Non, Monsieur Parizeau!

2013/10/08 | Par Victor-Lévy Beaulieu


Vous savez tout le respect, toute l’admiration et toute l’amitié que je vous porte. Toutes les fois que vous avez fait appel à moi quand vous étiez premier ministre du Québec, que ce soit pour la Commission sur l’avenir du Québec ou pour le référendum de 1995, c’est dans l’enthousiasme que j’ai travaillé à vos côtés.

Le soir même du référendum de 1995, je vous ai fait parvenir un télégramme dans lequel je vous écrivais que, malgré tout ce qu’on dirait de votre phrase («Nous avons perdu à cause de l’argent et du vote ethnique»), vous n’en aviez pas moins raison, ce que les faits ont d’ailleurs confirmé par la suite. Même Jean Chrétien l’a avoué devant la Commission Gommery, disant : «Nous étions en guerre, et quand on est en guerre, tous les moyens sont bons pour la gagner!»

Jeudi dernier, j’étais devant mon téléviseur quand vous avez été interviewé par Anne-Marie-Dussault sur le projet de cette charte des valeurs que propose le gouvernement péquiste. Dois-je vous dire quelle tristesse fut la mienne quand je vous ai vu aussi fragile physiquement et intellectuellement?

Pour tout vous dire, j’ai pensé que vous n’étiez pas en état de répondre aux questions-torpilles de Madame Dussault. Votre discours m’a paru incohérent, parfois paradoxal, mais surtout équivoque. Je n’ai trouvé qu’un mot pour décrire votre intervention : inconvenante, dont l’un des sens signifie indécente, comme vous devez le savoir.

Il était tout à fait inconvenant, indécent et équivoque de votre part de comparer l’abandon des signes religieux (qu’on dit maintenant ostentatoires) de l’Église québécoise catholique à la fin des années 1960 à la réalité d’aujourd’hui. Vous avez dit : «On n’a pas eu recours à une loi sur la religion pour que ça se fasse». Sous-entendu : «Pourquoi y aurait-on recours aujourd’hui?»

J’ai trouvé étonnant de votre part que vous n’ayez pas compris qu’entre le Québec des années 1960 et celui d’aujourd’hui, il y a tout l’espace qui sépare la Terre de la Lune. Alors que le Québec francophone s’est engagé avec enthousiasme sur la voie de la modernité et de la laïcité, ailleurs dans le monde l’islamisme doctrinaire a suivi les traces du sionisme : la religion est devenue le gros bras du pouvoir politique.

Religion et politique sont donc inséparables, et c’est au nom de cela que se battent les musulmans intégristes, leur but avoué étant de constituer un empire moral dominé par une religion politique dégradante pour l’humanité.

Dans l’entrevue que vous avez accordée, vous avez rejeté du revers de la main l’importance du foulard que portent les femmes musulmanes comme s’il n’était pas le symbole même de cet intégrisme islamiste qui ne peut être toléré dans un État laïque.

L’État laïque ne peut pas l’être à moitié. Il doit l’être totalement et ne faire aucune exception. Vous dites dans votre entrevue que l’on doit enlever le crucifix qu’il y a à l’Assemblée nationale. Mais vous suggérez aussitôt qu’on l’installe quelque part ailleurs au Parlement! Ce qui revient à affirmer : «Soyons hypocrites. Retirons le crucifix de l’église, mais donnons-lui sa place à la sacristie!» Cela aussi est du domaine de l’inconvenance, de l’indécence et de l’équivoque. Du genre de celui de Monsieur Applebaum qui portait la kippa quand il s’est présenté à la mairie de Montréal (pour symboliser la pureté qu’il prétendait représenter), mais qu’il prit soin de garder dans sa poche quand il dut démissionner pour avoir été accusé de corruption!

Dans votre entrevue, vous proposez l’étapisme comme moyen d’arriver à la laïcité. C’est une aberration qui nous ramènerait tout droit à ces accommodements déraisonnables dont on a déjà fait la triste expérience.

Si j’appuie le projet de charte du gouvernement péquiste, on ne pourra certainement pas m’accuser de le faire par partisanerie! Ce qui ne signifie pas que je suis totalement en accord avec ce qui nous est proposé, surtout pas avec l’appellation «charte des valeurs québécoises». C’est de laïcité qu’il s’agit ici, qui n’est qu’une valeur importante parmi beaucoup d’autres, dont celles de la langue et de la culture.

Une  charte de la laïcité doit donc établir fermement la neutralité de l’État partout où il se trouve, et tous ses employés doivent s’y conformer. L’un des aspects le moins admissible de la charte proposée par le ministre Bernard Drainville est celui qui accorderait aux élus de l’État, aux cégeps et aux universités notamment, le droit de ne pas y être assujettis, non seulement pour une période de cinq ans, mais avec possibilité de ne l’être jamais, puisque ce privilège serait renouvelable. C’est là quelque chose d’inacceptable, la laïcité n’étant pas un élastique qu’on peut étirer à demande.

Les lois étant garantes autant du présent que de l’avenir, elles doivent être claires et être appliquées dans leur entièreté dès leur promulgation. Les exceptions ne font pas qu’infirmer la règle : elles la rendent impraticable.

Cher Monsieur Parizeau, si le gouvernement devait écouter tous ceux qui, comme vous, demandent «assouplissements» et «compromis», il n’y aurait en définitive que les Québécois de souche dits ordinaires qui y seraient véritablement assujettis! C’est la conclusion que je tire de votre entrevue, laquelle s’est d’ailleurs terminé sur cette phrase : «Vous savez, les Québécois ne sont pas méchants!» La Révolution tranquille, mais à l’envers. Quel naufrage!

Voilà pourquoi, cher Monsieur Parizeau, j’ai trouvé votre entrevue avec Anne-Marie Dussault inconvenante, indécente et équivoque. Je tenais à ce que vous le sachiez au nom du respect, de l’admiration, de la reconnaissance et de l’amitié que j’ai et que j’aurai toujours pour vous.