Ukraine : jusqu’où ira Harper?

2014/05/06 | Par Pierre Dubuc

Le gouvernement de Stephen Harper est en train d’engager le Canada dans une spirale guerrière en Ukraine sans avoir consulté le Parlement et sans débat public.

Le 30 avril dernier, il annonçait l’affectation dans la région de la frégate NCSM Regina. La veille, six avions de chasse CF-18 partaient pour la Roumanie.

Une semaine plus tôt, le 23 avril, Harper annonçait le versement de 11 millions de dollars pour l’envoi de 500 observateurs qui se rendront en Ukraine pour surveiller le déroulement des élections.

Le 13 mars 2014, le gouvernement canadien avait déjà annoncé une aide financière de plus de 220 millions à l’Ukraine « pour stabiliser son économie ».

À ce soutien militaire et économique à l’Ukraine, s’ajoutent toute une série d’autres mesures : rappel pour consultation de l’ambassadeur du Canada à Moscou; appel au boycott de la réunion du G-8 prévue à Sotchi; suspension de toute participation à des activités militaires et économiques avec la Russie; gel des avoirs et interdiction de voyager au Canada imposés à différentes personnalités ukrainiennes et russes; co-parrainage d’une résolution sur l’Ukraine à l’Assemblée générale de l’ONU.

Avant même le renversement du gouvernement légitimement élu d’Ianoukovitch le 23 février 2014, le gouvernement canadien s’est ingéré dans les affaires ukrainiennes.

Le 26 janvier 2014, Andrew Bennett, décrit comme « l’ambassadeur du Canada pour la liberté de religion », a effectué une visite en Ukraine « durant laquelle il a exprimé la préoccupation constante du Canada en ce qui a trait aux violations des libertés fondamentales ».

Le 14 février, John Baird, le ministre des Affaires étrangères, annonçait l’octroi de fonds destinés aux activistes ukrainiens par l’entremise d’une contribution à l’International Renaissance Foundation, une organisation non gouvernementale ukrainienne, fondée par le milliardaire américain d’origine hongroise George Soros.

Deux semaines plus tard, le ministre Baird se rendait en Ukraine où il apportait un soutien ouvert au renversement du gouvernement démocratiquement élu d’Ianoukovitch en se faisant filmer en portant le foulard des opposants.

Le 22 mars, le premier ministre Harper effectuait une visite en Ukraine et rencontrait le président par intérim Olexandre Tourtchinov et le premier ministre Arseni Iatseniouk. Il a annoncé à cette occasion que le Canada accordait une contribution de 775 000 dollars pour une mission de surveillance de la situation politique et de la sécurité en Ukraine, dirigée par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).


L’ingérence canadienne

L’ingérence du Canada dans les affaires intérieures ukrainiennes n’est pas nouvelle. Un document du ministère des Affaires étrangères, révélé par le Globe and Mail, nous apprend que le Canada « a envoyé trop d’observateurs » pour surveiller l’élection parlementaire de 2012 avec 357 observateurs.

Pour la prochaine élection, il en enverra 500, dont 12 parlementaires, 150 qui feront partie de la mission de l’OSCE, mais 338 autres observateurs indépendants. Le Canada est le seul pays qui envoie en Ukraine des observateurs sur une base bilatérale.

Ce n’était pas la première intervention canadienne dans les affaires ukrainiennes. Un article du Globe and Mail (14 avril 2007), sous la signature de Mark MacKinnon, nous a appris que des diplomates et des politiciens canadiens ont joué un rôle de premier plan dans la « Révolution orange » de 2004.

L’ambassade canadienne aurait versé plus d’un demi-million de dollars et aurait organisé des réunions secrètes avec les représentants de 28 ambassades de pays occidentaux pour influencer le résultat de l’élection.

Un Canadien d’origine ukrainienne, M. Wrzesnewskyj, s’est vanté à l’époque d’avoir investi 250 000 $ de sa fortune personnelle dans l’élection en faisant transiter les fonds par l’intermédiaire de l’Université de l’Alberta. Il a parrainé le contingent de 500 observateurs venus du Canada à même des fonds fédéraux et de 500 autres Ukrainiens venus de façon « indépendante ».


Harper, défenseur des libertés?

À moins de croire qu’un premier ministre qui bafoue constamment au Canada les droits démocratiques des ses concitoyens se transforme subitement en ardent défenseur des libertés démocratiques à l’étranger, il faut chercher d’autres motifs à l’implication canadienne en Ukraine.

D’abord, facteur non négligeable, Stephen Harper est un militariste. Il a déjà affirmé vouloir reconstituer l’identité canadienne autour de la politique étrangère, de la défense et des forces armées.

Il a commémoré dans un faste exceptionnel le 90e anniversaire de l’assaut de la crête de Vimy par les troupes canadiennes lors de la Première guerre mondiale et il a présenté l’événement comme étant rien de moins que l’acte fondateur du Canada. Plus récemment, il a célébré en grandes pompes le bicentenaire de la guerre de 1812 avec les États-Unis.

Après l’échec lamentable de la mission en Afghanistan, Harper essaie de redorer son blason en jouant les gros bras en Ukraine avec un remake de la Guerre froide.


Des enjeux géopolitiques

Nos médias essaient de présenter la situation en Ukraine comme une manifestation d’une politique impérialiste et agressive de la Russie. Mais un peu de recul historique démontre que l’offensive impérialiste est plutôt celle de l’OTAN. Les deux cartes suivantes permettent d’identifier la véritable puissance expansionniste. La première carte illustre la répartition des zones d’influence entre l’OTAN et l’URSS, avant le démantèlement de cette dernière.

La deuxième carte montre le rapport de forces actuel.



En passant, le fait que les CF-18 canadiens seront stationnés en Roumanie est déjà par lui-même assez significatif!


L’enjeu du pétrole

L’activisme politique du gouvernement Harper s’explique aussi par les intérêts des pétrolières de l’ouest du pays. L’objectif géostratégique des États-Unis et du Canada est d’envenimer les relations entre l’Europe et la Russie et de raffermir les relations entre l’Europe et les États-Unis.

L’entente de libre-échange transatlantique entre l’Europe et les États-Unis présentement en négociation – après l’entente entre l’Europe et le Canada – poursuit le même objectif.

Les États-Unis et le Canada veulent mettre fin à la dépendance de l’Europe à l’égard du pétrole et du gaz naturel russe.

Six sites portuaires de liquéfaction de gaz naturel sont présentement en construction aux États-Unis. Le but est d’exporter du gaz naturel en Asie afin de pouvoir rediriger la production du Moyen-Orient et de l’Afrique vers l’Europe.

L’Australie participe à la même opération avec 6 projets d’installations de liquéfaction de gaz naturel en opération et sept autres en construction. En 2018, l’Australie va supplanter le Qatar comme plus grand exportateur de gaz naturel et, dans 4 ou 5 ans, les États-Unis devraient dépasser la Malaisie au 3e rang des pays exportateurs.

L’inversion de l’oléoduc d’Enbridge et le projet de construction d’un oléoduc par Trans-Canada Pipeline pour acheminer le pétrole des sables bitumineux vers les ports de Cacouna et de St-John au Nouveau-Brunswick s’inscrivent dans le même projet : alimenter l’Europe en hydrocarbures pour troquer sa dépendance à la Russie par une dépendance à l’Amérique du Nord.


Le pivot asiatique de la Russie

Évidemment, la Russie n’est pas sans réagir. Le jour même où les États-Unis annonçaient la mise au ban du milliardaire russe Genady Timchenko, celui-ci apparaissait à la télévision chinoise.

Au mois de mai, Vladimir Poutine sera à son tour en Chine pour signer un contrat majeur d’exportation de gaz naturel. Il devrait également annoncer l’adhésion de la Russie à la China Union Pay Credit Card, le système de carte de crédit le plus populaire au monde après Visa et Master Card.

Également à l’ordre du jour avec ses homologues chinois, il y aura un important contrat d’achat d’armes russes par la Chine.

Il est aussi annoncé un important contrat entre la société russe Rosneft et la China National Petroleum pour l’exploration pétrolière dans l’est de la Sibérie.

Cette consolidation de deux blocs impérialistes, regroupant d’une part l’Europe et les États-Unis, et de l’autre, la Russie et la Chine, nous ramènent à la politique de la Guerre froide.

D’ailleurs, un article du New York Times révélait dernièrement que les États-Unis sortaient des boules à mites et remettaient en vigueur la vieille politique du containment de George Kennan à l’égard de la Russie.


Où sont les pacifistes?

Le Québec n’a absolument rien à gagner à cette croisade du gouvernement Harper en Ukraine. Sa tradition pacifiste est en nette contradiction avec le militarisme de Stephen Harper.

Les nombreuses décisions prises unilatéralement par le gouvernement fédéral dans ce dossier démontrent une fois de plus que le Québec n’a pas voix au chapitre.

Bien plus, ces décisions ont été prises sans consultation avec le Parlement. Dans un livre bientôt à paraître – The Strategic Constitution. Understanding Canadian Power in the World – le professeur de l’Université de Toronto Irvin Studin soutient que la Constitution canadienne autorise le premier ministre à agir ainsi unilatéralement!

Dans ce dossier de l’Urkaine où s’entremêlent pétrole et guerre, environnementalistes, pacifistes et souverainistes devraient se trouver sur la même longueur d’ondes. Cependant, on n’entend que les environnementalistes qui s’opposent aux oléoducs. Où sont donc les pacifistes et les souverainistes?