La judiciarisation du syndicalisme

2014/01/29 | Par Pierre Dubuc


Quand le Parti Québécois a déposé le projet de loi 60 sur la Charte de la laïcité, le premier réflexe de nombre de syndicalistes a été de se précipiter sur leurs calculettes pour évaluer combien il leur en coûterait en frais d’avocats.

Ils se voyaient déjà devant les tribunaux à défendre leurs membres congédiés pour refus d’enlever leurs signes religieux ostentatoires ou à faire face aux poursuites de ces derniers pour avoir refusé de les défendre.

La situation juridique est pourtant claire. Les lois d’ordre public ont préséance sur le Code du travail et il est bien évident que, s’il y a recours devant les tribunaux, il y aura une cause type. Mais cette réaction première est symptomatique d’un état d’esprit fort présent dans le mouvement syndical.

Plutôt que de considérer le débat sur la Charte comme un important enjeu de société, plusieurs syndicats l’abordent par le petit bout de la lorgnette, c’est-à-dire par les intérêts corporatistes du syndicat.

Plutôt que de réfléchir aux moyens pour aider leurs membres à respecter la loi, particulièrement si le port du voile est le résultat de pressions familiales ou sociales, des syndicalistes ont adopté le point de vue dominant, voulant que la Charte soit déclarée anticonstitutionnelle par les tribunaux. Plus inquiétant encore, dans plusieurs milieux syndicaux, les décisions de la Cour suprême sont perçues comme « parole d’Évangile ».

Cela présage mal pour l’avenir, car la Cour suprême sera sans doute appelée, au cours des prochaines années, à se prononcer sur le « droit au travail », dont la Formule Rand. Le gouvernement Harper et des forces de droite veulent transformer progressivement les provinces canadiennes en « Right to Work States » sur le modèle américain.

L’importance du rôle de la Cour suprême et de la Charte des droits et libertés découle du rapatriement de la Constitution de 1982. Avec la Charte, nous sommes passés d'une conception britannique de la démocratie, avec la souveraineté absolue du Parlement, à une conception américaine où dominent le Bill of Rights et la Cour suprême.

Le tant célébré Bill of Rights américain a vu le jour, faut-il le rappeler, dans un pays où le cinquième de la population était réduit en esclavage. Dans l'esprit des Pères de la Constitution américaine, il avait pour but, non pas une plus grande démocratisation, mais la défense des intérêts de la classe dominante contre les tendances « nivelatrices » de la démocratie.

À l’époque, le cens électoral limitait en Europe le droit de vote aux possédants et « protégeait » les biens nantis du suffrage universel. Aux États-Unis, la menace aux intérêts des riches venait des petits fermiers endettés, mais dont les maigres ressources donnaient tout de même le droit de vote et la possibilité de contrôler les assemblées locales.

La classe dirigeante américaine a rapidement vu la nécessité de protéger les droits de propriété des banques et des autres grandes institutions capitalistes par un appareil judiciaire dont les membres seraient nommés à vie et qui possédait le pouvoir de renverser toute loi qui les menacerait.

Au Canada, la situation était différente. Dans le British North America Act de 1867, qui nous tient lieu de constitution, est inscrit le droit de désaveu des lois provinciales par le gouvernement fédéral.

De plus, à de nombreuses reprises, particulièrement au cours des années 1930, le Sénat non élu a été utilisé pour bloquer des législations issues de mouvements populaires, qualifiées évidemment de « populistes », surtout dans l’ouest du pays.

Cependant, avec l'élargissement du suffrage universel, le Canada et les autres pays anglo-saxons ont progressivement eu recours aux chartes des droits et aux tribunaux pour remplacer les institutions non électives déconsidérées, comme la Chambre haute (Sénat, Conseil législatif) et les institutions monarchiques (Gouverneur général, Lieutenant-gouverneur), afin de constituer un rempart contre la « tyrannie de la majorité».

Avec les chartes, on invoque la «primauté du droit», l'indépendance et l'impartialité des tribunaux, le triomphe de la raison sur la passion. Mais, dans les faits, on instaure la «primauté des juges», inamovibles, issus de la classe dominante, nommés pour des considérations partisanes et qui n'ont de comptes à rendre à personne. Et cela nous est présenté comme plus démocratique que la démocratie parlementaire !

Dans son livre sur la judiciarisation du politique (1), Michael Mandel démontre comment les politiciens, tant de droite que de gauche, ont contribué à cet état de fait. Les politiciens de droite ont recours aux tribunaux pour ne pas avoir à consulter la population ou pour se débarrasser d'une question dont ils ne peuvent tirer aucun parti.

Quant aux politiciens de gauche, imités par les syndicats et les groupes de pression, ils sont fascinés par les tribunaux. Les médias s'intéressent immédiatement à leur cause et, comme le souligne Mandel, «la forme du discours judiciaire laisse croire qu'il est possible de revivre l'histoire de David contre Goliath».

Bien entendu, c'est plus facile que d'organiser des campagnes publiques – dont les médias ne parleront pas – ou de créer un syndicat ou une organisation politique. Mais, ce faisant, ces politiciens de gauche et ces syndicalistes s'illusionnent et contribuent à légitimer le système en place.

Depuis son adoption en 1982, la Charte des droits n'a pas réduit les inégalités sociales au Canada, ni la discrimination nationale et linguistique. Au contraire. Elle a charcuté la Loi 101. Cependant, la Charte et son discours axé sur les «libertés individuelles» ont réussi à discréditer toute référence ethnique ou de classe.

Plus dramatique encore, un important courant du mouvement nationaliste et syndical a intériorisé le discours « chartiste » au point d'accoucher d'un « nationalisme civique » dont la pierre angulaire est précisément la Charte des droits.

Les décisions des Cours suprêmes ne sont pas sans liens avec le contexte social et politique et le rapport de forces entre les différentes classes sociales. La Cour suprême des États-Unis, qui a mis fin à la ségrégation sociale au cours des années 1960, est la même qui avait avalisé la ségrégation (« separate but equal ») par sa décision dans le jugement Plessy v. Ferguson de 1896.

Au Canada, c’est à la suite de la grève des dix-sept mille travailleurs des usines Ford à Windsor en 1945-1946 que le juge Ivan Rand a statué sur la formule qui porte son nom. Elle a été introduite dans le Code du travail au Québec en 1977, après l’élection du Parti Québécois, suite au long conflit de la United Aircraft.

Appelée à se prononcer sur la Formule Rand, la Cour suprême a statué, dans la décision Lavigne de 1991, qu’elle violait bel et bien l’article 2 (d) sur la liberté d’association de la Charte canadienne des droits et libertés, mais que cette violation pouvait se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique.

Le requérant s’opposait à certaines dépenses faites par son syndicat, comme des dons au NPD, des montants versés en soutien au Syndicat national des mineurs du Royaume-Uni et à un syndicat de travailleurs de la santé du Nicaragua.

Il n’est pas évident que la Cour suprême, dont la majorité des juges siégeant actuellement ont été nommés par le gouvernement Harper, rendrait le même jugement si elle était de nouveau appelée à se prononcer sur la question.

Aujourd’hui, le contexte est complètement différent. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les forces progressistes étaient à l’offensive partout à travers le monde. Depuis les années 1980, avec l’exemple donné par les gouvernements Thatcher et Reagan et la fin de l’empire soviétique, les forces de la droite dominent.

Partout, le mouvement syndical est acculé à la défensive. Mais le plus inquiétant est qu’il a intériorisé le discours dominant. Les syndicats passent sans doute plus de jours devant les tribunaux qu’en grève. Les effets de toge ont remplacé la lutte des classes. Le syndicalisme s’est judiciarisé.

Le débat actuel sur la Charte de la laïcité peut être salutaire, s’il est l’occasion d’une véritable critique de cette judiciarisation de la politique et du syndicalisme.

Les libertés individuelles sont certes précieuses et fondamentales, mais les individus n'existent pas en dehors de leur nationalité et de leur classe sociale. Aussi, le contrôle judiciaire ne peut être démocratique que dans la mesure où les droits sociaux et nationaux sont pleinement reconnus et respectés, et que le pouvoir est exercé par la majorité de la population.


1. Michael Mandel, La Charte des droits et libertés et la judiciarisation du politique au Canada, Boréal, 1996.