La classe moyenne : une étude biaisée

2014/11/26 | Par Gabriel Ste-Marie

Les chercheurs de l’Université de Sherbrooke, François Delorme, Suzie St-Cerny et Luc Godbout, viennent de publier La classe moyenne au Québec s’érode-t-elle vraiment? Leur recherche s’intéresse à l’évolution de la classe moyenne pour les périodes entre 1976, 1996 et 2010.

Ils reconnaissent d’emblée que le concept est difficile à définir, puisqu’il peut prendre en compte plusieurs aspects, comme le type de profession ou le niveau de vie, mais ils retiennent seulement le critère du revenu. Selon eux, font partie de la classe moyenne les familles qui ont un revenu se situant entre 75% et 150% du revenu médian.

Les chercheurs tiennent compte de la composition de la famille. Par exemple, le revenu médian d’une famille comptant deux adultes et deux enfants était de 62 870 $ en 2010. Ainsi, toutes les familles de même composition, avec un revenu se situant entre 47 150 $ et 94 304 $, sont incluses dans la classe moyenne.

Une famille monoparentale d’un adulte et un enfant fait partie de la classe moyenne avec un revenu moindre, soit entre 33 340 $ et 66 683 $ en 2010. Ainsi de suite. Évidemment, les revenus pour faire partie de la classe moyenne changent à chaque année.

Selon les calculs des auteurs, la proportion des ménages qui font partie de la classe moyenne s’est maintenue au cours de leur période d’analyse. Selon le revenu après impôt, 45,8 % des ménages faisaient partie de la classe moyenne en 1976. En 1996, c’était 44,2% et, en 2010, 46,7%.

Toutefois, les auteurs remarquent que c’est avant tout l’effet redistributif de l’État qui a permis de maintenir cette proportion et de combattre l’augmentation des inégalités. Lorsqu’on retient seulement le revenu de marché (qui comprend les revenus de travail, d’entreprises et de placements), la classe moyenne s’est érodée.

Avant l’intervention de l’État, la proportion de familles comprises dans la classe moyenne était de 36,8% en 1976. Ce taux est descendu à 25,2% en 1996 pour remonter légèrement à 29,4% en 2010.

Sur leur blogue, les chercheurs de l’Institut de recherche et d’informations socio-écnomiques (IRIS) Guillaume Hébert, Francis Fortier et Simon Tremblay-Pepin critiquent cette recherche en soulevant certains aspects qui ne sont pas abordés dans l’étude de Delorme, St-Cerny et Godbout.

Ils rappellent que les familles québécoises travaillent aujourd’hui de 10% à 15% plus qu’en 1976, surtout en raison de l’augmentation de la participation des femmes au marché du travail. Ainsi, pour continuer à faire partie de la classe moyenne, il faut travailler davantage et plus souvent être deux à travailler.

Les membres de l’IRIS expliquent que les familles québécoises sont plus scolarisées, mais aussi beaucoup plus endettées aujourd’hui qu’en 1976 : « L’endettement des ménages québécois a d’ailleurs plus que triplé, passant de 40% à presque 140% du revenu annuel. »

Ces chercheurs rappellent que, malgré ce maintien relatif de la classe moyenne, les écarts de richesse se sont creusés au cours de la période étudiée. Par exemple, alors que l’économie québécoise a connu une croissance de 117% entre 1976 et 2010, le revenu médian des familles a augmenté de seulement 35%, laissant la part du lion aux 10% les plus riches, même si ceux-ci travaillent moins d’heures qu’auparavant.

Dans une récente note d’intervention de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC), le chercheur Gilles L. Bourque se penche sur l’accroissement des inégalités au Québec. La période étudiée est la même que celle de la recherche sur la classe moyenne. En retenant le coefficient de Gini, qui calcule les écarts de revenus pour l’ensemble de la population, le chercheur observe que les inégalités de revenus après impôts augmentent depuis les années 1990.

Il se réfère à une étude de l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) pour déterminer les facteurs qui influencent cette évolution des inégalités. Ainsi, l’augmentation des écarts de revenus du marché expliquerait la hausse des inégalités jusqu’à la fin des années 1990. Depuis, ce serait la diminution des taux d’impôt des plus fortunés qui contribuerait à cet accroissement.

Bourque explique qu’« à partir de la fin des années 1990, la fiscalité a été un élément important de la croissance des inégalités, en particulier au Québec ». L’écart historique avec le ROC (les autres provinces canadiennes) en matière de contribution à la croissance des inégalités a été complètement éliminé.

Par exemple, lorsqu’on additionne les taxes et les différents paliers d’impôts au fédéral et au provincial, on trouve que le 1% le plus riche au Québec paie l’équivalent de 41% de son revenu disponible. Évidemment, ces individus et ménages peuvent diminuer ce taux en utilisant diverses échappatoires.

Une des raisons qui explique la faiblesse de ce taux est la réduction du nombre de paliers d’impôts et aussi la réduction des taux de chacun de ces paliers au cours des dernières années. Par exemple, Bourque rappelle que : « Au Québec, le taux maximum combiné d’impôt sur le revenu est passé de 69,8% en 1981 à 49,975% en 2013. » C’est dire que le 1% paie 20 points de moins sur la tranche supérieure de son revenu, qui est la plus imposée.

Si la classe moyenne s’est maintenue, au prix d’une augmentation du travail et de l’endettement, les inégalités augmentent, surtout en raison des plus hauts revenus qui voient leur contribution fiscale diminuer sans cesse.

L’économiste français Thomas Piketty a bien documenté cette évolution à l’échelle mondiale, en s’intéressant particulièrement au 1% le plus riche de la population. L’économiste de l’Institut du nouveau monde (INM), Nicolas Zorn, a effectué les calculs pour le Québec. Ses résultats ont été publiés à l’IRÉC.

Ainsi, en 1985, le 1% le plus riche du Québec accaparait 7% de tous les revenus, contre presque 12% en 2009. Il explique que la croissance des revenus du 1% a été cinq fois plus importante que celle du 99% restant de la population.

Depuis le début des années 2000, la croissance des revenus du 1% découle essentiellement des gains à la bourse et des revenus d’entreprises. Enfin, les baisses d’impôt ont profité deux fois plus au 1% qu’au 99% restant.

L’étude des chercheurs de l’Université de Sherbrooke montre que la classe moyenne s’est maintenue grâce à l’intervention de l’État, qui a compensé l’accroissement des écarts de revenus du marché. Or, depuis la fin des années 1990, l’État joue moins bien son rôle de redistribution de la richesse. Les écarts de richesse augmentent et le maintien de la classe moyenne demeure fragile.

L’État fédéral baisse les impôts des entreprises et des plus fortunés et réduit ses transferts aux provinces et dans l’assurance-emploi. L’État provincial, qui reçoit moins de transferts d’Ottawa, lui emboîte le pas avec une fiscalité davantage complaisante pour les plus riches et l’austérité pour les services publics.