Les postfaces de Micheline Lachance

2014/04/10 | Par Micheline Lachance

Avec la collaboration de Pierre Godin

Adorons le Veau d’or!

Notre monde est devenu la planète des millionnaires. On en dénombre 12 millions. Seulement en 2012, leur tribu s’est accrue de 9 %, laissant le gros des populations loin derrière. La fortune moyenne des riches américains s’élève à 10 millions de dollars par année, contre 39 900 dollars pour l’Américain ordinaire. Aux États-Unis, la part du gâteau englouti par le 1 % des plus riches est passée en 30 ans de 7 % à 25 %.

Jean-Louis Servan-Schreiber n’en parle pas dans son essai, mais il en est de même au Québec où le capital des 18 richards les mieux pourvus dépasse les 28 milliards de dollars. Avant sa mort, celle de Paul Desmarais, proprio de La Presse, le mieux nanti de notre gros village, frisait les 4 milliards.

Deux facteurs expliquent la croissance exponentielle des riches : la mondialisation, qui enrichit ceux qui la pratique habilement, et la révolution numérique, qui a multiplié les réussites éclair, dont celle de Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook.

D’après Servan-Schreiber, les riches ont gagné la guerre contre tous. Contre les États, car ils n’ont pas de frontières et sont les seuls à détenir un pouvoir mondial. Contre les politiciens dont ils s’amusent des beaux discours sur la démocratie et l’intérêt public.

Contre les médias qu’ils possèdent, laissant leurs mercenaires de la plume ou du gosier papoter sur une liberté d’expression toute théorique, puisqu’ils savent que le pouvoir d’informer leur appartient. Contre les pauvres enfin, car le taux de pauvreté et les inégalités augmentent partout dans le monde.

Durant la récession de 2008-2009, le magot de 7 % d’Américains a grimpé de 28 % en moyenne, celui des 93 % restant a dégringolé de 4 %. Qui sont ces privilégiés? Des PDG d’entreprises aux salaires, bonus et stock-options mirobolants, des banquiers, des traders de la bourse et des «millionnaires du talent» : sportifs, vedettes de cinéma et de la chanson et créateurs.

Pour eux, la sécurité prime le reste, car ils ont la peur au ventre, surtout en période de troubles sociaux. Alors, ils se cachent dans les « gated communities », ces villages protégés par des grilles. Dès qu’ils en sortent, ils s’entourent de gros bras et de chauffeurs armés pour assurer leur protection.

Adeptes de la bonne bouffe, ils sautent dans leur jet privé pour essayer, à Londres ou Copenhague, un nouveau restaurant à… 500 dollars le couvert.

La conclusion de Servan-Schreiber est limpide : le Veau d’or est de retour. Il se laisse adorer à tous les Wall Street de la planète. Qui pourra le terrasser, maintenant que l’argent des riches a anéanti morale, égalité et fraternité?

Pourquoi les riches ont gagné, par Jean-Louis Servan-Schreiber Albin Michel, 2014.


Comme le fils d’Abraham

Et si l’on vous forçait à choisir entre vos deux fils? Lequel serait épargné? Lequel sacrifié? Zohal doit se résigner à faire un martyr d’un des siens, puisqu’il faut venger la mort des grands-parents déchiquetés par un obus.

Jusqu’à ce qu’Amed et Aziz les trouvent dans les décombres de leur maison, la famille vivait paisiblement à l’ombre d’une orangeraie, dans ce pays sans nom qu’on devine au Moyen-Orient.

Un jour maudit, des hommes sont arrivés en jeep. Ils ont convaincu Zohal que l’ennemi voulait s’emparer de ses terres, engrosser, puis tuer les femmes. Et ils lui ont remis une ceinture bourrée d’explosifs. À lui de trancher lequel de ses deux fils la ferait exploser. Celui condamné par la maladie ou son jumeau destiné à perpétuer la lignée?

Pendant que Tamara, la mère, prie, ses fils s’entendent en secret sur l’inéluctable décision à prendre. Ce bouleversant roman du dramaturge chicoutimien Larry Tremblay, dont le thème est vibrant d’actualité et la plume éblouissante, ne laissera personne indifférent.

L’orangeraie, par Larry Tremblay, Alto, 2013.


La Conquête vue de l’intérieur

Parmi les ouvrages consacrés à la Nouvelle-France parus récemment, Vivre la Conquête retient particulièrement l’attention. Son mérite? La petite histoire, celle de simples citoyens, s’imbrique dans l’histoire avec un grand H, celle de la déportation des Acadiens et de la Conquête.

Qu’ils aient été morutier, traiteur, aubergiste ou curé, les personnages qu’on nous présente ont en commun d’avoir traversé la Guerre de Sept Ans. Certains ont su en tirer profit, voire se sont enrichis. D’autres ont tout perdu, tantôt bannis de leurs foyers et déportés au bout du monde, tantôt victimes d’une épidémie.

Ici, on croise le chirurgien qui aurait soigné Montcalm sur son lit de mort. Là, des marins tombés aux mains des Anglais consentent, pour sauver leur peau ou amasser un pécule, à guider les navires ennemis sur le Saint-Laurent jusqu’à Québec qui tombera sous leurs bombardements.

Une vingtaine de tranches de vie racontées par des historiens chevronnés. Telle celle, bouleversante, de Marguerite Blanche Thibodeau. Forcée de fuir l’Acadie, elle aboutit avec les siens à Kamouraska où la population locale les accueille comme des pestiférés. Qui sait si ces Acadiens ne sont pas infectés par la variole?

Vivre la Conquête, sous la direction de Gaston Deschênes et Denis Vaugeois, Septentrion, 2013.


Dickens revisité

À voir le souci de Théo — un ado de 14 ans sorti tout droit d’un roman de Charles Dickens — pour le tableau miniaturé du peintre néerlandais du XVIIe siècle, Fabritius, on se demande si le vrai héros du dernier roman de Donna Tartt n’est pas le mystérieux chardonneret attaché par une chaîne à son perchoir qui y figure.

Ce tableau de maître, Théo ne s’en sépare jamais. Il l’a décroché d’un mur du Metropolitan Museum de New York resté debout, lors d’un attentat terroriste qui a pulvérisé le musée et tué sa mère.

Dès lors, commence pour l’orphelin une vie de vagabondage, de drogue et de larcins avec son ami Boris qui le conduit de New York au désert brûlant du Nevada et à Las Vegas, ou végète son père, un moins que rien qui les a abandonnés, sa mère et lui.

Une brique de 800 pages aussi dense et éblouissante que Le maître des illusions, son premier roman publié il y a dix ans. Mais il faut au lecteur autant de souffle qu’il en a fallu à la prolifique romancière américaine pour l’écrire.

Le chardonneret, par Donna Tartt, Plon, 2014.


Réinventer sa vie

L’usure du couple est au cœur de ce roman de Douglas Kennedy dont les bestsellers ont l’habitude de se retrouver au cinéma (La femme du 5e,L’homme qui voulait vivre sa vie).

Lauren Warren a 40 ans. Elle aime son travail de technicienne en radiographie, même si elle rêvait de devenir médecin. Mais voilà, elle est tombée enceinte et s’est mariée. Les années ont filé, les enfants ont grandi. Aujourd’hui, son mariage bat de l’aile et le chômage prolongé a aigri son mari.

Pour échapper à sa décevante existence, elle se rend à un colloque à Boston. Le hasard met sur sa route Richard, un assureur aussi frustré qu’elle, tant au travail qu’à la maison. Quelques tête-à-tête, au cours desquels tous deux s’épanchent, en plus de nouer une complicité intellectuelle, et ils s’avouent prêts à repartir à zéro. Ensemble. Comme si l’on pouvait, après une courte escapade en dehors du temps, se réinventer une vie!

Kennedy crée des personnages angoissés, qui paient chèrement leurs mauvais choix d’hier, sans pour autant toujours réussir à s’en libérer.

Cinq jours, par Douglas Kennedy, Belfond, 2013.