Charte des valeurs : Du ROC au ROQ...

2013/09/11 | Par Alex Nado

L’auteur est politicologue et chroniqueur

Je suis né dans un village lové entre deux montagnes râpées des Appalaches. Mes parents sont tous deux Canadiens-français, comme la très, très grande majorité des habitants de la place. Le tissu social est fort, les gens se connaissent par leurs prénoms: le genre de tableau que plusieurs citadins peinent à s'imaginer. Ou plutôt peinent à imaginer au Québec. Il semble que certains Montréalais n'aient aucune difficulté à penser ce genre « d'homogénéité » nationale en Europe ou en Asie. Ils sont même nombreux à l'apprécier. En voyage. En visite. Ailleurs. Mais pour une raison étrange, il semble que ces mêmes Montréalais s'étonnent de voir cette réalité exister aussi au Québec. Pire: à perdurer, à quelques pas de chez-eux.

Mais encore, ça les choque. Si l'objectif de ces quelques lignes était de plaire à cette intelligentsia du « Concordia Salus » c'est maintenant que j'écrirais: « J'ai vu la lumière en sortant de mon village. Maintenant je sais. L'uniformité du Québec profond est une aberration. Cette homogénéité canadienne-française ne devrait pas exister. Vivement les migrations, le brassage culturel, une minorité d'allophones et des restaurants qui servent du sushi comme sur le plateau »... Peut-être alors pourrais-je me joindre la cohorte des bien-pensants de l'ouverture sur le monde?

Non, je ne verserai pas dans le discours à la mode. Le « reste du Québec », je l'aime comme il est. Homogène. « Tissé serré », diraient certaines. Solidaire. Conservateur souvent. Trop, parfois. Mais curieux et ouvert aussi. Remarquez que s'il change, je l'aimerai aussi. J'aime beaucoup le sushi, ou le shish taouk tiens, et j'applaudirai le jour qu'un couple d'immigrants servira ces plats au restaurant du village. Ils pourront venir nombreux, de partout, pour prendre racine entre nos lacs et nos rivières. Il n'empêche que jamais, jamais, je ne reprocherai à un patelin de ne servir que les recettes de ma grand-mère. Tout comme je n'en voudrai pas à une collectivité de partager un même accent, et de faire de son mieux pour que sa culture et ses valeurs restent aussi bien vivantes que communes.

Il semble que bien des Montréalais aient troqué l'expression « Rest of Canada », pour « Rest of Quebec ». Tout le débat sur les accommodements raisonnables et la charte des valeurs québécoises en témoigne. Ils sont nombreux, de plus en plus nombreux sur l'Île à se définir en porte-à-faux avec le reste de la province. C'est comme s'ils mimaient Toronto, ou Londres, ou New-York, pour se sentir plus branché. Et comme des adolescents qui oublient leurs camarades pour devenir « populaires », ils prennent leur distance de ce Québec qu'ils accusent d'être lui-même. Trop « monolithique ». Trop « pareil ». Trop « Québécois ».

Paradoxalement, ce discours d'une proportion de plus en plus nombreuse de Montréalais justifie précisément ce que lui reproche les gens de Saguenay, Victoriaville, Québec ou Val-d'Or. Ces gens qui appuient dans leur grande majorité la création d'une charte des valeurs. Le fait que Montréal s'éloigne tranquillement et prenne ses distances du « Québec profond », du « Rest of Quebec », porte à croire qu'ils ont raison ceux qui croient que leur identité est effectivement menacée. Que le tissu social québécois et que cette idée que nous partageons « des valeurs communes » est bel et bien remis en question.

C'est indéniable: Montréal est la terre d'accueil de la grande majorité des nouveaux arrivants au Québec. C'est l'expérience de l'ouverture, du vivre-ensemble et c'est là que s'appliquent concrètement l'approche actuelle du multiculturalisme. Or actuellement, force est de constater qu'il s'agit du modèle d'intégration (ou d'absence d'intégration?) en cause. N'en déplaise à messieurs Bouchard et Taylor. Qui peut donc blâmer celui ou celle qui voit dès lors un lien causal entre le multiculturalisme et la division actuelle des Québécois?

Le multiculturalisme comme il est vécu - et pensé - à l'heure actuelle est un facteur de division au Québec. Accuser la charte des valeurs de diviser la population, c'est prendre la cause pour l'effet. Héritage de P.E.Trudeau, le multiculturalisme est né, entre autres, d'une volonté de supprimer le projet d'affirmation nationale canadien-français. C'est le morcellement de la population, la rupture de plus en plus prononcée du tissu social et l'absence toujours plus manifeste de référents culturels communs: voilà la source de la division. Voilà ce que plusieurs au Parti québécois ont compris en proposant une charte des valeurs.

Le Québec est à la croisée des chemins, et cette opposition entre Montréal et le reste de la province en témoigne. Nous devons choisir quelle sera la voie adoptée par la nation québécoise dans les prochaines années. Ou abandonner purement et simplement le concept de « nation » québécoise. Parce qu'il semble que pour plusieurs, tout ce qu'il est envisageable de partager au Québec - et encore! - c'est une langue, un territoire et des lois. De quoi plaire à Philippe Couillard et aux Libéraux parce qu'avec si peu en commun, les Québécois peuvent bien tourner le dos à la souveraineté.

Toronto, la ville que j'habite présentement, est l'exemple parfait de la mise de l'expérience multiculturelle à la sauce canadienne. Une ville superbe, énergique, active, ambitieuse. Mais ce n'est pas le Québec, et, au grand dam de certains, ce n'est pas encore Montréal. La Ville Reine, c'est le fantasme de ceux et celles qui abhorrent l'idée même de « communauté » au singulier. C'est la juxtaposition DES communautés. Pas de valeurs communes, pas de majorité: l'individu est roi et maître. Affirmation nationale? N'y pensez pas: ce serait empiéter sur les droits individuels. C'est le triomphe sans partage de l'hétérogénéité, avec un tissu social « à la corde ». Pas étonnant qu'ici, une manifestation de cinq mille personnes pour une même cause soit un événement historique.

Alors aux porte-paroles autoproclamés de la modernité, aux Montréalais qui osent mépriser le Québec parce qu'il parle encore au « nous » et pas seulement au « je », je rappelle ce proverbe: prenez-garde que vos rêve ne se réalisent. Le jour pourrait arriver bien vite quand vous deviendrez à votre tour le « Rest of Montreal ».