Paul Desmarais, l’autre histoire

2013/10/11 | Par Pierre Dubuc

Le journal La Presse a consacré un impressionnant dossier à la carrière de son propriétaire Paul Desmarais, avec révérences obligées de tous ses journalistes, éditorialistes et chroniqueurs, y compris Foglia, mais le dossier omet le principal : le rôle qu’il a été appelé à jouer au plan politique.

Ce rôle, il l’a résumé dans une entrevue accordée au magazine français Le Point en 2008 : « Si le Québec se sépare ce sera sa fin. Les séparatistes nous conduisent à la dictature des syndicats… ».

Dans une entrevue au journal The Gazette en 1971, il expliquait déjà que c’est dans cet objectif – empêcher l’indépendance du Québec et contrer la gauche – qu’il a pris le contrôle de La Presse.

« Paul Desmarais: Oui, j’ai senti que, sans contrôle de la politique éditoriale, le journal pouvait facilement se conformer aux caprices de celui qui était là, qu’il y avait un groupe qui pouvait prendre le contrôle du point de vue de l’information

The Gazette : Vous voulez dire les séparatistes ?

Paul Desmarais : Oui. Mais pas seulement les séparatistes. Il y a beaucoup de violence au Québec. Tout est en ébullition… Le congrès de la FTQ cette semaine en est la preuve…

The Gazette : […] Pensez-vous qu’il s’agit d’une révolution sociale au lieu d’une révolution linguistique ?

Paul Desmarais : Je pense que la langue en fait partie, mais je pense que le but final, c’est la révolution sociale. » (Cité dans Robin Philpot, Derrière l’État Desmarais : Power.)


Les fées du conte de fée

C’est une bien belle histoire que celle qui a propulsé le petit propriétaire de minables autobus de Sudbury au statut de grand financier sur la scène internationale, ami des Bush, Sarkozy et têtes couronnées d’Europe.

L’homme avait un talent indéniable pour les affaires. Mais rien n’aurait été possible, si de bonnes fées n’avaient pas présidé à son ascension. Comme il le reconnaît lui-même dans l’entrevue au Point, il n’aurait pas pu prendre le contrôle de Power Corporation – et de La Presse – sans le soutien financier de ses « amis » de la Banque Royale, la plus grande institution financière du Canada.

Les dirigeants de cette fraction de la classe dirigeante canadienne, associée au Parti Libéral du Canada et du Québec, avaient compris, au début des années 1960, que des changements structurels importants étaient nécessaires au Québec, si on voulait freiner le mouvement vers l’indépendance et vers la « révolution sociale ».

Dans L’autre histoire de l’indépendance, nous avons mis à nu les liens qui se sont tissés alors entre la Banque Royale et les intérêts québécois liés à la Banque Canadienne Nationale, et comment la Banque Royale, associée aux dirigeants de Power Corporation, avait donné le feu vert à la nationalisation de l’électricité.

Son objectif était de remplacer la vieille coalition de la Banque de Montréal et de l’Église catholique, qui avaient dominé la société québécoise par l’intermédiaire de l’Union Nationale de Maurice Duplessis. Rappelons que, sous le règne de l’Union Nationale, le ministère des Finances du Québec était réservé à un représentant de la Banque de Montréal.


Le King maker

Desmarais n’a pas tardé à montrer à ses commanditaires qu’il était à la hauteur de leurs attentes. Au nombre de ses principaux faits d’armes, il y a la mise au pas du premier ministre Daniel Johnson et l’abandon de son slogan « Égalité ou Indépendance ».

À l’automne 1967, le propriétaire de La Presse avait orchestré une extraordinaire mise en scène, bien décrite par Pierre Godin dans la biographie qu’il a consacré à Daniel Johnson père, pour que ce dernier renonce à son slogan Égalité ou Indépendance. Desmarais s’était rendu à Hawaï où Johnson était en convalescence avec des financiers – qui avaient organisé une fausse fuite de capitaux du Québec – et un journaliste de La Presse pour lui faire signer un acte de reddition. La Presse le publia en manchette sous le titre « Pas de mur de Chine autour du Québec ».

À cette époque, Paul Desmarais s’occupait activement de la candidature de Pierre Elliott Trudeau à la tête du Parti Libéral du Canada. Dans son livre The Canadian Establishment, Peter C. Newman a décrit l’organisation de cette campagne lors de réunions, chaque vendredi soir, dans les bureaux de Power Corporation à Montréal.

En fait, Paul Desmarais a été pendant des lustres le king maker du Parti libéral, tant à Québec qu’à Ottawa. Après la défaite de Robert Bourassa en 1976, Paul Desmarais s’est mêlé activement des tractations pour lui trouver un successeur.

Dans un documentaire sur Claude Ryan, le journaliste Jean-François Lépine de Radio-Canada raconte comment Desmarais s’est opposé farouchement à la candidature de Jean Chrétien pour imposer Claude Ryan. Comme quoi les choix de M. Desmarais n’ont pas toujours été des plus heureux.

Jean Chrétien n’a rien perdu au change, comme on le sait. Que sa fille ait marié le fils Desmarais n’a sûrement pas nui à son ascension à la tête du Parti libéral du Canada. Son successeur, Paul Martin, était aussi redevable à Paul Desmarais, qui avait assuré sa fortune personnelle en lui cédant la Canadian Steamship Line.

André Pratte raconte également, dans la biographie qu’il a consacré à Jean Charest, comment Paul Desmarais avait mis fin au grand rêve de Jean Charest de devenir un jour premier ministre du Canada en l’obligeant à démissionner de son poste de chef du Parti conservateur pour venir sauver un Parti libéral du Québec en perdition avec Daniel Johnson jr.


Le grand architecte de l’unité canadienne

Mais le grand défi de Desmarais était d’empêcher l’accession du Québec à l’indépendance. Dans les années qui se sont écoulées entre l’élection du Parti Québécois en 1976 et le référendum de 1980, le propriétaire de Power Corporation est le grand architecte d’une série de transactions financières qui auront pour effet de lier les intérêts des principales institutions financières québécoises – Mouvement Desjardins, Banque Nationale, Banque Laurentienne, etc. – à des intérêts canadiens-anglais, leur ouvrant, par le fait même, des perspectives de développement au Canada anglais. Ce qui avait pour effet de les éloigner de l’option souverainiste.

Il serait trop long, dans cet article, d’énumérer tous les coups fourrés de Desmarais contre les gouvernements péquistes et le mouvement souverainiste. Mentionnons seulement ses démarches, après le référendum de 1995, pour démanteler l’essentiel de la stratégie de Jacques Parizeau, soit la reconnaissance internationale, au lendemain d’un référendum gagnant, d’une proclamation d’indépendance par la France et le Plan « O », une collaboration entre les principales institutions financières québécoises, avec la Caisse de dépôt et placement au cœur du projet, pour contrer les manœuvres de déstabilisation des marchés financiers.

Desmarais a pris sous son aile Nicolas Sarkozy qui, une fois devenu président de la République française, a renié la politique traditionnelle de la France de « ni ingérence, ni indifférence », qui impliquait la reconnaissance d’un Québec indépendant. Puis, Desmarais a placé le très fédéraliste Michael Sabia à la tête de la Caisse de dépôt.


Un Canada non-reconnaissant

Le Canada anglais a sans doute apprécié ces services rendus, mais pas au point de permettre à Desmarais de s’emparer de ses plus beaux fleurons économiques. À deux reprises, Desmarais s’est fait fermer la porte sur les doigts, soit dans ses tentatives de prendre le contrôle d’Argus Corporation, puis du Canadien Pacific.

Dépité, Desmarais a vendu ses principaux actifs au Québec et a concentré ses activités en Europe. En 1989, il revient au Canada pour disputer, avec succès, à la Banque Royale, le contrôle de la London Life. C’est la revanche de l’élève sur le maître.

Power Corporation, par son implication dans la pétrolière Total, dont il est un des principaux actionnaires, est un joueur important dans l’exploitation des sables bitumineux de l’Alberta.

Au plan politique, Desmarais fait faux bond aux libéraux à l’élection fédérale de 2006 et les journaux de Gesca appellent à voter pour Stephen Harper, un ami des pétrolières, et les candidats du Parti Conservateur.


Annus horribilis

L’année 2012 n’a pas été une bonne année pour la famille Desmarais. Après la défaite électorale de leur protégé français Nicolas Sarkozy, la famille Desmarais a perdu son plus solide allié en Chine, Bo Xilai, membre de la classe dirigeante chinoise jusqu'à sa chute en mars 2012. Au Québec, c’était au tour de son vassal québécois, Jean Charest, de quitter la scène politique.

Est-ce parce que le père n’était plus aux affaires? Ou que les fils ne sont pas à la hauteur? Ou, tout simplement, que le vent a tourné? L’avenir nous le dira.

Mais, chose certaine, la campagne malhonnête, unilatérale et démagogique de La Presse contre la Charte des valeurs nous indique qu’on n’a pas perdu la main lorsqu’il s’agit de s’attaquer au mouvement souverainiste québécois.

Pour le contexte de la prise de contrôle de La Presse par Desmarais, cliquez ici.

Pour les détails sur la campagne contre Daniel Johnson père et les manœuvres économiques à la veille du référendum de 1980, cliquez ici.

Pour un coup d’œil sur les intérêts de la famille Desmarais en Chine, ses liens avec Bo Xilai et les services secrets canadiens, cliquez ici.