L’annexion de l’Écosse

2014/08/26 | Par Christian Néron

L’auteur est membre du Barreau du Québec, constitutionnaliste, historien du droit et des institutions.

Au moment où le Canada s’apprête à commémorer la conférence de Chalottetown et que les Écossais réfléchissent à leur avenir, il peut être éclairant de prendre connaissance de ce qui a été dit sur la situation politique de l’Écosse une semaine avant le vote du 10 mars 1865 sur la Confédération. Lors de son allocution, un jeune député de 28 ans, Joseph François Perrault, rappelait au souvenir de ses compatriotes, séduits par de trop belles promesses, le cas de l’Écosse comme d’un coup de force qu’il fallait à tout prix considérer avant de se prononcer de façon précipitée sur le projet de Confédération. C’est un extrait de son allocution sur l’annexion de l’Écosse par l’Angleterre qui vous est présentée ci-dessous.


DÉBATS PARLEMENTAIRES
sur la Question de la
CONFÉDÉRATION
des

PROVINCES DE L'AMÉRIQUE BRITANNIQUE DU NORD

3e Session, 26e Parlement Provincial du Canada


QUÉBEC, 1865
VENDREDI, 3 mars 1865

Joseph F. Perrault, député de Richelieu – M. Le Président : Ce n’est pas sans une hésitation facilement comprise que j’ose aujourd’hui motiver mon vote sur la question de la confédération des provinces de l’Amérique britannique du Nord…

[…]

Puis à la page 603 :


Il y a deux autres faits historiques qui se rattachent à l'existence politique des peuples, et qu'il est bon de noter. On sait pendant combien de temps l'Écosse et l'Irlande résistèrent à l'envahissement de l'Angleterre. Les luttes furent longues et obstinées, mais ces deux nations durent céder à la politique d'envahissement et à la puissance d'assimilation de la nation anglaise. Mais voyons quels moyens l'Angleterre a employés pour arriver à son but.

Hélas ! l'histoire impartiale nous le dit, comme elle nous dira quels sont les moyens employés aujourd'hui pour anéantir notre nation sur ce continent. L'histoire inscrit en lettres d'or, sur ses plus belles pages, les noms des hommes qui ont combattu pour les droits et les libertés des peuples ; mais elle inscrit aussi sur ses pages les plus sombres les noms de ceux qui vendent ces libertés et ces droits… pour des titres ! pour des honneurs ! pour du pouvoir ! et pour de l'or ! …

Nous jouissons aujourd'hui d'un gouvernement responsable, chèrement acheté au prix d'un siècle de luttes héroïques et, avant que de céder un pouce de terrain reconquis !... nous devons examiner ce que nous promettent les changements constitutionnels projetés. Profitons de l'exemple des peuples qui pleurent amèrement aujourd'hui la perte de leurs droits politiques !... perte amenée par des changements constitutionnels du genre de ceux qui sont proposés aujourd'hui au Bas-Canada.

Voici ce que je lis à propos de la réunion de l'Écosse à l'Angleterre en 1706 :

« La reine Anne exécuta, en 1706, un projet inutilement tenté par Guillaume III : la réunion de l'Angleterre et de l'Écosse en un seul royaume sous la domination de la Grande-Bretagne. L'indocilité des Écossais, l'antipathie mutuelle des deux peuples, les troubles sans cesse renaissants de ces principes, rendaient ce projet fort utile et en même temps multipliaient les obstacles. »

Ainsi, l'on voit que l'antipathie des deux races suscitait de nombreux obstacles au projet de l'Angleterre et, pour faire disparaître ces obstacles, on prit exactement les mêmes moyens que ceux adoptés ici pour préparer la confédération, c'est-à-dire que l'on nomma une conférence ! ou des commissaires chargés de préparer l'acte de réunion ! Ces commissaires s'entendirent sur la question générale mais, dit M. Émile de Bonnechose :

« Les dissentiments éclatèrent sur la manière dont les Anglais entendaient composer le nouveau parlement des royaumes-unis et, tandis que la population de l'Écosse était le sixième de la population anglaise, ils n'accordaient à la représentation de ce royaume, dans les communes, que quarante-quatre membres, ou un treizième de la représentation totale. Seize pairs seulement devaient être choisis par élection dans le corps entier de la pairie écossaise pour siéger dans la chambre des lords en Angleterre.

« La rigueur de ces dernières clauses, dans lesquelles le peuple écossais vit une offense, excita un mécontentement général : il devait résulter, pour les premiers temps surtout, d'un traité d'union entre les deux peuples, un froissement d'intérêt matériel préjudiciable à un grand nombre, comme il arrive à la suite de toute commotion politique importante : les blessures de l'amour-propre national auraient suffi d'ailleurs pour rendre les Écossais insensibles aux avantages éloignés de ce pacte, et tous les partis, whigs et torys, jacobistes et williamistes, presbytériens, épiscopaux et cameroniens, s'unirent pour le rejeter. »

Ainsi, nous voyons ici une population presque tout entière s'unir pour repousser un projet d'union qu'on veut lui imposer, et cependant, malgré l'opposition presque unanime de l'Écosse et des Écossais, l'Angleterre parvint à imposer cette union par des moyens dont elle n'hésite pas à faire l'emploi ! Continuons :

« Les commissaires du gouvernement furent en butte aux insultes de la population, qui brisa les maisons de plusieurs officiers de l'État, partisans de l'union, tandis qu'elle portait aux nues le duc de Hamilton, le plus illustre entre les opposants. Les ducs de Queensberry et d'Argyle, les comtes de Montrose, de Stair, de Roxburgh et de Marchmont essayèrent en vain d'opposer la raison à l'explosion du sentiment patriotique et de fureur nationale, mais, ce que les meilleurs arguments ne purent obtenir, la corruption le fit !

« Une partie de l'or promis par les commissaires anglais comme dédommagement des charges nouvelles qui allaient peser sur le royaume voisin, fut répartie entre leurs collègues écossais et plusieurs membres influents du parlement siégeant à Édimbourg ; dès lors, tous les obstacles furent aplanis : le traité d'union, que la majorité du peuple écossais considérait comme un suicide, et que n'eussent point sanctionné les hommes les plus purs et les plus irréprochables, obtint l'assentiment d'une majorité vénale ; ce pacte fameux, enfin, réputé un opprobre pour l'Écosse, où elle voyait l'immolation de ses intérêts et de sa gloire, et qui devait lui ouvrir, dans la suite des temps, une ère jusque-là inconnue de paix et de prospérité, fut signé le 1er mai 1707, et fut considérée comme une grande victoire par l'Angleterre, toutenivrée déjà du succès de ses armes sur le continent. »

Eh bien, voilà ! M. le Président, un exemple frappant de la manière dont la politique de l'Angleterre sait triompher des résistances les mieux motivées ! ... et ce, même contre la volonté unanime d'une race ! On voit l'Écosse considérer l'union avec l'Angleterre comme un suicide !... et cependant, l'union trouve une majorité en sa faveur dans le parlement d'Édimbourg ! Je n'ai nullement besoin, M. le Président, de commenter ces forfaits plus longuement : ils parlent éloquemment par eux-mêmes ! ( Écoutez ! Écoutez ! )


* Une nouvelle édition de l’allocution de Perrault sera publiée sous peu aux Éditions Belle Feuille.