Combattre ce qu’il reste de mou

2013/09/03 | Par Ginette Leroux

« La langue à terre est un film sur la résistance, nous disent, d’entrée de jeu, Jean-Pierre Roy et Michel Breton. La résistance de nos ancêtres, venus en Nouvelle-France, ‘‘le vent dans la face’’  comme le dit Serge Bouchard dans notre film, contre les éléments, les conditions climatiques, les hivers rigoureux. Depuis 400 ans, les Québécois ont résisté à la Conquête, dans laquelle on est ‘‘phagocytés’’ pour reprendre le terme de Bernard Pivot. »

« Il y a aussi, poursuivent-ils, l’obstination des anglophones à ne pas vouloir vivre en français au Québec. Mais, c’est aussi notre propre résistance à prendre la place qui nous revient. Sous prétexte d’éviter la ‘‘chicane’’, on ne veut rien bousculer. On recherche le consensus à tout prix. Ce qui sert à nos opposants ‘‘à l’os’’. »

Jean-Pierre Roy et Michel Breton ne tiennent pas en place le matin de notre rencontre. C’est par l’aut’journal qu’ils commencent leur tournée de promotion auprès des médias montréalais. Cette première entrevue fait office de rampe de lancement.

« La langue à terre » est l’aboutissement de trois ans de recherche. Déjà sujet de préoccupation lors de la tournée provinciale de présentation du film « Questions nationales », la question de la langue refait surface, alors que Breton et Roy enseignent à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT). De longues discussions animent leur vol de retour à Montréal. «La sonorité et le paysage de ma ville en changement produisent une espèce de distorsion. Je ne me sens plus chez-moi », raconte Michel.

Cette indignation commune et citoyenne a précédé celle des cinéastes. Il fallait se prendre en main et se lever comme citoyens, comme les carrés rouges l’ont fait, ont-ils convenu. Indépendants jusqu’au bout, ils n’ont pas fait appel aux fonds publics, SODEC, Téléfilm et autres. « On ne voulait pas se plier à un modèle préétabli, sans compter qu’on était à peu près sûrs qu’on ne serait pas financés, le sujet étant tabou, trop politique », déclare Michel Breton.

Une démarche scientifique s’est imposée d’emblée. La rencontre avec Pierre Curzi, alors député péquiste de Borduas et auteur d’une étude sur l’anglicisation de Montréal, allait permettre de comprendre la démographie linguistique, tout en évitant la désinformation véhiculée par Statistique Canada et ses sous-entendus.

« Il nous a appris à décoder les chiffres et à naviguer dans cet immense fouillis », nous dit Jean-Pierre Roy. Charles Castonguay, auteur de plusieurs ouvrages sur la question linguistique et chroniqueur à l’aut’journal, a, pour sa part, ajouté ses connaissances, un appui considérable très apprécié par les documentaristes.

Trouver des intervenants chez les francophones allait de soi. Interroger les anglophones sur leur vision d’un Québec français, c’était une toute autre affaire. On a l’habitude de les voir dans des émissions de radio ou de télévision, où tout le monde est d’accord. Plusieurs sont connus, comme William Johnson, porte-parole de la défunte Alliance Quebec ou encore, le modéré John Parisella.

Mais pas un Beryl Wajsman, comme on le voit dans le film encourager la désobéissance civile par ses propos calomnieux. « Nous, crie-t-il, mégaphone en main, les 1,5 million de Canadiens anglais au Québec. » « Totalement faux, rétorque Michel Breton. Ce nombre d’anglophones québécois de souche oscille autour de 600 000, le reste englobe les immigrants qu’ils attirent vers l’anglais par les écoles anglaises et les cours d’anglais financés par le gouvernement fédéral. Le nerf de la guerre est là.  Si Patrick Bourgeois agissait comme Beryl Wajsman, il ferait les manchettes dans tous les médias. »

Mme Sylvia Martin-Laforge, présidente du Quebec Community Group Network (QCGN), un organisme parapluie de 41 associations anglophones, largement financé par le gouvernement fédéral, est une pure inconnue du public. « Cette femme ne voulait rien dire, au point où je l’entendais réfléchir dans sa tête, se souvient Michel Breton. C’est par le non-dit qu’elle s’est exprimée. Son langage corporel parle de source. »

Jean-Pierre Roy confirme. Il rappelle que cette entrevue a nécessité plus de deux heures de tournage. « Les anglos, on les pousse à bout pour les plonger dans le ‘‘révélateur’’, pour qu’ils disent les vraies choses », ajoute-t-il.

La situation est tout aussi complexe chez les allophones. Ils font partie de l’équation, de l’ambiguïté et de l’ambivalence. Entendre les Maria Mourani, Tania Longpré, Pierre Georgeault, ancien directeur de recherche au Conseil supérieur de la langue française, fait craindre pour l’avenir linguistique de Montréal. Les statistiques sont formelles. « On perd un immigrant sur deux – l’un va du côté anglais, l’autre du côté français », alors qu’il en faudrait neuf vers le français et un vers l’anglais pour respecter l’actuelle répartition démographique.

Aucune concession n’a été faite sur la qualité ni la quantité des interventions. Par exemple, ils n’ont pas hésité à se rendre à Trois-Pistoles chez Victor-Lévy Beaulieu. « Capter les gens dans leur élément naturel confère une valeur documentaire forte », observe Michel Breton.

La décision d’aller tourner en France a été spontanée. Grâce au réseau de contacts de Louise Blanchard, collaboratrice du film, les cinéastes ont réussi, en seulement six jours de tournage, à recueillir cinq entrevues, des vox pop et du matériel visuel. « Les gens avaient soif de nous parler », se rappelle Michel Breton.

Au Québec, il est difficile d’aborder le thème de la mondialisation. Elle est tellement imbriquée dans la politique locale qu’il est difficile de la faire émerger, alors qu’elle est beaucoup plus apparente en France, et même en Europe.

Les Français, eux, sont dedans. Ils disent des choses qui seraient impensables d’entendre au Québec. Une scène truculente de l’émission « On n’est pas couché » de Laurent Ruquier qui met face à face Éric Zemmour et le chanteur français Mehdi, le confirme. « En chantant en anglais, dit l’écrivain et journaliste politique, que vous le vouliez ou non, vous vous soumettez à la conception du monde de l’Empire. (…) Vous vous aseptisé vous-même. » Une scène qui en dit long sur les effets pervers de l’anglicisation.

Chose certaine, la fascination joue des deux côtés de l’Atlantique. Bernard Pivot et Jean-Pierre Raffarin rendent hommage à la résistance des Québécois. « Quand on résiste, le rappel québécois est très important », confie le sénateur français.

« La langue à terre » a nécessité près de 150 heures de tournage. Un défi de taille à l’étape du montage. Travaillant de concert, chacun met à profit son expérience personnelle. Jean-Pierre se démarque par sa maîtrise technique et son esprit de synthèse, Michel par son expérience filmique.

Au départ, un consensus s’établit entre les deux. Pas question d’interventions éparpillées, qui pourraient ralentir le rythme. Pas question non plus d’une démonstration intellectuelle. « Nous nous sommes entendus sur la création de scènes qui consiste à accorder à chacun son temps de parole. Par exemple, quand on entre chez Biz, on reste avec lui le temps nécessaire pour que son témoignage fasse vibrer les spectateurs. » Cette approche laisse, au final, le spectateur libre de se faire sa propre opinion.

Un documentaire conçu pour le cinéma a besoin d’émotions. La musique ou les chansons permettent au spectateur de faire vivre l’information rationnelle et intellectuelle qui passe sous ses yeux. Par exemple, « Bozo les culottes » de Raymond Lévesque rend le témoignage de Serge Bouchard plus émotif. Précieuses également les images d’archives qui, ajoutées dans le film, ont permis de revivre, « in situ », les événements du passé. Les cinéastes rendent hommage à Mme Quesnel de Radio-Canada, qui a été d’une aide considérable dans leur recherche de documents d’archives. Entre autres, une trouvaille géniale qui a inspiré le punch final.

« On a un pied sur la langue. Il faut un pacte social entre les anglophones, les allophones et les francophones », conclut Jean-Pierre Roy. À ce propos, Michel Breton rappelle, à son tour, les propos de Sylvia Martin-Laforge qui, poussée dans ses derniers retranchements, invoque ses droits individuels canadiens. « On ne peut pas faire du ‘‘social ingeneering’’, avoue-t-elle, naïvement. « Sans pacte québécois, qu’est-ce qu’on peut faire? Comment le faire sans s’imposer? », conclut-il à son tour.