la révolution de 65 », quand les réflexes conditionnées anti-haïtiens ont été écartées et qu’une lutte main dans la main pour un projet à l’échelle de l’île entière a été créé, la gauche dominicaine a fleuri, bien qu’affaiblie par le militarisme étatsunien de la guerre froide, avec l’appui inconditionnel des conservateurs locaux.

 Il convient de rappeler la participation des combattants haïtiens aux côtés des constitutionalistes dominicains qui ont fait face à l’invasion des Etats Unis en 1965, beaucoup d’entre eux ont donné leur vie pour la terre mère Quisqueyana (ce terme était utilisé à l’époque préhispanique par les populations locales pour décrire l’île). Rappelant le passé et honorant le travail des communautés de migrants, les luttes pour les droits des immigrés devraient être à la tête des revendications de la gauche.

Les luttes pour les droits des immigrés est un succès médiatique en République Dominicaine, avec le Grupo Sacerdotal Don Hélder Cámara, émanant de la théologie de la libération.

En résumé, ces idées ne doivent pas seulement s’entendre comme un rêve lointain, en relation aux luttes quotidiennes. Les classes populaires doivent être ambitieuses. Il est nécessaire de s’arrêter, de regarder l’horizon, pas seulement sur l’Hispaniola, mais aussi autour du monde. Nous vivons dans des conditions aptes pour les changements sociaux. La droite n’a pas de réponse à la profonde crise écologique et sociale engendrée par la globalisation capitaliste. Dans ces conditions déplorables, la droite locale peut seulement diviser le peuple pour mieux régner et exploiter les multiples faiblesses actuelles (ou ses restes historiques), pour ainsi se maintenir au pouvoir et bien sûr faire appel à leurs puissants alliés.

L’unité de la gauche doit avoir lieu sur l’Hispaniola, si l’on souhaite voir un changement substantif des inégalités socioéconomiques, politico-culturelles et de toute la structure corrompue qui contrôle l’île, tout ceci en construisant de fortes alliances locales et transnationales coordonnées par le bas. A court terme,  un changement au sein de la gauche est nécessaire, avec plusieurs étapes intermédiaires. Il semblerait plus plausible que ce changement ait lieu d’abord à Haïti, compte tenu du désaccord grandissant entre les groupes au pouvoir –entre les macoute et le secteur bourgeois-libéral.

Poursuivre la mobilisation et de l'organisation, et, parfois, compromis, devront être réalisés pour les classes populaires sur l'île d'Hispaniola pour améliorer leurs conditions.

Pour arrêter le droit de pouvoir récupérer, ils auront besoin d'un projet politique concertée et cohérente au niveau local et avec de forts liens de solidarité à travers l'île, et des liens élargis avec les nouveaux projets régionaux.

*Les « tonton macoutes » étaient les forces paramilitaires de la longue dictature de Duvalier et par extension le mot « macoute » est souvent utilisé pour décrire les factions de droite qui supportaient ce régime, et ceux qui promeuvent cette politique.