Graham Fraser et le déclin de la communauté anglophone

2015/02/12 | Par Pierre Serré, Ph.D.

Il y a quelques jours, dans les pages d’un quotidien, le Commissaire aux langues officielles, Graham Fraser, expliquait le bienfondé de la défense de la minorité anglophone du Québec. M. Fraser justifie l’intervention du gouvernement fédéral en regard au déclin de la communauté anglophone, semonçant au passage un État québécois qui ferait bien peu pour sauver sa minorité.

Il est difficile de comprendre de quel déclin M. Fraser parle. Les effectifs anglophones sont définis par la Loi fédérale sur les services dans les langues officielles. Tous les acteurs politiques n’utilisent donc que la « première langue officielle parlée ». Au recensement de 2011, la « communauté anglophone » québécoise comptait 1 058 000 membres – 14 % de la population, bien plus que les 8 % de langue maternelle anglaise. Toute l’action du gouvernement fédéral, de ses ministères, de ses agences et des sociétés de la Couronne, autant que celle du Quebec Community Groups Network, est basée là-dessus. Selon cet indicateur, la communauté anglophone du Québec se porte fort bien.

S’il existe plusieurs façons de définir la « communauté anglo-québécoise », la définition contenue dans la Loi fédérale sur les langues officielles ne tient pas compte de la pérennité de la majorité francophone. En proposant une définition concurrente de la minorité et des services publics que l’État a l’obligation de fournir, la Loi fédérale conteste le droit de l’Assemblée nationale de légiférer pour assurer la survie de la communauté francophone, tout en respectant les droits individuels.

Il est possible de trouver une définition juste et équitable qui ne soit pas basée sur le passé. mais sur les usages courants. Canalisant l’immigration vers la communauté francophone, cette définition reconnaît les métissages de tous les peuples vivant côte à côte, sans toutefois récompenser l’assimilation individuelle à l’anglais ou celle décidée par les parents pour leurs enfants.

Cette définition reconnaît la mobilité interprovinciale des citoyens, mais elle protège aussi l’intégrité du territoire québécois. La communauté anglo-québécoise ainsi définie ne permet pas de nier le droit des citoyens de demander et d’obtenir des services en anglais, mais elle peut servir de base à la répartition des ressources. Une définition de la « communauté anglo-québécoise » qui réponde à toutes ces exigences réunit les citoyens canadiens de langue maternelle anglaise vivant au Québec, nés dans cette province de parents nés au Canada.

Au recensement de 2006, on dénombrait 251 000 Anglo-québécois, dont 168 000 dans la région montréalaise – respectivement 3,5 % des Québécois et 5,0 % des Montréalais. La moitié de ces effectifs est née de parents francophones ou allophones. On calcule qu’il se trouvait en 2011 une différence de 807 000 personnes entre les effectifs anglo-québécois et les effectifs anglophones définis par la première langue officielle parlée (1 058 000 personnes). Ces 807 000 anglophones rassemblaient des ressortissants qui ne sont pas de langue maternelle anglaise, d’autres qui sont nés à l’étranger ou dans une autre province canadienne, et d’autres qui n’ont pas la citoyenneté canadienne.

Au cours des quarante à cinquante dernières années, la communauté anglophone a connu une transformation radicale. L’ajout de ces 807 000 personnes tient en grande partie au remplacement des 500 000 anglophones qui ont quitté le Québec au cours de la période 1966-2011. Ce demi-million de départs composant les soldes migratoires interprovinciaux (entrées moins sorties) était presqu’entièrement composés d’anglophones. Ces départs ont été largement compensés par l’arrivée de nouveaux anglophones via l’immigration, l’assimilation vers l’anglais d’avant la loi 101, incluant celle des francophones, celle issue des grandes vagues d’immigration et leur descendance née ici.

M. le Commissaire, c’est une version folklorique de l’histoire qui fait que le Québec a tant et tant bénéficié de la Charte de la langue française, la Loi 101, pour consolider un élan de francisation sans précédent dans son histoire. Rappelons que, si les immigrants arrivés au Québec n’avaient plus la possibilité de choisir des écoles primaires et secondaires anglaises pour scolariser leurs enfants, cette obligation n’a jamais touché que les enfants d’immigrants – jamais plus de 15 % des admissions.

Concernant les autres 85 % d’immigrants comme les natifs, la Loi 101 a plutôt consacré le libre choix de la langue des services gouvernementaux, notamment l’obligation de servir dans l’une ou l’autre langue tous les demandeurs de services. Jamais l’État québécois n’a-t-il lié ses services au financement, et ce dernier à la démographie de la minorité anglo-québécoise.

À l’heure où celle-ci disparaissait du paysage démographique, les services publics ont continué à desservir une communauté anglophone aujourd’hui plus nombreuse qu’elle ne l’a jamais été (ce qui se voit en particulier dans les institutions anglaises ou ethniques où il est fréquent qu’autant les travailleurs que les consommateurs soient majoritairement francophones ou d’autre origine). La question n’est pas anodine : même les enfants d’immigrants élevés en anglais mais obligés par la Loi 101 de fréquenter les écoles françaises ne présentent à peu près aucune substitution linguistique vers le français. Un environnement familial anglais ne francise pas.

Il y a lieu, M. le Commissaire, d’expliquer maintenant aux Québécois pourquoi l’effondrement de la minorité anglo-québécoise devrait être compensé par l’ajout de centaines de milliers d’assimilés nés au Québec, d’immigrants venus de l’étranger ou des autres provinces ? Pourquoi les francophones devraient fabriquer des anglophones qui, un jour alors qu’ils seront prêts à contribuer, quitteront aux deux tiers vers l’Ontario, le reste vers l’Alberta et la Colombie-Britannique, en une gigantesque subvention à la formation de la main-d’œuvre ? Pourquoi les francophones devraient accepter que chaque unilingue anglais, scolarisé hors Québec, fasse travailler dix travailleurs francophones en anglais ? D’où vient donc cette obligation de remplacer des effectifs anglophones alors que le gouvernement fédéral ne fait rien pour assurer la survie de la minorité francophone au Québec ?

M. le Commissaire Fraser, les garanties offertes à la minorité canadienne anglaise dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, le contrat originel de 1867, ne devraient pas s’étendre à tous les anglophones sans égard à leurs origines, incluant Martiens et Saturniens. Plutôt que de protéger encore aujourd’hui les anglophones des penchants les plus sombres de la majorité francophone, ainsi qu’on l’avait fait en 1867, n’y aurait-il pas lieu pour le gouvernement fédéral de travailler à la pérennité de la communauté francophone et d’ainsi montrer l’exemple au gouvernement du Québec ?