À Paul Buissonneau, en guise d’adieu !

2014/12/04 | Par Jean-Claude Germain

On croit généralement que Paul Buissonneau est né en France. Même lui, d’ailleurs, avait fini par s’en convaincre. Sauf qu’à l’occasion, lorsqu’il lui arrivait de ne plus en être tout à fait sûr, il en remettait sur l’accent pour se rassurer sur son identité, ce qui est un réflexe éminemment québécois.

Je sais, il y a des esprits pointilleux qui m’objecteront que Paul ne pouvait être né au Québec puisqu’il était âgé de vingt-deux ans, lorsqu’il est débarqué sur la scène du Monument national, en 1948, avec Édith Piaf et les Compagnons de la Chanson. C’est ce qu’on appelle une preuve circonstancielle.

La véritable question qu’il faut se poser est celle de la filière « Compagnons ». Comme les Frères Jacques et les Trois barbus, les Compagnons sont nés d’un mouvement artistique, issu d’un mouvement théâtral animé par les Comédiens routiers de Léon Chancerel, lequel avait été membre des Copiaux, la dernière troupe de Jacques Copeau, grand catholique devant l’éternel, qui fut le maître de Charles Dullin, Louis Jouvet et d’un disciple québécois, le père Émile Legault et ses Compagnons de Saint-Laurent qui ont inspiré et modelé la pratique théâtrale québécoise de l’après-guerre.

Paul, qui avait travaillé avec Chancerel avant de joindre les Compagnons de la chanson, arrive sans le savoir en pays de connaissance. Et lorsqu’il s’installe au Québec pour des raisons de cœur, il est déjà chez lui artistiquement.

Paul Buissonneau possède au plus haut point l’art de faire beaucoup avec une claque et une bottine. C’est le roi de la brocante et de la bricole. Bref, il était né pour renaître au Québec, le pays de la broche à foin, dont il a su faire un matériau noble pour accrocher les cœurs et raccommoder les rêves.

À partir de ce qu’on sait maintenant de Buissonneau, on aurait tendance à présumer que si le jeune Paulo faisait son entrée à l’école d’aujourd’hui, ce serait un cas typique de ritalin par injection intraveineuse. Pour ceux qui affectionnent les explications psychologiques, l’enfant étourdi à la tête dans la lune, qu’il nous assure avoir été, expliquerait Piccolo. Pour ma part, je crois que ce que Paul n’a jamais perdu de son enfance, c’est sa colère, sa pure colère d’enfant.

« Si les enfants avaient les moyens de leurs colères, a écrit Freud, ils feraient sauter la planète ». Aurait-il connu Paul qu’il aurait biffé planète et l’aurait remplacé par galaxie. La première colère de Paul, c’est contre la routine, le conformisme et le gnangnan de l’enfance. Il veut être le soldat qui n’a pas le pas. Au fait, il n’y tient pas. Il ne l’a pas.

Chez Buissonneau, la colère explose comme le Big Bang et se développe comme un champignon atomique. C’est l’acte créateur par excellence, l’acte de mise en forme du monde. Le moteur de sa créativité.

Une colère, dont je n’ai jamais subi les foudres, mais dont j’ai été un témoin privilégié du temps où Paul répétait Orion le tueur, dans les années cinquante. J’étais alors étudiant au Collège Sainte-Marie et les profs avaient pris l’habitude de m’expulser à répétition de leurs classes, ce qui m’obligeait à me perdre constamment dans la nature. Ce que je faisais en m’installant discrètement dans la dernière rangée de la salle du Gèsu.

C’est là que j’ai compris, en observant le travail de Jean Gascon et celui de Paul Buissonneau, que la fonction de metteur en scène était celle qui se rapprochait le plus de l’image qu’on se faisait alors de Dieu le père. Un Créateur, perpétuellement déçu de sa créature, qui, comme le metteur en scène, s’attendait à ce que ses acteurs matérialisent ce qu’il avait conçu dans sa tête, sans qu’il puisse d’aucune manière le leur communiquer en aucune langue articulée.

La mise en scène m’est alors apparue comme une sorte de jeu de branchie-branche, où les comédiens, selon qu’ils s’approchaient ou s’éloignaient de ce qu’on attendait d’eux, étaient guidés par des ronrons de satisfaction ou des grognements d’exaspération en provenance de la salle.

La colère de Gascon était sourde et menaçante comme un grondement de tonnerre qui annonce une tempête et se contient pour ne pas éclater ; celle de Buissonneau pouvait frapper à n’importe quel moment, avec une violence inouïe. En quelques secondes, on se retrouvait au milieu d’un orage tonitruant, avec des éclairs qui fusaient dans toutes les directions et frappaient à l’aveugle.

Paul était à tuer, c’est indéniable ! Mais il n’était pas tuable. Tous les tueurs à gages le confirment. Dans l’exercice de leur métier, leur meilleur allié est l’esprit routinier de leurs futurs macchabées. Or Paul était imprévisible, il n’était jamais là où on l’attendait. Pour lui, avoir de la suite dans les idées, ce n’était pas d’en suivre une, mais de toutes les poursuivre en même temps. Ce qui le menait habituellement là où il n’avait pas escompté se rendre.

Directeur de troupe, directeur de théâtre, mais d’abord et avant tout metteur en scène, Buissonneau, c’était plus qu’un style. C’était une manière de retrouver son équilibre, comme un funambule, dans le déséquilibre permanent des êtres et des choses.

Dans son univers scénique, la logique ou l’illogisme des gestes, des attitudes et des objets entraînaient inéluctablement les personnages vers leur salut ou leur perte.

Buissonneau fonctionnait comme le Grand Architecte, en établissant d’abord les limites et les contraintes du quotidien dans sa plus simple expression, un peu à la façon de Buster Keaton, de Charlot dans Les temps modernes ou de Tati dans Mon oncle. À son enseigne, le destin n’était ni grec, ni Aztèque, ni postmoderne, il n’avait pas de religion, c’était un rythme.

Un spectacle de Buissonneau était un rêve éveillé qui obéissait à sa propre logique. Ce n’était pas une reproduction de la réalité. C’était une réalité parallèle.

Et parlant d’univers parallèles ! Qui aurait cru qu’on m’aurait invité un jour à sauter sur le chariot de la gloire pour tenir ta couronne de laurier, Paulo, et te murmurer à l’oreille : « Souviens-toi que tu es français ! » Des situations aussi invraisemblables - comme celle d’être invité  à l’Alliance  française pour te rendre hommage - ça ne pouvait arriver qu’à des Québécois, comme toi et moi !

Remise à l’imparfait d’une allocution prononcée à L’Alliance française en 2006.

Jean-Claude Germain

 

P.-S. Si on observe une étoile erratique qui fout le bordel dans le ciel, on sera les premiers à en savoir la véritable raison. Et on la nommera La Roulote. Bonne tournée, Paulo !