Le français, langue commune : une appellation à contrôler

2014/01/27 | Par Charles Castonguay et Bernard Taylor

Le projet de loi 60 propose d’inscrire dans le préambule de laCharte des droits et libertés de la personne la primauté du français comme valeur fondamentale de la nation québécoise. Il serait préférable d’y inscrire comme valeur fondamentale le français, langue commune.

Faire du français notre langue publique commune a émergé comme consensus au sortir de la Révolution tranquille. Mise sur pied en 1968 pour enquêter sur la situation du français, la Commission Gendron, après quatre années de travaux, recommande de « faire du français la langue commune des Québécois […], une langue que tous connaissent […], de telle sorte qu’elle puisse servir […] de moyen de communication entre Québécois de toute langue et de toute origine ».

Elle fonde cette recommandation sur le fait qu’« Il y aura toujours au Québec une masse unilingue francophone, aussi bien dans la région métropolitaine qu’en province », alors que les francophones, pour s’épanouir à Montréal et gravir les plus hauts échelons, doivent parler l’anglais.

Quarante ans plus tard, ce souci de justice sociale demeure tout aussi pertinent. Selon le dernier recensement, plus de la moitié des Québécois, dont plus d’un quart de million d’allophones, ne savent parler que le français, et non pas l’anglais. À l’inverse, moins de cinq pour cent des Québécois ne connaissent que l’anglais. Le français demeure à l’évidence la langue la mieux en mesure d’assurer la cohésion et la justice sociales dans le Québec d’aujourd’hui.

Un an après la Commission Gendron, le gouvernement Bourassa fait un grand pas vers le français, langue publique commune. Il proclame le français langue officielle du Québec. Trois ans plus tard, le gouvernement Lévesque renforce cette orientation avec la Charte de la langue française

Dans son livre blanc qui annonce la Charte, en mars 1977, Camille Laurin présente le principe du français, langue commune, comme garant de la cohésion sociale : « Autant la pluralité des moyens d'expression est utile et féconde sur un même territoire, autant il est nécessaire qu'au préalable, un réseau de signes communs rassemble les hommes. Sans quoi ne sauraient subsister la cohésion et le consensus indispensables au développement d'un peuple. »

Il adresse expressément aux anglophones cet appel à un nouveau vivre-ensemble issu de la Révolution tranquille : « L'anglais […] aura toujours une place importante au Québec [...] Cependant, […] il sera normal que les Québécois, quelle que soit leur origine […], puissent s'exprimer en français, participer de plein droit à une société française, admettre que le français est ici la langue commune à tous. »

Cela n’exclut pas, bien entendu, que les anglophones parlent l’anglais entre eux, en public comme en privé. Ou que les Italiens de Montréal parlent entre eux l’italien.

Le français, langue publique commune est ainsi la valeur fondatrice de la Charte de la langue française. Après l’estompement de son caractère confessionnel, c’est par son caractère français que la société québécoise se distingue maintenant en Amérique. Et le français, langue commune est le principe le plus à même d’assurer ce caractère.

À son retour au pouvoir, Robert Bourassa y adhère pleinement. En s’adressant notamment aux nouveaux arrivants dans son Énoncé de politique en matière d’immigration, en 1990, le second gouvernement Bourassa réitère l’invitation de Camille Laurin à faire société en français : « Depuis le début de la Révolution tranquille, l’action en matière linguistique des gouvernements qui se sont succédé au Québec se fonde sur le principe suivant : faire du français la langue commune de la vie publique grâce à laquelle les Québécois de toutes origines pourront communiquer entre eux et participer au développement de la société québécoise ».

En somme, qu’il soit péquiste ou libéral, depuis 1977 le gouvernement du Québec a promu le français, langue commune comme valeur fondamentale du peuple québécois. La raison en est simple. Le français, langue commune du Québec, a des chances de faire contrepoids à l’anglais, langue commune du Canada, de l’Amérique du Nord et de la mondialisation. Pas un français qui ne détiendrait qu’une quelconque primauté sur l’anglais.

Le projet de loi 14 voulait d’ailleurs inscrire le français, langue commune comme valeur fondamentale dans le préambule de la Charte des droits et libertés de la personne. Le projet de loi 60 propose maintenant d’y inscrire la primauté du français, une valeur au rabais.

Consacrer cela comme valeur quasi constitutionnelle compromettrait le caractère français du Québec. Cela introduirait un bilinguisme ingérable comme trame linguistique de la société québécoise, qui se solderait au profit de l’anglais.

Primauté et prédominance sont synonymes. Et la prédominance d’une langue sur une autre fomente forcément la discorde entre tenants de celle qui domine et tenants de celle qui se trouve dominée. Il s’agit, de par sa nature, d’un principe qui divise. Qui attise la tension entre groupes linguistiques. Un bien mauvais point de départ pour qui veut faire société.

Au contraire, une langue mise en commun rassemble. Elle instaure un sain nationalisme civique. Elle inclut. Apaise les tensions. Invite au partage. Égalise les chances des uns et des autres. Favorise le vivre-ensemble. Elle nourrit le bien commun.

Au sortir de la Révolution tranquille, le Québec ne s’est pas trompé. Au nom de la cohésion et de la justice sociales, il a choisi le français, langue commune comme valeur fondamentale pour la nation québécoise. Il n’y a aucune raison de s’en égarer aujourd’hui.