« Je suis un fils déchu… »

2014/11/19 | Par Michel Rioux

Tard ce soir-là, Philippe Couillard, assis face au lac Saint-Jean, cette mer intérieure que les Montagnais avaient baptisée Piékouagami, était perdu dans ses pensées. La lune, pleine, se mirait sur le plan d’eau étonnamment calme pour la saison. Il n’avait pas le cœur à la fête, loin de là. Il l’avait plutôt à l’envers, le cœur.

Ce dimanche soir, il n’arrivait pas à chasser de ses pensées cette lettre d’une lectrice du Devoir qu’il avait lue le lundi précédant. D’ordinaire si cérébral, il était poursuivi par cette lettre qui lui tordait l’esprit et, il lui fallait l’admettre, lui chamboulait le cœur. Tous les mots s’étaient imprégnés dans sa conscience et l’avaient hanté toute la semaine.

Dans son salon de St-Félicien, ces mots lourds de sens étaient venus labourer son âme. « Il y a d’abord eu cette déclaration douteuse pendant la campagne électorale : les ouvriers, dans les usines, se devaient d’être bilingues au cas où des visiteurs… Puis, une fois élu, quelques vagues allusions à la nécessité pour le Québec de signer enfin la Constitution. Également cette justification à propos du pétrole bitumineux, que nous devons accueillir à bras ouverts sur (et dans) notre fleuve en reconnaissance de ce que les Albertains paient pour nous (…). Sans compter ce discours unilingue anglais en Islande parce que, a-t-il expliqué, « le monde entier sait que le Québec est francophone ». Enfin, cette déclaration en appui à la décision du fédéral de rebaptiser le pont Champlain « pont Maurice-Richard » ! Quelqu’un pourrait-il expliquer à notre premier ministre qu’à ce rythme, il aura rapidement les genoux en charpie ? Lui faire savoir que la position debout est plus honorable pour quelqu’un qui parle et décide au nom d’un peuple ? »

Qu’une simple lettre d’une inconnue publiée dans Le Devoir l’ait troublé à ce point, Philippe Couillard n’arrivait pas à se l’expliquer. Lui, neurochirurgien en contrôle de ses émotions, rompu à la maîtrise de ses gestes comme de ses sentiments, s’était pourtant convaincu d’avoir une cuirasse à toute épreuve.

Les yeux mi-clos, perdu sans ses pensées, le livre qu’il lisait lui tomba des mains. Ce livre, c’était sa bible, son inspiration pour mener à bien la déconstruction du modèle québécois. La jaquette rouge vif mettait en évidence le noir du titre : The Fourth Revolution, écrit par deux journalistes de la revue The Economist, dont Robert Bourassa ne ratait pas un numéro.

Philippe Couillard avait sombré dans un profond sommeil, bientôt agité par de terribles cauchemars.

Lui était alors apparu, comme dans un film en cinémascope, son ancêtre Jean-Baptiste Couillard, mort en 1759, à 30 ans, tué à Montmagny par les Anglais qui venaient de gagner la bataille des Plaines d’Abraham. Jean-Baptiste, comme trois autres membres de sa famille tués avec lui, n’acceptaient pas cette défaite et avaient poursuivi les soldats du capitaine Joseph Goreham, qui mettaient la Côte-du-Sud à feu et à sang, de Kamouraska à Lévis. Un monument érigé en leur honneur a été dévoilé sur les lieux, 250 ans après les faits. Curieusement, la chronique locale ne signale pas la présence de Philippe à cet évènement.

Il ne s’était pas encore remis de cette vision d’un Couillard mort pour la patrie que son indifférence à l’égard de la langue de ses ancêtres le frappa soudain. Dans son sommeil agité, il prit conscience de son obséquiosité à l’égard du pouvoir fédéral, manifesté lors de l’épisode du pont Champlain. Une bonne idée, qu’il avait dit. C’est à ce moment que revint à sa mémoire l’image de sa mère, Hélène Pardé qui, dans son mémoire de maîtrise, avait fustigé le monde politique et leurs relations troubles avec les … ponts. Cette mère dont Le Devoir a écrit qu’elle aurait eu de « mauvaises fréquentations séparatistes du temps du RIN de Pierre Bourgault ». 

Le jour se levait à St-Félicien. Épuisé par tous ces mauvais rêves, le premier ministre se leva péniblement de son fauteuil pour prendre au hasard un livre dans sa bibliothèque, par ailleurs fort bien garnie. Sa main le conduisit à un petit livre, À l’ombre de l’Orford, d’Alfred Desrochers. Il l’ouvrit. Lui apparurent alors ces mots :


Je suis un fils déchu de race surhumaine….


Philippe Couillard retomba dans son fauteuil, étourdi par le choc. Les yeux encore voilés, deux lignes du poème l’atteignirent directement au cœur :


Et c’est de désirs morts que je suis enfeuillé

Quand je rêve d’aller comme allaient mes ancêtres…


En route pour Québec, la journée serait longue, il le savait. Comme le serait la semaine, les mois, les années à venir. Il serait désormais habité par un sentiment de vide immense, ce vide qui frappe celui dont s’est éteint la mémoire.


Photo : Jacques Nadeau