Ukraine : Harper jette de l’huile sur le feu

2014/03/17 | Par Pierre Dubuc

Après le ministre des Affaires étrangères John Baird, qui s’est rendu en Ukraine pour soutenir ouvertement un soulèvement contre un gouvernement élu, celui du premier ministre Ianoukovitch, dont il restait 12 mois au mandat de 5 ans, c’est au tour du premier ministre à se rendre à Kiev le 22 mars prochain. M. Harper est le premier chef d’État du G-7 à annoncer une telle visite.

Dans un autre article (La politique étrangère pétrolière du Canada ), nous avons démontré que Stephen Harper jouait les va-t’en guerre au bénéfice de l’industrie pétrolière canadienne, qui rêve d’une intensification du conflit en Ukraine et d’une rupture des relations commerciales entre la Russie et l’Europe, ce qui ouvrirait le marché européen au pétrole et au gaz naturel de l’Alberta.

Une telle dégradation des relations entre l’Ouest et la Russie signifierait un retour à la Guerre froide et augmenterait le risque d’un conflit armé généralisé.

Plutôt que de chercher à calmer la donne et trouver une solution politique à la crise, le Canada jette – c’est le cas de le dire – de l’huile sur le feu.


Comment l’Ouest a perdu Poutine

Ce n’est pas la première fois que le Canada s’ingère dans les affaires étrangères de l’Ukraine. Sous la gouverne de Paul Martin, le Canada avait joué un rôle de premier plan dans la « Révolution orange » de 2004. Le journaliste Mack MacKinnon nous en avait révélé les dessous dans un article du Globe and Mail (14 avril 2007).

Mark MacKinnon revient à la charge avec un article qui explique comment l’Ouest a perdu Poutine (How The West lost Putin, Globe and Mail, 8/03/24).

Selon lui, ce retour à la Guerre froide n’était pas inévitable. Lorsque Poutine est arrivé au Kremlin, il y a 15 ans, il y avait une lutte de pouvoir entre les siloviki, partisans de la manière forte et venant du KGB comme Poutine, et les réformateurs, qui étaient d’anciens collaborateurs de Yeltsin.

Selon MacKinnon, Poutine était alors hésitant entre les deux tendances. Comme preuve de son ouverture à l’Ouest, il cite le fait que Poutine a été le premier leader étranger à téléphoner à Bush, au lendemain des attentats du 11 septembre, pour lui offrir sa collaboration.

La Russie partage alors des renseignements avec les services secrets américains et ouvre son espace aérien aux avions américains pour l’invasion de l’Afghanistan.

Mais les siloviki prennent de l’ascendant sur Poutine lors de l’invasion de l’Irak et des révolutions de « couleur » en Géorgie et en Ukraine. Ces deux soulèvements ont été activement soutenus par des ONG grassement financées par la National Endowment for Democracy, une organisation paravent de la CIA.

Les siloviki ont réussi à convaincre Poutine que la politique occidentale était de maintenir la Russie faible comme à l’époque de Yelstin, et de faire tomber dans l’orbite occidentale les pays autrefois dans la sphère d’influence de la Russie.

Quand Obama arrive au pouvoir en 2008, il tente de remettre les compteurs à zéro dans les relations entre la Russie et les États-Unis. Poutine joue le jeu et accepte, en s’abstenant au Conseil de sécurité des Nations Unies, l’établissement d’une zone d’interdiction de vol au-dessus de la Libye en 2011.

Mais Poutine est furieux lorsqu’il voit que les Occidentaux manquent à leur parole, transgressent la résolution de l’ONU, et aident les rebelles à renverser Khadafi, un allié de la Russie.

Pour ajouter à l’affront, Hillary Clinton nomme comme ambassadeur à Moscou Michael McFaul, un expert dans l’organisation des soulèvements populaires contre des régimes autocrates. McFaul est l’auteur d’un livre au titre provocateur : « Russia’s Unfinished Revolution : Political Change from Gorbachev to Putin. Ce dernier accuse carrément Hillary Clinton de lancer le signal à ses opposants de se soulever contre lui.

Mark Mackinnon accuse l’Occident de ne pas chercher à comprendre les motivations de Poutine et de s’être désintéressé de la Russie au cours des dernières années. Plusieurs médias, dont le Globe and Mail, ont fermé leurs bureaux à Moscou.

Mais la négligence est encore plus perceptible au sein du gouvernement canadien. M. Harper est le seul membre du G-7 qui n’a pas effectué de visite officielle à Moscou. Bien plus, lorsqu’interrogé à ce sujet par MacKinnon, le ministre des Affaires étrangères John Baird ne se rappelle pas d’une seule rencontre en tête à tête avec son homologue russe Sergei Lavrov. Il ne peut mentionner qu’une participation commune à une rencontre multilatérale dans le cadre de la conférence sur la Syrie à Montreux, en Suisse, au mois de janvier.


Autres temps, autres relations

La situation n’a pas toujours été ainsi. À une autre époque, l’ingérence dans les affaires de la Russie a pris une autre forme.

Au cours des années 1970 et 1980, le premier ministre Pierre Elliot Trudeau avait tissé des liens personnels avec l’ambassadeur de l’Union soviétique au Canada, Alexandre Yakovlev, considéré comme le père de la glasnot et de la perestroïka.

Leurs liens d’amitié étaient tels que les enfants de Trudeau considéraient Yakovlev comme leur oncle, et c’est à cause de ce dernier qu’Alexandre, un des fils de Trudeau, est connu sous le nom de Sacha, diminutif russe pour Alexandre.

Exclu des hautes sphères du Parti communiste, pour ses positions jugées trop éloignées de la ligne du parti, Yakovlev avait été envoyé en exil au Canada à titre d’ambassadeur en 1973.

Quand Gorbatchev a été nommé au Politburo, Yakovlev a senti que les choses pouvaient tourner et il a fait des pieds et des mains pour que Gorbatchev effectue un voyage au Canada. Ce n’est qu’après la mort de Brejnev et l’arrivée au pouvoir d’Andropov, dont Gorbatchev était le protégé, que ce projet a pu se réaliser.

Yakovlev s’est lié d’amitié avec le ministre de l’Agriculture Eugene Whelan et l’a convaincu d’effectuer un voyage en URSS, afin que ce dernier puisse inviter au Canada Mikhael Gorbatchev, alors responsable de l’agriculture en URSS.

Pendant son voyage au Canada, Gorbatchev rencontrera à plusieurs reprises le premier ministre Trudeau, même si cela enfreignait le protocole. Il eût surtout un entretien privé dans le jardin du ministre Whelan avec Yakovlev, où celui-ci lui exposa ses idées de réformes en profondeur de l’URSS. Dans ses mémoires, Yakovlev déclare que 80% de ce qui constituera la perestroïka a été mentionné à cette occasion.

À son retour à Moscou, Gorbatchev rapatriera Yakovlev qui deviendra son principal conseiller. Yakovlev portera, dans le sérail soviétique des années 1980, le surnom que la France révolutionnaire et napoléonienne avait attribué à Talleyrand : « le Diable boiteux ».

Yakovlev a été accusé par les communistes russes et le KGB d’être un agent de la CIA. Il aurait été « retourné » lors d’un séjour aux États-Unis en 1958. Il faisait alors partie d’un groupe de 17 étudiants soviétiques venus étudier aux États-Unis dans le cadre du premier échange d’étudiants entre les deux pays.

Yakovlev a étudié à l’Université Columbia avec Oleg Kalouguine. En juin 2002, ce dernier, qui avait atteint le grade de général-major du KGB, fut condamné par contumace à 15 ans de prison pour la divulgation de secrets d'État. Il était alors réfugié politique aux États-Unis.

L’histoire d’Alexandre Yakovlev et de ses liens privilégiés avec Pierre Elliot Trudeau est racontée dans le livre de Christopher Shulgan, The Soviet Ambassador. The Making of the Radical Behind Perestroika (McClelland & Stewart, 2008)

Même si elle prenait, à l’époque, une autre forme que l’intervention actuelle du gouvernement Harper, la politique du gouvernement Trudeau en était également une d’ingérence dans les affaires de l’Union soviétique. Dans les deux cas, il s’agit d’affaiblir la Russie.


De l’huile sur le feu

Il faut prendre au sérieux les interventions de Stephen Harper en Ukraine et condamner les ingérences du gouvernement canadien dans les affaires internes de ce pays.

Harper ne cherche pas à trouver une solution pacifique au conflit, mais bien à aiguiser les contradictions entre l’Ukraine et la Russie, et entre l’Europe et la Russie, afin de pouvoir présenter le pétrole des sables bitumineux de l’Alberta et le gaz naturel de la Colombie-Britannique comme alternatives aux hydrocarbures russes.

La Russie a déjà fait savoir qu’advenant une rupture de ses relations commerciales avec l’Europe, elle réorienterait ses livraisons de pétrole et de gaz vers la Chine. Le jour où cela se produira, les conditions pour le déclenchement d’une guerre mondiale seront réunies.

Méfions-nous de Stephen Harper. Il a augmenté la contribution canadienne à l’effort de guerre en Afghanistan, il était favorable à une participation canadienne à la guerre en Irak, et il a été un des principaux partisans de l’intervention en Libye.

Harper est un militariste et a reconnu qu’il voulait redéfinir l’identité canadienne autour de la Politique étrangère et de l’armée.

L’élection d’un gouvernement majoritaire du Parti Québécois serait la façon la plus conséquente et la plus efficace d’exprimer le pacifisme du peuple québécois et de s’opposer aux politiques belliqueuses du gouvernement de Stephen Harper.