Pour une laïcité sans adjectif

2014/07/28 | Par François Doyon

Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.
Mathieu 21 : 21

Le projet de charte de la laïcité du Parti Québécois est peut-être mort et enterré, le combat pour la laïcité se poursuit toujours au Québec. Mais depuis le débat sur la charte qui a fait rage il y a quelques mois, ceux qui défendent la laïcité se font traiter de xénophobes, de racistes, d’islamophobes, d’arabophobes sinon carrément de paranoïaques. Dans Enfin la laïcité, Bernard La Rivière examine les arguments pour en séparer le bon grain de l’ivraie sophistique, définit la laïcité d’une façon enfin rigoureuse et débusque la stratégie rhétorique des solidaires, complices de l’islam politique, qui font passer les défenseurs de l’héritage du Siècle des Lumières pour de sombres fascistes.


Les arguments des bien-pensants

Bernard La Rivière commence par nous servir un petit florilège d’arguments contre le projet de charte de la laïcité. En voici un petit aperçu. Aucun autre pays dans l’hémisphère ouest n’a ce genre d’exclusion des signes religieux dans la fonction publique (Charles Taylor). La Charte est comme la ségrégation raciale aux États-Unis dans les années 1960 (Charles Taylor)1. On ne peut invoquer aucun motif supérieur pour défendre la charte devant les tribunaux (Gérard Bouchard). Reléguer les symboles et pratiques minoritaires dans la sphère privée serait une façon d’ostraciser des personnes (Jocelyn Maclure). Le racisme et la xénophobie liés au projet de charte sont prouvés par le vandalisme contre une mosquée à Saguenay (Adil Charkaoui). Une charte qui exclurait les signes religieux chez les fonctionnaires est une injustice et une inégalité (Fédération des femmes du Québec). La laïcité véhicule une idéologie antireligieuse (Solange Lefebvre). Un Québec souverain pourrait se faire exclure de l’accord de libre-échange s’il ne respecte pas les minorités (Yves Boisvert). Exiger d’un employé qu’il renonce à porter un signe religieux sous peine de perdre son emploi, c’est violer sa liberté de conscience (Stéphane Dion). Et caetera.

Plusieurs de nos intellectuels veulent ainsi avoir l’air ouverts et inclusifs. Mais curieusement, d’après le résumé que fait Antoine Robitaille des lettres reçues par Le Devoir au mois de septembre 2013, ce sont des personnes immigrantes qui sont les plus nombreuses à plaider pour la charte. Tous des gens qui ont intériorisé le racisme?

On en vient à cet ironique constant : les opposants à l’interdiction totale des signes religieux dans la fonction publique sont presque tous d’accord pour dire que l’interdiction ne devrait viser que les personnes en autorité comme les policiers et les gardiens de prison. Comme le remarque avec justesse Bernard La Rivière, « Cet argument avoue implicitement qu’il y a un impact au port de signes religieux » (p. 40). Difficile alors de dire que la présence de signe religieux dans les écoles n’a pas du tout d’impact et en même temps dire qu’un juge ne devrait porter de signes religieux ostentatoires. Une contradiction qui aurait dû mettre fin immédiatement au débat, si tout le monde avait accepté de respecter les exigences de la rationalité.


Ce qu’est la laïcité

L’auteur va ensuite nous rafraîchir la mémoire sur ce qu’est vraiment la laïcité. Il va accorder son assentiment à la définition qu’en donne le philosophe français Henri Peña-Ruiz : « la laïcité, c’est un cadre juridique et politique permettant à des êtres différents du point de vue des options spirituelles ou des convictions personnelles de vivre ensemble » (p. 60). Ceux qui parlent de laïcité « ouverte » insultent tous ceux qui défendent la laïcité, car il n’y a aucune fermeture dans le fait de vouloir séparer la religion et la politique. Cette idée d’ajouter un adjectif à un idéal politique n’est qu’une vulgaire et démagogique stratégie rhétorique. La laïcité n’est pas la gestion du pluralisme religieux, elle est au contraire le souci de l’universel et des valeurs communes.

Pour la laïcité sans adjectif, l’éducation a pour tâche essentielle de défendre la liberté de conscience : « l’exercice du jugement réfléchi s’acquiert et la liberté de penser ne doit pas être confondue avec la spontanéité : si les élèves sont déjà étiquetés identifiés, ils deviennent aux yeux des autres les porte-parole de leur communauté ou de leur famille et ils sont contraints de se défendre plutôt que de dialoguer pour exercer librement leur jugement » (p. 65). Ainsi, au lieu d’imposer un programme de dix ans de cours d’éthique et de culture religieuse, il aurait été préférable de faire de la philosophie pour enfants, car « raconter l’épisode de l’arche de Noé en s’interdisant d’être critique envers les religions enseignées, comme le veut le programme, c’est pour le moins irresponsable » (p.70).


Des limites à la liberté de manifester sa religion

Bernard La Rivière va ensuite revoir les différentes déclarations et chartes de droits qui sont souvent invoquées dans le débat sur la laïcité. Ce qu’il va dire de l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme est particulièrement intéressant : « “manifester en public” signifie-t-il que “sa religion ou sa conviction” peut être manifesté dans les institutions d’État? Pourrait-on célébrer une messe, accueillir le prêche d’un imam, installer la statue de Bouddha ou organiser toute autre cérémonie religieuse dans les locaux du Parlement? Serait-ce brimer la liberté de religion que de l’interdire? Bien sûr que non » (p.75).

La liberté de religion, comme toute liberté, peut et doit être limitée lorsque le bien commun l’exige : nos codes civil et criminel regorgent d’exemples de ce genre de limitation. Plusieurs pays européens interdisent les signes religieux dans la fonction publique sans que l’ONU les déclare comme délinquants. Les Américains ne considèrent pas qu’ils violent leur Bill of Rights de 1791 en interdisant les signes religieux dans les écoles. La Cour européenne des droits de l’homme a mainte fois statué que l’interdiction du port de signes religieux dans le cadre d’un emploi dans une institution d’État fait partie des mesures nécessaires dans une société démocratique. Les Inclusifs sont-ils vraiment sérieux lorsqu’ils accusent les défenseurs de la laïcité de xénophobie, de racisme et d’islamophobie? Si oui, alors ils devraient logiquement lancer les mêmes accusations à l’ONU et à la Cour européenne de droits de l’Homme.

Selon Bernard La Rivière, le bien commun exige qu’on mette fin à l’influence politique des religions : « si la charte des valeurs est contre quelque chose, elle est contre les privilèges et les intégrismes religieux. Elle est une mesure préventive nécessaire afin d’empêcher les intégristes de gagner du terrain au sein de l’État et pour éviter que des privilèges indus soient accordés à certaines croyances » (p.86).


Le dur combat du Québec pour la laïcité

Bernard La Rivière nous offre ensuite un aussi intéressant qu’instructif rappel de l’histoire de la laïcité au Québec. Une histoire que semblent superbement ignorer Jocelyn Maclure et Charles Taylor, car alors que ces intellectuels de haute voltige estiment que le pouvoir de l’Église a été beaucoup plus circonscrit qu’on le dit généralement, un historien sérieux comme Yvan Lalonde tient compte de ceux qui ont affronté réellement son pouvoir. Rappelons-nous qu’en 1838, l’évêque de Montréal, Monseigneur Lartigue, déclare que les patriotes sont des traîtres et assure à la reine Victoria son attachement inviolable pour l’Angleterre. Rappelons-nous que La Société Saint-Jean-Baptiste verra dans le projet de création d’un secteur non confessionnel dans le système d’éducation une menace antidémocratique. Rappelons-nous que Jean Lesage dira qu’il ne permettra pas la création d’« écoles athées ». Rappelons-nous qu’il faudra attendre l’an 2000 pour les commissions scolaires cessent d’être affiliée à une religion. Les faits le prouvent : il y a bien existé une religion catholique, spectaculaire et ostentatoire au Québec, au XIXe et au XXe siècle. Comment Charles Taylor peut-il oser écrire que la religion catholique n’a pas été trop puissante au Québec?


Le hidjab

Bernard La Rivière va ensuite apporter des correctifs importants aux préjugés colportés dans l’espace public sur le hidjab. Il nous rappelle qu’islamistes exceptés, tous et toutes admettent sans problème que le port du voile n’est pas une obligation coranique. Il suffit de savoir lire et de prendre le temps de lire : dans le saint Coran, le mot « hidjab » apparaît dans sept versets et aucun de ces versets n’affirme qu’il est obligatoire que la femme soit voilée, pour la simple raison que le mot « hidjab », dans la dictée d’Allah, n’est jamais un mot qui désigne le voile islamique que portent les femmes.

Concernant la question du sens du voile, une lettre de saint Paul nous dit que la femme, en raison de son infériorité, doit porter sur la tête un signe de sujétion. Nous avons ici un argument scripturaire pour reprocher aux femmes voilées de ne pas voir dans cette dévalorisation des femmes un élément offensant dans ce symbole de soumission qu’est le voile. Peu importe le sens personnel qu’on pourrait donner au voile, on ne pourrait pas porter une croix gammée sans que le sens qu’a acquis ce symbole depuis le IIIe Reich n’offense la plupart des gens. De la même manière, si, aujourd’hui, des jeunes juifs se mettaient à porter l’étoile jaune à l’école, en disant « c’est ma liberté », devrait-on les laisser faire?

À ce sujet, Bernard La Rivière souligne superbement l’incohérence de Québec Solidaire : « On peut tout de même se demander comment Québec Solidaire, qui est un parti féministe et dont je partage toutes les autres positions, un parti qui convient que les religions ont de tout temps opprimé les femmes, qui reconnaît que ce sont les luttes de nos mères et de nos grands-mères qui ont mis fin à de multiples oppressions, comment se fait-il qu’il n’entende pas les femmes immigrantes qui ont lutté contre le port du hidjab? Comment se fait-il qu’il puisse critiquer l’intégrisme protestant, mais pas l’intégrisme islamique? » (p. 121). L’incohérence de la gauche « ouverte » se manifeste aussi clairement dans les propos contradictoires du politicologue Jean-Marc Piotte. Dans son dernier livre, Démocratie des urnes et démocratie de la rue, il affirme que les employés de l’État « devraient, dans leur travail, s’abstenir du port de signes religieux ostentatoire. » Deux jours après la parution d’une recension de son livre dans Le Devoir, il va dire du projet de charte du PQ que « Ça vise les musulmanes. Pourquoi ça vise les musulmanes? Parce que c’est payant, en termes électoraux. Pour moi, ça, c’est du populisme de droite […] ». Donc, Monsieur Piotte, il faut interdire les signes religieux, mais pas ceux que portent les femmes musulmanes?


L’islamisme

Bernard La Rivière explique ensuite pourquoi il est, selon lui, tout à fait raisonnable de craindre l’islamisme. L’islamisme menace gravement la laïcité. En effet, la laïcité est une philosophie politique de la religion dont le principe fondamental est la séparation complète et totale du politique et du religieux. Autrement dit, les croyances religieuses ne doivent avoir aucune influence sur le politique et aucun privilège ne doit être accordé à une personne ou un groupe de personne en raison de ses croyances religieuses, aussi sincères soient-elles. Or, l’islamisme est par définition l’usage politique d’une religion. L’islamisme cherche à combattre, voire à éliminer les caractéristiques de la modernité occidentale. Son projet est de conquérir la civilisation des Lumières par l’imposition de la charia à l’échelle planétaire. « De cela il est légitime d’avoir peur, c’est-à-dire qu’il est légitime d’être islamistophobe. Pourtant, c’est le mot islamophobe qui revient toujours » (p. 135). Il faut savoir que le mot islamophobe a été forgé par les intégristes iraniens de la fin des années 1970 pour faire de l’islam un objet intouchable sous peine d’être accusé de racisme. Une accusation que les intellectuels cherchent généralement à éviter à tout prix, quitte à jouer le jeu des intégristes.

Les partisans de la laïcité ne luttent pas contre l’islam ou aucune religion, ils luttent contre son usage politique. Selon Bernard La Rivière, les biens pensants de Québec Solidaire, favorise sans peut être le savoir l’avancé de l’islamisme politique en défendant le « choix » de celles qui acceptent de se laisser imposer le voile. Les femmes qui le portent sont, intentionnellement ou non, les porte-étendards d’une mouvance politique radicalement antidémocratique. Bernard La Rivière écrit donc avec raison que « Québec solidaire appuie un certain intégrisme en adoptant la posture de la “laïcité ouverte” et en défendant le port de signes religieux ostentatoire dans les institutions d’État » (p. 161). Ce faisant, Québec Solidaire accorde plus d’importance aux droits individuels de certaines immigrantes qu’au droit collectif des Québécois à un État totalement séparé de la religion. Plutôt étrange pour un parti qui se dit préoccupé par le bien commun.

La gauche devrait apprendre à faire la distinction entre l’islamisme et l’islam. Les laïcs sans adjectif n’ont pas une phobie de l’islam, ils craignent de façon tout à fait légitime et rationnellement justifiée son usage politique par les intégristes. Il n’y a rien de xénophobe, de raciste ou d’islamophobe à s’opposer à l’instrumentalisation politique d’une religion. On ne peut se dire en faveur de la laïcité sans être contre l’intrusion de la religion dans la politique. « [I] l y a une différence majeure entre islam et islamisme, entre musulman ou musulmane et islamiste, entre islamophobie et “islamistophobie”. Il convient de faire ces distinctions, vu le trio d’insultes si souvent servi aux laïques accusés, je le répète, d’être “xénophobes, racistes et islamophobes” » (p. 133-134).

Après des mois d’accusations diffamatoires, Enfin la laïcité défend avec succès la nécessité d’achever finalement la laïcisation de l’état québécois. Il ne faut pas se leurrer, l’intégrisme religieux existe au Québec et, même s’il n’est peut-être qu’embryonnaire, il constitue une négation absolue de la laïcité qu’il faut combattre avec vigueur et courage. De toute façon la laïcité est avant tout un principe démocratique, pas la solution à une menace. Ce ne sont pas les lâches accusations de xénophobie, de racisme et d’islamophobie que nous lancent des intellectuels bien-pensants au cerveau d’argile qui feront mourir l’idéal démocratique d’une laïcité sans adjectif, c’est-à-dire pleinement assumée.

1 Notons que Taylor se désolait de la décision du gouvernement ontarien de s’opposer à l’instauration de tribunaux de la charia.