Une école utilitariste ou citoyenne?

2015/01/21 | Par Pierre Dubuc

Des modifications proposées par la partie patronale à la convention collective des enseignantes et des enseignants (augmentation du nombre d’élèves par classe, élimination de la pondération a priori pour les élèves handicapés ou ayant des difficultés d’adaptation ou d’apprentissage, etc.), il découlera une détérioration assurée du réseau des écoles publiques, qui favorisera un exode certain vers les écoles privées. Il y a lieu de se demander si tel n’est pas le but recherché par le gouvernement Couillard.

Après la Quatrième Révolution, la Troisième Vague

Différentes analyses de l’évolution du marché du travail dans les pays occidentaux prédisent un écart croissant entre un petit nombre de travailleurs hyperqualifiés et la grande masse de travailleurs exclus du marché du travail par l’automation.

Dans un récent dossier, le magazine britannique The Economist (4-10 octobre 2014), présentait une synthèse de recherches sur le sujet du point de vue néolibéral de la publication.

Nous savons que le Premier ministre Philippe Couillard est un lecteur assidu de The Economist, une publication, vieille de 172 ans, qui est la référence des milieux d’affaires et de la classe politique mondiale.

D’ailleurs, Philippe Couillard s’est fait un point d’honneur de rencontrer, lors de sa récente visite en Grande-Bretagne, les journalistes John Micklethwait et Adrian Wooldridge de The Economist, auteurs de The Fourth Revolution. The Global Race to Reinvent the State (Penguin Press), dont il a dit qu’il était son livre de chevet et la bible de son gouvernement. Le livre prône de compléter la Révolution reaganienne et thatchérienne des années 1980 par une amputation massive du rôle de l’État.

Dans le dossier intitulé The Third Great Wave, le magazine fait de la prospective. Selon les auteurs, si les deux premières vagues – la révolution industrielle et l’électrification – ont créé beaucoup d’emplois et amélioré le sort de la population, la « Troisième Grande Vague » – celle des technologies de l’information – est beaucoup moins prometteuse.

Des véhicules circulant sans chauffeurs, des drones sans pilotes, des machines qui peuvent traduire des centaines de langues, des technologies qui éliminent la distance entre le patient et le médecin, entre l’enseignant et l’élève, sont déjà réalité.

 

Main d’œuvre à bon marché et automation

L’introduction de nouvelles technologies a toujours été synonyme de pertes d’emplois, mais l’inclusion de nouveaux secteurs d’activités et de nouveaux pays dans le grand marché mondial capitaliste nécessitait une main d’œuvre accrue.

Au cours des dernières décennies, les emplois industriels bien rémunérés des pays avancés se sont déplacés vers les pays dits émergents à bas salaires et la Chine est devenue l’atelier du monde. Selon une étude du McKinsey Global Institute, cité dans le dossier de The Economist, l’emploi non-agricole a augmenté de 1,1 milliard de personnes entre 1980 et 2010, dont 900 millions dans les pays émergents.

Mais la hausse des salaires et la chute du coût de l’automation rendent aujourd’hui l’utilisation de robots plus attrayante même dans des pays comme la Chine et l’Inde.

 

Des produits à « savoir intensif »

Plus important encore, la recherche et le développement (R & D) et le travail qualifié représentent une part toujours plus importante des échanges mondiaux. Par exemple, la valeur d’un IPhone s’établit principalement à partir du design original et de l’ingénierie plutôt que de la production des composantes et de leur assemblage.

Toujours selon le McKinsey Global Institute, la valeur des échanges de produits et services à « savoir intensif » représentait en 2012 près de la moitié de la valeur totale du commerce des biens, des services et des services financiers.

Cette production « à savoir intensif » nécessite une main-d’œuvre hautement qualifiée et les auteurs du dossier prévoient que la révolution digitale provoquera une fracture importante entre un petit nombre de travailleurs extrêmement qualifiés et le reste de la société.

Déjà, cela est illustré par le fait que le patrimoine cumulé des 1 % les plus riches du monde dépassera bientôt, selon une étude d’OXFAM, celui des 99 % du reste de la population.

Autrement dit, les formidables gains de productivité obtenus par l’automation sont accaparés par une poignée de possédants, alors que les salaires de la majorité stagnent depuis des décennies. Dans le combat séculaire entre le Capital et le Travail, le Capital l’emporte haut la main.

 

L’échec d’une éducation utilitariste

Le phénomène va même s’accentuer. Selon des chercheurs de l’Université d’Oxford, 47 % de 700 emplois analysés aux États-Unis risquent d’être automatisés au cours des prochaines années.

Bien sûr, il y aura toujours une demande pour des plombiers et des électriciens, mais les autres emplois, qui ne peuvent être remplacés par des robots – comme les soins personnels – verront un afflux de main-d’œuvre, ce qui aurait pour effet de maintenir les salaires bas.

Dans cette perspective et celle d’une éducation utilitariste, en fonction du marché du travail, qui est celle du gouvernement Couillard, il est donc tout à fait logique de favoriser un réseau d’écoles privées pour la formation d’une élite et d’une main d’œuvre hautement qualifiée, et de laisser péricliter, en diminuant son financement, un réseau d’écoles publiques chargé de former des travailleurs sous-qualifiés, aux emplois menacés par l’automation.

L’enjeu fondamental de la négociation est donc la mission première de l’école. Une école utilitariste, taillée en fonction des besoins présumés du marché du travail tels que décrits par The Economist , ou une école ayant pour mission de former des citoyens instruits, autonomes, cultivés qui pourraient s’épanouir dans une société où l’automation aurait réduit le temps de travail nécessaire à la production des biens et services et où le temps libre et les richesses produites seraient répartis équitablement.


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