PKP, le milliardaire, et les syndicats

2015/03/19 | Par Pierre Dubuc

« Des millionnaires, des milliardaires au Québec, j’en veux », tel était le message principal de Pierre Karl Péladeau dans l’entrevue accordée à Michel Hébert du Journal de Montréal, le 14 mars dernier.

Quelques jours plus tard, le chroniqueur Mario Dumont déclarait sur les ondes du 98,5 que « Pierre Karl Péladeau sait très bien qu’un tel objectif ne peut être atteint dans un Québec qui a le plus haut taux de syndicalisation en Amérique du Nord, qu’il faut des lois du travail moins contraignantes, un Québec qui a un environnement d’affaires et de réussite ».

Nul ne doute que PKP partage le point de vue de Dumont. Il s’est déjà prononcé contre la modernisation de la loi anti-briseurs de grève, contre la formule Rand, pour le vote obligatoire pour l’accréditation syndicale et pour l’imposition des prestations de grève.

Au-delà de ces déclarations, il faut également considérer son attitude sur le terrain des négociations patronales-syndicales. Le livre Lockout au Journal de Montréal. Enjeux d’un conflit de travail, de Manon Guilbert et Michel Larose (M Éditeur), est fort éclairant à ce sujet.


Lockout au Journal de Montréal

Quand il est interpellé sur le conflit au Journal de Montréal, Pierre Karl Péladeau a toujours la même réponse. D’importants changements devaient être opérés parce que le déploiement de la technologie numérique menaçait la survie de son quotidien et la responsabilité de ce conflit de 25 mois incombe au syndicat, et plus particulièrement à son président, avec lequel il était parvenu à une entente, un certain 24 décembre 2009, soit un mois avant le lockout.

Des partisans inconditionnels de PKP comme Pierre Schneider, l’ex-felquiste qui a été directeur de l’information au Journal de Montréal, et le journaliste et biographe Pierre Godin ont justifié le lockout et l’attitude de PKP.

Selon Pierre Schneider, « la convention blindée du syndicat était un gros obstacle à la pratique d’un journalisme efficace » (Le Devoir, 14 mars 2014). Pierre Godin va plus loin en affirmant que les journalistes étaient « réfractaires aux modifications à apporter de toute urgence à la pratique de leur métier à l’ère d’Internet ». (Vigile, 10 juin 2014)

Qu’en est-il au juste? Nous vous présentons l’aut’point de vue, celui des journalistes, des syndiqués.


PKP détruit un « spirit »

Les ex-journalistes Manon Guilbert et Michel Larose reconnaissent que leur convention collective a servi, pendant des années, de modèle dans le secteur, mais de modèle positif!

Ils rappellent que c’est le père fondateur, Pierre Péladeau, qui avait promis aux travailleurs et travailleuses du journal de leur assurer les meilleurs conditions de l’industrie, lorsque le tirage atteindrait le chiffre magique de 200 000 exemplaires, un objectif atteint au début des années 1980.

Avant d’aborder la période du lock-out, Guilbert et Larose décrivent, dans leur livre, la détérioration graduelle des relations de travail au journal dès que le fils héritier a été à la barre.

Le virage s’est accentué lors de la négociation de la convention collective de 2004. En échange d’augmentations de salaires, le Syndicat concédait le droit à l’employeur d’embaucher des chroniqueurs « super héros », non syndiqués, comme Richard Martineau. « C’était une concession énorme à faire », de déclarer Martin Leclerc, le président du Syndicat, à l’époque.

Par la suite, le climat de travail s’est alourdi et des journalistes de renom comme Michel C. Auger et Franco Nuovo ont préféré quitter le navire.

Mais c’est le journaliste sportif Bertrand Raymond qui décrit le mieux le style opposé du père et du fils. Guilbert et Larose raconte :

« Bertrand Raymond se souvient des visites sporadiques de Pierre Péladeau et du silence qu’il imposait dès qu’il mettait les pieds dans la salle. ‘‘ Le Pape venait d’entrer, raconte-t-il avec émotion. Il faisait le tour et appelait les journalistes par leur prénom sans pourtant oublier la politesse de le faire précéder par Monsieur ou par Madame. Il jouissait d’un immense respect.’’

« Le fils PKP ne possède pas les mêmes manières. Bertrand Raymond en a encore le frisson lorsqu’il évoque ce souvenir. ‘‘Comme chroniqueur à RDS, je couvre le dernier combat d’Éric Lucas à Québec. Je suis assis devant mon ordinateur, je sens quelqu’un derrière moi qui me tape sur l’épaule. C’est PKP qui me dit : ‘‘J’ai pensé à vous écrire, mais je savais que j’allais vous rencontrer. On m’a rapporté que vous étiez un passionné en travaillant!’’ Il a fallu que quelqu’un le lui rapporte, ajoute-t-il avec un sursaut de colère. Il n’a jamais pris le temps de mesurer ça par lui-même! J’étais insulté. J’ai sué sang et eau et, 40 ans plus tard, le boss vient me dire qu’on lui a dit que j’étais passionné. Trop, c’est trop!’’

« Bertrand Raymond a quitté ses collègues qui arpentaient les trottoirs de la rue Frontenac après un an de conflit, conscient que tout se terminerait, et c’est son expression, ‘‘en queue de poisson’’. ‘‘PKP a détruit un « spirit » et une bien belle affaire. C’est du passé maintenant. Jamais personne chez les patrons ne m’a téléphoné pour me remercier pour mon travail. Le jour où je suis parti pour ma retraite, pas un mot de l’éditrice. Rien!’’ »


La fameuse lettre d’entente

Guilbert et Larose reviennent longuement sur la fameuse entente négociée, un certain 24 décembre, entre Raynald Leblanc et PKP. À la suite de cette rencontre, l’avocat de PKP rédige une lettre qui trace les règles d’une trêve pendant laquelle, entre le 6 janvier et le 23 janvier 2009, seront négociés cinq grands principes, dont celui des mises à pied, sans en préciser les modalités et leur importance.

La lettre d’entente sera signée par les membres du comité de négociation, mais en l’absence d’André Forté, le négociateur syndical de la CSN.

Raynald Leblanc réalisera rapidement l’effroyable signification du document, qui s’oppose en toutes lignes à la nature même de son mandat, portant, d’abord et avant tout, sur le refus des mises à pied avant qu’elles ne soient négociées.

Naïvement, Leblanc pensait avoir signé une trêve, mais le conciliateur expliquera à la partie syndicale que « ce n’est pas comme cela que le boss interprète ça ». Pour lui, réalise Leblanc, « nous avons reculé sur tout ça et on part de là pour le reste. »

Pour ces raisons, Leblanc et le comité de négociation gardent la lettre secrète pendant dix mois et n’ont jamais voulu la présenter en assemblée générale.

Que le leadership syndical ait fait preuve d’inexpérience, de faiblesse et de naïveté est indéniable. Tout comme peut être critiquée, comme le font les auteurs du livre, l’autonomie syndicale mal comprise du syndicat, qui tient à distance les ressources de la CSN.

Mais il n’en demeure pas moins que l’argument de PKP selon lequel « le comité syndical n’a pas respecté sa signature » est fallacieux. Contrairement à la « démocratie » patronale, où un dirigeant comme PKP peut nommer, comme il s’en vante, 75% des membres du conseil d’administration en ne détenant que 25% des actions, la démocratie syndicale a pour règle de base que l’assemblée générale de tous les membres est souveraine. Pour être valide, la lettre d’entente aurait dû être entérinée par la souveraine assemblée générale où, affirment Guilbert et Larose, « assurément elle aurait été rejetée ».


Battu par les tribunaux

PKP a sorti l’artillerie lourde pour terrasser le syndicat. Trésor de guerre de 5 millions; recours au bureau d’avocats McCarthy Tétrault, la plus grosse firme d’avocats au Canada; embauche de cadres pour remplacer les journalistes; utilisation de l’agence QMI pour contourner la loi anti-briseurs de grève, etc.

Quand les tribunaux ont statué que l’utilisation de l’agence QMI et des briseurs de grève ne constituait pas une transgression aux dispositions anti-briseurs de grève du Code du travail, « la bataille était perdue » reconnaissent Guilbert et Larose.

Le rapport de force était tout à l’avantage de Québecor, comme le reconnaît le professeur de relations industrielles Reynald Bourque, cité dans le livre.

« Le conflit ne coûte rien à Péladeau. Dès le moment où il fait fonctionner son entreprise sans avoir à payer ses salariés. Big deal! »


Des erreurs syndicales

Le syndicat, aussi, a commis des erreurs.

« Au point de vue stratégique, explique le professeur Bourque, le syndicat a mis beaucoup d’énergie à construire le site d’information Rue Frontenac, mais ça ne fait pas très mal à Péladeau. »

Ce « nirvana journalistique », comme le qualifient les auteurs, a envenimé les relations entre lockoutés. Rue Frontenac était vue comme une planque, une manière d’éviter le piquetage obligatoire.

Il était devenu, pour certains journalistes, un objectif en soi plus important qu’une convention collective dûment négociée. Selon Chantal Larouche, alors présidente de la Fédération nationale des communications de la CSN, « ce journal nous a fait perdre de vue notre objectif ».

Pour plusieurs, la seule action vraiment efficace a été le moment où les grévistes ont bloqué l’imprimerie de Mirabel et retardé la livraison du journal. Il aurait fallu, selon certains, dès le début organisé le boycott du journal, mais la CSN ne croyait pas à ce type d’intervention.

Au terme de 25 longs mois, le conflit s’est terminé par une défaite amère. Seulement 62 des 253 employés, dont une poignée de journalistes, ont retrouvé leur emploi avec une convention collective qui ne mérite pas son nom.


L’ombre de PKP

Le conflit a jeté un éclairage crû sur le monde politique, médiatique et culturel québécois et l’influence indue qu’y exerce PKP.

Si Amir Khadir, député provincial de la circonscription où avait lieu le lock-out, a été très présent sur les lignes de piquetage, il n’en fut pas de même pour le député fédéral du même comté.

« Gilles Duceppe, alors chef du Bloc Québécois et député du comté où le conflit sévit, ne se présente pas sur les piquets de grève malgré les invitations répétées », soulignent Guilbert et Larose.

Au plan médiatique, « le chroniqueur sportif de La Presse, Réjean Tremblay, défend le projet de l’amphithéâtre de Québec et la renaissance d’une équipe de la LNH. Après le conflit, il quitte son employeur et poursuit sa carrière sur les ondes de TVA, propriété de Québecor Média ».

L’intimidation est également de mise. Le journaliste Stéphane Baillargeon duDevoir raconte que l’avocat Serge Sasseville de Québecor joignait ses interlocuteurs pour leur demander s’ils avaient vraiment dit ce qu’il avait rapporté dans son journal à propos du conflit.

Le livre rappelle les relations historiques étroites entre Le Devoir et l’empire Québecor, qui imprime et distribue le journal. Pour aider Le Devoir, le patriarche, Pierre Péladeau avait déjà effacé une dette d’un million de dollars relative à l’impression du journal.

Les librairies Archambault sont un annonceur important de la section littéraire du samedi. « C’est certain que la participation de Québecor pendant un temps à l’enveloppe publicitaire d’une portion du secteur culturel, celui des livres, a diminué après la publication de ces chroniques », raconte Baillargeon en faisant référence aux écrits fort critiques à l’égard de PKP de Gil Courtemanche et Michel David.

Historiquement, les artistes ont toujours appuyé chaleureusement les luttes syndicales mais, notent Guilbert et Larose, « hormis quelques exceptions, les artistes et les vedettes de tout acabit n’ont pas hésité à franchir le piquet de grève ».

Quelques exemples d’artistes et d’écrivains identifiés à la gauche illustrent bien l’ampleur de l’emprise de PKP sur le monde artistique.

Yvon Deschamps, l’auteur du célèbre monologue « Les unions qu’ossa donne », a accordé une entrevue au Journal de Montréal en disant : « J’ai plutôt décidé d’être solidaire des artistes avec qui je travaille et qui ont besoin du Journal de Montréal ».

Quelques jours plus tard, il faisait parvenir une lettre d’excuses aux lockoutés. « En ne voulant pas prendre parti, j’ai pris parti. C’est une bourde énorme que je n’arrive pas à m’expliquer vraiment. »

Luc Picard n’a pas hésité à donner une entrevue au Journal de Montréal, lors du décès de Michel Chartrand, qu’il avait incarné à la télé. Plus tard, il a admis son erreur à Tout le monde en parle.

Pierre Falardeau a oublié de s’indigner au grand jour, plaidant le « manque d’informations ». Il était chroniqueur à l’hebdomadaire ICI, propriété de Québecor. «  Je ne vais pas chier dans le carré de sable! », déclarait-il au moment où venait de paraître Rien n’est plus précieux que la liberté et l’indépendance, un recueil de ses chroniques.

Biz de Loco Locas, au cours de la même soirée, a chanté pour les lockoutés du Journal de Montréal, puis était à l’antenne de TVA à l’émission Montréal-Québec. Il reconnaît être un bon ami du couple Péladeau et Julie est la marraine de sa fille.

D’autres, qui ont fait preuve de solidarité, en ont subi les conséquences. Fred Pellerin, qui a refusé de forcer les piquets de grève, a vu quelques portes se fermer au cours de son itinéraire promotionnel pour la sortie de son quatrième livre.

Mais tout n’est pas noir. Guilbert et Larose saluent la présence, lors de leurs spectacles de solidarité, des artistes suivants : Christian Vanasse, Richard Desjardins, Tricot machine, Louise Forestier, Loco Locass, Jean-Sébastien Lavoie, Claude Robinson, Damien Robitaille, Bernard Adamus, Karkwa, Bourbon Gauthier et Gilles Vigneault.


Une tragédie

Refusant de jeter le blâme uniquement sur la partie patronale ou syndicale, Bernard Landry a déclaré : « Un seul mot me vient pour qualifier ce conflit : une tragédie! »

Considérant que le candidat milliardaire PKP ne récuse aucunement son attitude antisyndicale, comme nous l’avons vu lors du premier débat, la tragédie, dont parle Bernard Landry, pourrait prendre une dimension nationale encore plus effrayante si PKP devient chef du Parti Québécois et premier ministre du Québec.

Les syndicalistes et les progressistes sont prévenus.