La gauche margarine de Jean-François Lisée

2014/11/27 | Par Pierre Dubuc

Dans sa chronique du Journal de Montréal (24 novembre), Joseph Facal s’est joyeusement payé la tête de Jean-François Lisée.

Sous le titre « Vive la ‘‘gauche’’ efficace », Facal souligne que le principe de la modulation des tarifs n’est pas une exclusivité du gouvernement Couillard. Il rappelle en maniant l’ironie que « dans son excellent livre Pour une gauche efficace », Jean-François Lisée prônait la modulation pour d’autres tarifs comme les contraventions pour les excès de vitesse, les tarifs d’électricité, les repas dans les cantines scolaires.

Facal prend un malin plaisir à citer Lisée à propos des tarifs des garderies. Ne nous privons pas du même plaisir.

« Si, en effet, écrit Lisée, on ramène le taux d’imposition des Québécois les plus fortunés au niveau de celui de leurs voisins, pourquoi devrait-on, de surcroît, ne leur demander que 7 $ par jour pour la garderie de leur bambin, alors que leurs voisins torontois ou bostonnais paient 40, 50, 60 $ par jour pour le même service ? »


Sus au principe de l’universalité

Dans Pour une gauche efficace, Lisée mène une charge à fond de train contre le principe de l’universalité et réinvente la science économique, comme nous l’avons montré dans notre livre Pour une gauche à gauche, Critique des propositions sociales et linguistiques de Jean-François Lisée. Nous reprenons ici quelques-uns des arguments développés dans ce livre contre les idées de Lisée.

Dans Pour une gauche efficace, Lisée écrit qu’il faut renoncer à taxer les entreprises ! Pourquoi? Parce que, selon lui, « la quasi-totalité de toute hausse de l’impôt sur les sociétés est reportée soit sur les prix, donc payée par le consommateur, soit sur les salaires ».

Cela est faux. Les entreprises sont en concurrence les unes avec les autres et la fixation des prix doit aussi tenir compte de la capacité de payer des consommateurs.

Jean-François Lisée réinvente la science économique en prétendant que « paradoxalement, donc, une réduction du fardeau fiscal de l’entreprise se traduit par une hausse du revenu des salariés ».

Si on le comprend bien, le mouvement ouvrier erre depuis deux cents ans. Plutôt que d’exiger que les riches paient, il aurait dû réclamer, pour augmenter les salaires, des réductions d’impôts sur les profits des entreprises!

Pour appuyer son raisonnement, Jean-François Lisée invoque les paradis fiscaux et l’évitement fiscal. Il écrit :

« L’utilisation éhontée des paradis fiscaux, de l’évasion et de l’évitement fiscaux par les entreprises internationales (et une part croissante de nos entreprises le sont), sur laquelle nous n’avons malheureusement aucune prise, fait en sorte que l’imposition des entreprises est une espèce en voie de disparition. »

Que c’est là faire preuve d’une belle combativité !

On ne sera pas surpris d’apprendre que l’Institut économique de Montréal, un think tank de droite, partage le même point de vue que Jean-François Lisée. Au mois de décembre 2010, l’Institut publiait une « étude » – en fait un quatre pages – de Vincent Geloso et Jasmin Guénette dont le titre était : « Les conséquences négatives de l’imposition des entreprises sur l’investissement et sur les travailleurs ».

Si on ne peut plus imposer les entreprises, alors où l’État trouvera-t-il ses revenus? La réponse de Jean-François Lisée : chez les individus riches.

« Il faut, écrit-il, se préparer à ce virage : ce ne sont plus les entreprises qu’il faudra faire payer, mais les individus riches, en faisant preuve d’inventivité. » Attention, le mot important ici n’est pas « individus riches », mais « inventivité », comme on va le voir.

Jean-François Lisée écrit : « Augmenter l’impôt? Ce serait la réponse logique. L’impôt sert à corriger, par la redistribution, les inégalités de revenus imposées aux salariés par le marché. » Nous sommes parfaitement d’accord. Mais, attention, « cette voie est bloquée », nous dit Jean-François Lisée. Pourquoi? Il écrit :

« Politiquement, au Québec, elle est considérée comme une abomination. Économiquement, les cadeaux faits aux Américains à revenus élevés par George W. la rendent impraticable, même si la marge se resserrait – un tantinet – si Barack Obama passait par là. Aller à contre-courant risquerait de jeter dans les bras américains une partie de nos cerveaux, diplômés et entrepreneurs, attirés par le pays du congé fiscal. »

L’argument de la fuite des cerveaux a le dos large. De nombreuses études démontrent qu’elle ne touche qu’une mince fraction des diplômés et que la fiscalité n’est qu’un élément parmi d’autres dans la décision de changer de pays.

Le seul chiffre qu’il cite est le départ du Québec, en 2006, de 71 des 216 médecins généralistes diplômés de nos universités. Or, nous savons que plus de 50 % des finissants en médecine de McGill quittent le Québec après la première année de l’obtention de leur diplôme.

Le plus étonnant dans l’exposition de sa thèse est que Jean-François Lisée apporte, dans Pour une gauche efficace, des arguments qui vont à l’encontre de ses propres énoncés.

Sur la fiscalité des entreprises, il nous informe que le ministère québécois des Finances a calculé que, pour 2001, si on avait appliqué ici la structure fiscale ontarienne aux entreprises québécoises, celles-ci auraient « économisé 1,4 milliard $ par rapport aux impôts et taxes qu’elles auraient payés en Ontario ». Donc, elles auraient pu payer 1,4 milliard $ de plus, tout en restant concurrentielles.

Même chose pour le fardeau fiscal des individus. Jean-François Lisée cite une étude de Luc Godbout et Suzie Saint-Cerny, de l’Université de Sherbrooke, qui montre que le fardeau fiscal net des Québécois « se compare avantageusement avec celui de la moyenne des pays du G7 » et que, « pour la très grande majorité des familles, l’État québécois est moins vorace que tous les autres, y compris les États-Unis ».

Il présente d’autres études et effectue lui-même des calculs démontrant qu’il en coûte moins cher de vivre à Montréal que dans des villes comparables en Amérique du Nord et que les citoyens du Québec reçoivent plus en services par dollar dépensé que ceux de l’Ontario.

Alors? Où est le problème? Pourquoi ne pas en rester à des idées simples? Mais Jean-François Lisée a bâti sa carrière sur sa capacité de présenter des « idées nouvelles », d’être une « boîte à idées ». Alors, allons-y pour de nouvelles idées, fussent-elles « zombies », comme les qualifiaient l’économiste Paul Krugman.


Les solutions Lisée

Il serait fastidieux d’entrer dans le détail – le lecteur pourra toujours lirePour une gauche efficace – mais il y a tout son échafaudage fiscal accompagnant une hausse astronomique des tarifs d’électricité, avec une chute du taux d’imposition et l’augmentation de la prime au travail, des prestations de soutien au revenu, de remboursement de la TPS et de la TVQ pour les plus démunis.

Un bric-à-brac fiscal qui n’a qu’un objectif : justifier la privatisation d’Hydro-Québec qu’il prône dans Pour une gauche efficace.

Jean-François Lisée propose une autre structure alambiquée, avec trois options, pour le remboursement des frais de scolarité en forte hausse. Les associations étudiantes lui ont répondu, avec raison, qu’une dette est une dette, peu importe son camouflage!


Une carte d’identification de ses revenus

Dans le plan Lisée, l’impôt sur le revenu serait remplacé par des taxes à la consommation, en modulant, pour les services publics, le montant à payer en fonction des revenus.

Ainsi, chaque contribuable serait porteur d’une carte identifiant son appartenance à un quintile de revenus qu’il devrait présenter au moment d’acquitter un tarif gouvernemental (SAAQ, garderies, etc.). Le tarif serait maximal pour les plus hauts revenus, minimal pour ceux du dernier quintile.

On revient à des seuils d’imposition, mais appliqués à la consommation, laissant ainsi les revenus non dépensés (l’épargne) à l’abri de l’impôt. L’épargne étant de plus en plus l’apanage exclusif des biens nantis, comme l’illustrent les statistiques sur l’ampleur de l’endettement des classes moyenne et pauvre, on voit bien à qui profitera une telle approche fiscale.

Les travaux de Thomas Piketty ont également montré que la transmission du patrimoine familial (l’épargne) était la principale forme de transmission de la richesse et de reproduction des classes sociales.

En fait, Jean-François Lisée reprend à son compte la logique invoquée par la droite (et par le gouvernement Couillard aujourd’hui) pour justifier le remplacement de l’impôt sur le revenu par la taxation.

Pourquoi ne pas imposer des frais de scolarité plus importants aux étudiants en médecine qui feront plus tard beaucoup d’argent? Pourquoi ne pas charger des frais de garderie de 40$, 50$, ou même de 60$ par jour à ceux qui ont la capacité de payer?

La cible, c’est le principe de l’universalité des services sociaux. Une fois ce principe abandonné, on devine facilement la suite. Les plus riches et la classe moyenne, qui auront payé cher en tarifs de toutes sortes, exigeront des diminutions d’impôts parce qu’ils ne voudront plus payer pour les moins bien nantis. Les services publics dépériront et seront remplacés par des services privés. Nous aurons remplacé le modèle québécois par le modèle américain.

Le principe de l’universalité et son corollaire, l’impôt progressif sur le revenu pour financer les services publics, a l’avantage de mettre tous les individus sur un pied d’égalité. Pas de nécessité de produire aux dispensateurs de services, une carte d’identification avec la catégorie de revenus à laquelle on appartient. Donc, moins de possibilité de discrimination larvée sur la base du revenu.

Jean-François Lisée nous dit que ses propositions tarifaires feraient « beaucoup pour améliorer la situation fiscale de tous les Québécois, y compris les entreprises, y compris les Québécois plus fortunés ». C’est de toute évidence vrai pour les entreprises et les Québécois plus riches.

Et il ajoute : « De plus, ce qui n’est pas un bénin bénéfice, la droite serait intellectuellement tout à fait désarmée. » En fait, la droite serait morte de rire – comme nous le montre la chronique de Joseph Facal – et c’est la gauche qui serait « intellectuellement tout à fait désarmée », si elle faisait siennes les idées zombies de Jean-François Lisée.

Pour paraphraser une vieille formule, la « gauche efficace » est à la gauche ce que la margarine est au beurre.