Le Québec sous écoute

2015/03/26 | Par Pierre Dubuc

Pour illustrer les nouveaux pouvoirs qui seront conférés au SCRS avec le projet de loi anti-terroriste C-51, un reportage de Radio-Canada montrait des agents des services secrets installer des micros dans des résidences et des GPS sous des voitures. Belle désinformation.

Aujourd’hui, plus de la moitié des Canadiens possèdent un téléphone intelligent et nous savons, depuis les révélations d’Edward Snowden, que des organismes comme la National Security Agency (NSA) américaine, le Centre sur la Sécurité des Télécommunications (CST) au Canada et leurs partenaires britannique, australien et néo-zélandais, réunis dans le programme Five Eyes, collectent toutes les données personnelles (appels, courriels, Facebook, YouTube, etc.) de l’ensemble de la population et la géolocalisation de leurs utilisateurs.

Dans le cadre du programme PRISM, la NSA, nous apprend Snowden, a conclu des ententes secrètes, lui permettant d’intercepter les communications privées, avec les plus grandes entreprises du secteur Internet de la planète, parmi lesquelles Microsoft, Yahoo, Googel, Facebook, Yahoo, Skype, etc.

La cour fédérale FISA (Foreign Intelligence Surveillance Act), une des institutions les plus secrètes des États-Unis, a imposé à Verizon Business de transmettre à la NSA « tous les relevés d’appels détaillés » des communications (i) entre les États et l’étranger; et (ii) la totalité des communications intérieures au territoire américain, y compris les appels téléphoniques locaux.

Nous pouvons légitimement nous demander quelles sont les relations, au Canada, entre le CST et les équivalents de Verizon, soit les fournisseurs de services Bell, Telus, Rogers et Vidéotron.

Partout, dans le monde, les gouvernements se servent des attentats terroristes pour faire adopter des lois anti-terroristes, sur le modèle du Patriot Act américain adopté au lendemain des attentats du 11 septembre, pour légaliser les pratiques d’espionnage en cours et accorder plus de pouvoirs à la police secrète.

Des analyses critiques du projet de loi C-51 ont montré qu’il ratissait beaucoup plus large que la surveillance et le contrôle des terroristes islamistes, qui ont servi de prétexte à sa présentation. Son libellé permet de cibler, entre autres, les environnementalistes et les pacifistes, deux groupes qui constituent des cibles de choix dans le contexte où le gouvernement fédéral a fait du projet de pipeline Énergie Est de TransCanada une priorité nationale et qu’il s’apprête à « prolonger et élargir » la mission militaire en Irak.

Les autochtones, les syndicalistes et les indépendantistes québécois sont également dans le collimateur du gouvernement Harper et des services secrets. Tous ces groupes ont déjà, par le passé, fait l’objet de surveillance étroite, de provocations et d’ingérences déstabilisatrices. Qu’on se rappelle le vol des cartes de membres du Parti Québécois, l’incendie d’une grange à St-Antoine-de-la-Rochelle pour empêcher la tenue d’une rencontre entre des membres du FLQ et des Black Panthers, l’émission de faux communiqués du FLQ.

Cependant, aujourd’hui, la surveillance prend un caractère qualitativement différent avec les nouvelles technologies. Pour souligner l’importance du téléphone intelligent, le magazine The Economist cite Steve Jobs lorsqu’il a présenté le iPhone en 2007 : « Ceci changera tout ». Les téléphones intelligents, qui seront détenus par 80% de la population adulte mondiale en 2020, « voyagent avec vous – ils savent où vous êtes, quels sites Internet vous visitez, à qui vous parlez, et même quel est votre état de santé ». (The Economist, 28 février 2015).

Edward Snowden a attiré l’attention sur l’importance de la récolte des métadonnées des communications interceptées, c’est-à-dire les liens entre différents individus. Au-delà du contenu de ces communications, les métadonnées permettent de reconstituer les réseaux, de savoir qui parle à qui, quand et combien de fois dans une période de temps déterminée.

Le vol des cartes de membres du Parti Québécois avait certes son importance, mais les métadonnées permettent à la police secrète d’aller beaucoup plus loin en établissant les relations et leur fréquence, donc leur importance, entre les membres du parti. Elles permettent d’identifier les courants, les leaders et les personnes influentes. Des données importantes pour d’éventuelles actions perturbatrices.

La généralisation de la surveillance à l’ensemble de la population a des effets politiques extrêmement graves qu’identifie bien le journaliste Glenn Greenwald dans « Nulle part où se cacher » (JCLattès), le livre qu’il a consacré à l’affaire Snowden.

Selon Greenwald, Snowden est particulièrement préoccupé par le fait « que les gens voient ces documents et qu’ils en fassent fi, qu’ils disent ‘‘nous nous doutions bien que tout cela existait et cela nous est égal’’. La seule chose que je redoute, c’est de faire tout cela en pure perte ».

C’est pourquoi tout un chapitre du livre est consacré à « En quoi un État de surveillance est-il nocif? »

Le parallèle établi avec la religion est particulièrement intéressant. Les Québécois plus âgés se souviendront du petit catéchisme qui enseignait que « Dieu est partout ». Dieu savait toujours ce qu’on faisait, connaissait chacun de nos choix, chacun de nos actes et chacune de nos pensées Dans ces conditions, où il est impossible d’échapper au regard scrutateur d’une autorité suprême, il n’est d’autre choix que de suivre les préceptes qu’elle vous impose.

Un système de surveillance où chacun de nos propos et chacun de nos actes sont susceptibles d’être surveillés a un effet similaire sur le comportement humain.

Greenwald se réfère au philosophe français Michel Foucault qui, dans Surveiller et punir, expliquait que la surveillance omniprésente ne se contente pas de renforcer le pouvoir des autorités et d’obliger à l’obéissance, mais incite aussi les individus à intérioriser le regard de leurs surveillants. D’instinct, ils choisiront de faire ce qu’on attend d’eux, sans même se rendre compte qu’ils sont contrôlés.

Citant d’autres auteurs, Greenwald montre que la réalité d’une surveillance gouvernementale peut inhiber la liberté d’expression et que l’anxiété générée par la menace de la surveillance pousse quantité de sujets à éviter les situations où ils pourraient faire l’objet de surveillance.

Dans ces conditions de surveillance intensive, il ne faudrait pas s’étonner que, sur des sujets litigieux, dont l’indépendance du Québec, nombre de Québécois hésitent à afficher publiquement leurs convictions et à participer à des activités politiques.

Bien entendu, les autorités affirmeront, comme c’est le cas actuellement de la part des ministres conservateurs, à propos du projet de Loi C-51, que la surveillance intrusive se limitera à un groupe marginalisé d’individus qui le méritent, parce qu’ils sont mal « intentionnés ».

À cet égard, une pièce des dossiers Snowden, datée du 3 octobre 2012, est particulièrement intéressante dans le contexte actuel. Elle révèle que la NSA avait surveillé les activités en ligne d’individus réputés, selon elle, exprimer des idées « radicales » et qui exercent une influence « radicalisatrice » sur les autres.

La NSA a déclaré explicitement qu’aucun des individus visés n’était membre d’une organisation terroriste ou impliqué dans quelconques complots terroristes. Leur « crime » résidait dans les opinions qu’ils exprimaient, qui étaient jugées « radicales ».

Souvenons-nous que « radical » – plutôt qu’« intégriste » – est précisément le terme choisi par Philippe Couillard qui a, ne l’oublions pas, siégé au Comité de surveillance du SCRS.

Ce choix n’est pas anodin. Il permet d’inclure, au-delà des intégristes religieux, les environnementalistes, les pacifistes, les syndicalistes… et les « séparatistes ».

Les « séparatistes » menacent « l’intégrité territoriale du Canada », un des motifs explicitement énoncés dans le projet de loi anti-terroriste C-51 pour faire l’objet de surveillance par les services secrets.

Le plus ironique est que le Centre sur la Sécurité des Télécommunications s’est fort probablement déjà assuré, dans le cadre de ses activités de surveillance des militants, de la collaboration de Vidéotron, une filiale de Québecor, dont l’actionnaire de contrôle est Pierre Karl Péladeau, candidat à la direction du Parti Québécois. Il ne serait pas inintéressant que la question lui soit posée dans le cadre des débats de la course à la chefferie.