I feel fine

2014/01/24 | Par Nicolas Bourdon


Martin Tremblay, 42 ans, avait mal dormi. Il s’était endormi trente minutes avant la sonnerie du cadran, le cadran avait sonné, mais il ne s’était alors pas réveillé. Désorienté, il gisait maintenant parmi les draps épars en tentant de donner un peu de logique à ses idées qui étaient encore tout imprégnées des brumes de la nuit. Sa femme et sa fille devaient être levées depuis un bon moment déjà, car l’odeur acidulée du café flottait dans l’air et il entendait, provenant de la chambre de sa fille, les accords rythmés d’un grand succès des Beatles :

I’m in love with her and I feel fine
Baby says she’s mine you know,
She tells me all the time you know
She said so

Martin oeuvrait à titre de psychologue à l’hôpital des Anciens combattants, en banlieue de Montréal, depuis maintenant dix ans. À ce titre, il était membre d’une équipe de recherche sur le stress post-traumatique formée de six psychologues. La clinique en santé mentale de l’hôpital était ouverte depuis peu de temps – l’armée canadienne avait tout d’abord nié que ses soldats souffraient de problèmes mentaux, mais elle avait finalement cédé sous la pression de nombreux militaires qui étaient revenus traumatisés du Rwanda et de l’Afghanistan – et l’objectif premier de l’équipe de psychologues était de trouver les meilleures pratiques disponibles pour atténuer les symptômes de stress post-traumatique des soldats. Le travail de l’équipe servirait à imposer une voie à suivre, des « guidelines » disait le directeur de la clinique, pour le traitement du stress post-traumatique.

L’équipe de chercheurs étant formée de cinq psychologues francophones bilingues et d’un psychologue anglophone unilingue, toutes les réunions se déroulaient en anglais. Ce n’était pas le plus grave aux yeux de Martin… Le plus grave était que, Martin ne s’en était rendu compte que tout récemment, la langue était profondément liée à une culture donnée. Ainsi, la tradition anglo-saxonne mettait l’accent sur des traitements behavioristes et pharmacologiques, alors que la tradition française (et continentale) était davantage tournée vers la psychanalyse. Il était cependant malheureusement impossible de s’inspirer un tant soit peu de cette tradition à cause d’Andrew McCarthy, le psychologue unilingue. Tous les articles et ouvrages portant sur le stress post-traumatique que l’équipe lisait étaient donc en anglais. Au grand dam de Martin, on allait donc privilégier un traitement pharmacologique des soldats : le propanolol, un béta-bloquant utilisé, entre autres, pour soigner des migraines, semblait faire des miracles !

Outre la totale indolence qu’il manifestait à l’égard de la langue de Molière, McCarthy était un individu fort sympathique. Irlandais de naissance, c’était un rondouillard à l’appétit sans fond ; lors de la Saint-Patrick, la seule fête, avec Noël, qu’on célébrait à la clinique, ses longues moustaches torsadées s’humectaient au contact de la bière qu’il buvait à grandes lapées. Martin appréciait son humour et sa joie de vivre, mais ils avaient eu une violente prise de bec quand McCarthy avait su que Martin avait voté pour le PQ aux dernières élections. « I didn’t know you had something to do with those fascists. » avait-il dit à Martin avec un mauvais sourire.

En vertu de la loi fédérale sur les langues officielles, Martin avait sérieusement songé à dénoncer son collègue. Mais comment procéder ? Et était-ce à lui de prendre en charge ce dossier controversé ? N’était-ce pas au directeur, un homme bon et doux au dos voûté, que la tâche incombait ? S’il osait se plaindre quelles seraient les conséquences ? Le verrait-on comme un agresseur ? Andrew était si gentil, si chaleureux ! Qui l’appuierait dans sa croisade ? Sans doute personne. Il avait décidé de laisser tomber.

« I’m in love with her and I feel fine/I’m so glad that she’s my little girl », fredonnaient les Beatles pendant qu’il se levait péniblement du lit.

Sa tête le faisait souffrir : il avait l’impression qu’elle était enserrée dans un étau. Il se rendit à la salle de bain pour avaler un comprimé. Il vit son image dans le miroir : ses traits étaient tirés et ses yeux rougis. Toute la nuit, il avait songé à ce qui l’attendait ce soir-là. Le comité de parents de son école devait se prononcer au sujet de l’apprentissage intensif de l’anglais en sixième année du primaire : cette fois, il ne baisserait pas les bras comme il l’avait fait avec McCarthy ; il lutterait !

Il vivait dans un quartier multiculturel de Montréal et il savait que la très grande majorité des parents étaient en faveur de la mesure. Étrangement, ce n’étaient pas les parents allophones qui étaient les plus passionnément en faveur, mais bien les parents francophones ; Nicole Poirier, vice-présidente du comité des parents, avait déjà dénoncé sa « fermeture d’esprit » lorsqu’il avait osé lui dire qu’il était opposé à l’anglais intensif. Il s’habillait avec lenteur, tout en jetant des regards furtifs à sa femme à travers le corridor qui reliait la cuisine à la chambre. Elle lisait un exemplaire du Wall Street Journal tout en sirotant son café. « Comme elle est belle ! » songeait Martin. On eût dit une fleur fraîchement éclose : elle portait une robe de chambre aux motifs floraux ; ses cheveux, qu’elle n’avait pas encore noués, tombaient en boucles capricieuses sur son visage et elle les replaçait d’un geste nonchalant. C’était une femme très intelligente, « très complète », songeait Martin, aussi habile pour les chiffres que pour les langues – elle en parlait trois sans accent ! Elle était gérante de portefeuille pour une grande banque établie à Montréal et elle faisait un salaire supérieur au sien. Or, cette femme qu’il considérait comme un modèle de sagesse et de retenue, était violemment opposée à toutes ses velléités nationalistes. Les quelques rares fois où il avait mentionné qu’il était en faveur d’un renforcement de la loi 101, elle lui avait répondu qu’on ne vivait plus dans les années 50 : les francophones occupaient maintenant des postes de cadres dans des entreprises prestigieuses (grâce notamment à leur maîtrise de l’anglais !) et elle lui rappelait qu’environ 80% des Québécois avaient le français comme langue maternelle ; elle ne sentait donc pas que la langue de Molière était menacée.

La veille, ils avaient eu une violente dispute au sujet de l’anglais intensif.

« Ne te ridiculise pas à la réunion de parents ! lui avait conseillé sa femme.

- Pourquoi est-ce ridicule de s’opposer à l’anglicisation du Québec ? » lui avait-il répondu.

Comme beaucoup de couples, ils avaient l’habitude de s’embrasser avant d’éteindre les lumières pour la nuit et ce même s’ils s’étaient disputés pendant la journée. Ce baiser était un rappel de la stabilité de leur couple. Il se souvenait qu’ils n’avaient pas honoré cette tradition à deux reprises seulement : une fois, il avait oublié l’anniversaire de sa femme, tandis qu’une autre fois, ils s’étaient disputés au sujet d’un politicien qu’elle admirait et que, lui, il détestait. Hier, ils ne s’étaient pas embrassés avant d’éteindre, signe indubitable de fissure profonde. Sa femme l’avait prévenu : elle aussi prendrait le micro et elle présenterait des arguments opposés aux siens. Leur fracture éclaterait au grand jour ; il l’avait voulu ainsi !

Il marcha à pas prudents dans le corridor comme s’il eut marché en terrain miné. Sa femme était concentrée dans la lecture de son journal et ne relevait pas la tête, mauvais signe… Il passa devant la chambre de sa fille et lui jeta un regard furtif.

« She’s in love with me and I feel fine », chantaient les Beatles.

Sa fille de dix ans pratiquait une chorégraphie sur ce grand succès du groupe britannique et elle pratiquait sans arrêt de sorte qu’on entendait les Beatles à journée longue dans la maison. Elle était membre de la troupe de danse de l’école ; c’était une jeune fille travaillante et délurée, très en avance sur son âge ; ses résultats scolaires étaient excellents. Selon sa femme, elle bénéficierait grandement de l’implantation d’un programme d’anglais intensif au primaire. Admiratif, il regardait sa fille exécuter avec agilité des pas de rock and roll. Elle avait avalé un bol de céréales à une vitesse foudroyante comme le font d’ailleurs tous les enfants qui ont des choses bien plus intéressantes à faire que de manger ! Elle s’était ensuite retirée dans sa chambre pour s’adonner à sa passion avant de partir à l’école.

Quand Martin lui avait dit qu’il était opposé à l’anglais intensif au primaire, elle lui avait répliqué ce qu’on entend partout : si l’on veut être parfaitement bilingue, il faut commencer à apprendre l’anglais en très bas âge. Mais n’avait-elle pas justement commencé à l’apprendre en très bas âge cette langue ! Plus que commencer… En fait, il lui semblait qu’elle était en immersion constante ! D’abord, avec la réforme de 2001, des cours d’anglais étaient dispensés dans les écoles primaires dès la troisième année. En sortant du primaire, sa fille aura donc été exposée à plusieurs heures d’anglais sans compter la musique qu’elle écoutait et sur laquelle elle dansait ; leur prof de danse les faisait d’ailleurs danser uniquement sur des chansons en anglais. Martin l’avait fait remarquer à sa fille, mais celle-ci avait rétorqué : « Ben voyons, du rock en français ! Es-tu sérieux papa ? » et elle avait esquissé une moue de dédain, un peu comme s’il avait proféré une hérésie.

Il savait que les francophones au Québec étaient pour la plupart bilingues, surtout dans la région de Montréal. Où était donc l’urgence ? Pourquoi angliciser la population québécoise ? Ne l’était-elle pas déjà ? Au beau milieu de son insomnie, vers une heure du matin, son cœur battait, il ne se sentait pas du tout fatigué : il était certain de la justesse de son opinion, il se voyait prendre fièrement le micro devant la centaine de parents qu’il y aurait à la réunion et livrer un vibrant plaidoyer pour le français et contre l’anglais intensif au primaire. Puis, la fermeté de son opinion avait fondu comme neige au soleil au gré de son insomnie. Vers les petites heures du matin, alors qu’il entendait les oiseaux piailler dans la cours, il n’était plus sûr de rien ; il savait seulement qu’il avait mal à la tête.

Il se trouvait maintenant dans la cuisine et il se servait une tasse de café. Sa femme lui avait jeté un regard furtif, mais elle ne lui avait pas encore parlé. Autre fait surprenant, elle s’était assise sur un petit tabouret devant le comptoir de la cuisine. On utilisait habituellement le comptoir pour préparer le repas ou pour manger une collation, mais on ne l’utilisait jamais pour les repas, pas même pour les déjeuners. En s’assoyant précisément au comptoir, elle tournait le dos à la table de la cuisine ; il le réalisa lorsqu’il s’assit. Son estomac était noué ; il n’avait pas très faim et il regardait piteusement son toast. Allait-il opter pour de la confiture ou du beurre d’arachides ?

Il sentait seul dans son opposition. À l’hiver 2012, il avait participé à une manifestation devant le centre Bell pour protester contre l’unilinguisme de Randy Cunneyworth, l’entraîneur des Canadiens de Montréal. Ils n’étaient pas même trois cent manifestants… Aussi bien dire que personne n’était venu ! Où était le PQ, où étaient les élites nationalistes ? Où était cet intellectuel influent qui avait signé une virulente chronique contre l’unilinguisme de Cunneyworth ? Et il n’y avait que des têtes grisonnantes. On constatait, si besoin était, que les jeunes avaient délaissé la défense de la langue française pour d’autres causes : un mois plus tard, ils allaient être des centaines de milliers à défiler contre la hausse des droits de scolarité.

À peu près au même moment, sur Facebook, il s’était déclaré favorable à la mesure du PQ qui rendait obligatoire le cégep français pour les francophones et les allophones. Une de ses connaissances lui avait répondu : « SVP, ne fais pas du Québec une nouvelle Corée du Nord ! » Il avait écrit à la connaissance en question, un professeur de philosophie au collège, pour lui demander s’il s’agissait d’une blague. Il n’y avait aucune exagération, aucune ironie lui assurait le professeur ! Pire, une douzaine de connaissances et d’amis avaient soutenu ce propos en appuyant sur le fameux onglet « J’aime » situé en dessous du commentaire « SVP, ne fais pas du Québec une nouvelle Corée du Nord ! » Est-ce que les gens réfléchissaient encore ou étaient-ils tous devenus des automates aux pensées préfabriquées ? Ou était-ce lui qui était aveuglé par la lutte qu’il menait pour le français ?

À entendre plusieurs de ses amis et plusieurs commentateurs politiques, il faisait preuve de fermeture d’esprit, pire, il était un « vecteur d’ignorance » comme l’avait si bien écrit un chroniqueur de La Presse. « Ce n’est pas en éliminant l’anglais que nous allons préserver la langue française au Québec. L’ignorance n’est jamais bénéfique au progrès social. On ne s’affaiblit pas en s’instruisant ! » avait aussi écrit ce commentateur sur son blogue. Mais qui parlait d’éliminer l’anglais ? Et que dire de ce raccourci douteux qui suggérait que les opposants à la mesure de l’anglais intensif faisaient la promotion de l’ignorance ? Comme si on ne pouvait pas s’instruire en apprenant autre chose que la langue de Shakespeare ! C’était bien là le cœur de son opposition à cette mesure. On allait condenser la sixième année du primaire en une demi-session de cinq mois et, pendant l’autre demi-session, on n’allait faire que de l’anglais. Est-ce que l’apprentissage des autres matières (mathématiques, français, histoire…) allait être aussi solide qu’auparavant ? Rien n’était moins certain. À son avis, faire l’apprentissage d’une seule langue était une tâche ardue. À preuve, plusieurs de ses jeunes collègues francophones à l’hôpital écrivaient le français comme des pieds. Et les étudiants allophones qui avaient une connaissance rudimentaire du français allaient-ils être touchés aussi ? Il lui semblait qu’on devait au minimum éviter que les étudiants en difficulté suivent des cours d’anglais intensif. Mais non ! Il avait lu que l’Association québécoise des troubles d’apprentissage était en faveur de la mesure ! S’il était le seul de son camp, c’était sûrement que quelque chose lui échappait…

Oui, quelque chose devait lui échapper ! Il regardait les miettes de son toast dans son assiette ; elles lui faisaient songer à ses pensées éparses. Comment allait-il pouvoir se présenter au micro ce soir ? Il était en proie au doute. À une heure du matin, oui ! il était sûr de lui. Il s’était levé pour boire un verre de lait. Il avait contemplé l’éclat de la pleine lune qui entrait par la large porte-patio de la cuisine. Il s’était avancé près de la fenêtre : le ciel était clair, il percevait quelques étoiles. Il y avait quelque chose de solennel dans ce moment. Il allait enfin afficher publiquement son opposition au bilinguisme généralisé vers lequel voguait aveuglément le peuple québécois. C’était l’une de ses convictions : si tous les Québécois sans exception parlaient l’anglais fluently, c’en était fini du français au Québec. Il y aurait une période qui durerait peut-être une cinquantaine d’années pendant laquelle les Québécois parleraient anglais et français, puis le français agoniserait tout doucement : pendant un court laps de temps, les élites éclairées qui réclamaient à grands cris que tous les Québécois soient bilingues seraient enfin satisfaites, mais il ne s’agirait que d’une période transitoire qui déboucherait fatalement sur l’unilinguisme anglais. C’est précisément ce qui s’était produit à l’hôpital : tous les francophones étant bilingues, ils avaient laissé tomber leur langue pour accommoder le très sympathique Andrew McCarthy.

C’était ce qui s’était produit en Gaule : le latin avait lentement, mais sûrement supplanté le celtique, c’était ce qui s’était passé avec les patois provinciaux parlés en France au Moyen Âge : ils avaient progressivement cédé leur place au français. Mais on n’avait pas à aller aussi loin dans le temps… On pouvait simplement donner l’exemple d’une multitude de joueurs de hockey de la LNH dont les parents étaient francophones, qui étaient devenus des parfaits bilingues et, enfin, qui avaient été assimilés. Parfois, l’assimilation s’effectuait à un rythme effréné et effrayant, sur une période de vingt ans tout au plus. Ainsi de Mario Lemieux, surnommé Le Magnifique à cause de son talent… Il était le fils de Pierrette et de Jean-Guy Lemieux ; à son arrivée avec les Penguins de Pittsburg au milieu des années 80, il ne parlait pas un mot d’anglais. En 2002, lors d’une entrevue à l’occasion de la victoire d’équipe Canada aux olympiques d’hiver, il est interviewé en anglais et en français. On réalise alors qu’il parle un anglais excellent, mais que son français est devenu un charabia où se côtoient des anglicismes, des bégaiements et un vocabulaire anémique. Mais il y avait pire que cela… Il y avait les franco-canadiens : ils étaient tous bilingues et ils pouvaient donc parler anglais au travail, à l’épicerie, au centre-commercial… Leur langue n’avait donc plus aucune utilité publique ; elle était cantonnée à la sphère du foyer et par conséquent elle agonisait à une vitesse surprenante. On assistait à grande échelle au phénomène qui s’était produit à petite échelle à son travail : comme Andrew McCarthy, les Canadiens anglais estimaient inutile d’apprendre le français puisque les francophones savaient tous l’anglais. De tous ces exemples, il déduisait une loi qu’il estimait infaillible : une langue doit être nécessaire et essentielle à la communication pour pouvoir survivre ; si elle ne l’est pas, elle meurt.

Mais cela, c’était au beau milieu de la nuit. Maintenant, il doutait de ses pensées. Un ami, qui était professeur de littérature française à l’université, l’assurait que les Québécois pouvaient être parfaitement bilingues et continuer à parler français. Il en était l’exemple même : son anglais était impeccable (il le parlait sans accent !) et il était un spécialiste reconnu de Proust ! Mais, songeait Martin, on pouvait très bien être un spécialiste de Proust dans une société où tout le monde parlait anglais. C’était fort possible. Les universitaires seraient les derniers à tomber… Et, au fond, sans doute ne tomberaient-ils pas, sans doute continueraient-ils à vaquer à leurs travaux hyperspécialisés, dans le cocon ouateux que leur offrait l’université, inconscients ou insensibles - la protection de la culture francophone étant souvent considérée en ces lieux comme un repli identitaire nauséabond - à l’agonie de la langue française au Québec. Dans une centaine d’années, alors que l’anglais serait maintenant la langue commune de tous les Québécois, il y aurait bien entendu des universitaires et des écrivains qui parleraient et écriraient le français parfaitement - être francophile serait même le gage d’une grande culture : ça ferait chic ! - mais leurs œuvres seraient traduites en anglais pour qu’elles soient intelligibles à la population québécoise.

Mais Martin doutait, alors que sa fille faisait jouer « I feel fine » pour la sixième fois depuis qu’il était levé. Ce soir, il voulait non seulement s’opposer à l’anglais intensif, mais il aurait aussi voulu aller plus loin : il voulait s’opposer à l’obsession du bilinguisme présente chez à peu près tous les Québécois ! S’il osait le faire, il y aurait certainement une émeute. « Procédera-t-on à mon arrestation ? » songeait-il avec un sourire doux-amer. Et avait-il raison ? Il n’était pas un linguiste, il n’était pas un expert de la question. Son opinion avait été formée par la lecture de quelques articles écrits par des intellectuels nationalistes. Peut-être était-il possible et souhaitable, comme le pensaient sa famille et ses amis (au fond à peut-être toutes ses connaissances !) que les Québécois maîtrisent tous l’anglais. Le français était peut-être plus fort qu’il le croyait. L’anglais allait simplement s’ajouter à la langue de Molière ; il n’allait pas la supprimer !

« On a tous besoin d’être aimés ! C’est un besoin plus fort que tout ! » songeait-il, alors que la robe de chambre de sa femme frôlait la chaise sur laquelle il était assis. Elle était passée à côté de lui sans lui adresser un seul mot. Le besoin d’être aimé… C’était ce qui expliquait selon lui les hésitations et les brusques changements de cap du PQ au sujet de la langue. Les gens du PQ devaient sentir la pression immense exercée par les partis de l’opposition, le gouvernement fédéral, les gens d’affaire qui parlaient tous anglais et qui considéraient le français comme une nuisance davantage que comme une langue à défendre et les grands journaux fédéralistes qui vilipendaient à journée longue les lois linguistiques québécoises qu’ils estimaient discriminatoires. Cela expliquait aussi pourquoi le ministre de la Francophonie du Parti québécois jugeait bon de financer le projet Notre home, une chanson bonne-ententiste, particulièrement kitsch et supposément bilingue - en fait, les trois quarts des mots étaient en anglais… Et ce besoin d’amour expliquait aussi pourquoi le même ministre souhaitait bilinguiser les services de la Société de transport de Montréal.

Le soleil entrait à profusion par la large baie vitrée de la cuisine. Les oiseaux chantaient ; on était à la fin du mois de mai et il faisait déjà assez chaud pour qu’on puisse ouvrir les fenêtres le matin ! Le mal de tête de Martin s’était atténué. Sa femme se maquillait dans la salle de bain. Il vit son image dans le miroir et la trouva belle. Il enserra sa taille et déposa un baiser sur sa nuque. Sa femme n’avait pas besoin qu’il prononce une seule parole… Son étreinte était ferme et tendre à la fois, c’était différent des étreintes un peu mécaniques qu’ils s’échangeaient quand ils se disaient au revoir pour la journée ou quand ils se revoyaient le soir après le travail. Elle savait qu’il ne dirait rien à la rencontre de ce soir. Martin vit son sourire dans le miroir ; elle se retourna et déposa un baiser sur ses lèvres.

« I’m in love with her and I feel fine ! »

On eût dit que les Beatles chantaient avec plus de force, avec plus d’enthousiasme. Leur fille avait dû monter le volume.