Travailleurs « just-in-time » demandés

2015/04/13 | Par Pierre Dubuc

Des travailleurs et des travailleuses appelés à la dernière minute pour rentrer au travail. D’autres travaillant sans garantie d’un minimum d’heures. Le phénomène est de plus en plus courant.

Un million de travailleurs canadiens travaillent à temps partiel alors qu’ils préféreraient travailler à plein temps. Le travail à temps partiel représente 80% des emplois créés au cours de la dernière année. C’est aujourd’hui 19,3% de la main-d’œuvre comparativement à 12,5% en 1976.

Ces horaires irréguliers rendent difficiles l’organisation de la garde des enfants, la poursuite des études ou d’obtenir une hypothèque pour l’achat d’une maison.

Cette situation est en grande partie la résultante de l’introduction des nouvelles technologies dans le secteur des services.

Dans son article The spy who fired me. The human costs of workplace monitoring, paru dans le magazine américain Harper’s (mars 2015), la journaliste Esther Kaplan rappelle qu’au cours de la période d’après-guerre, les commerçants cherchaient à accroitre leurs profits en maximisant les ventes, une stratégie qui poussait les magasins à embaucher un surplus de main-d’œuvre de façon à ce que chaque consommateur reçoive l’attention désirée. Le commerçant offrait de généreux « bonus » aux vendeurs vedettes, qui développaient les meilleures relations avec la clientèle.

Aujourd’hui, la tendance est à réduire au maximum le personnel, à traiter les employés comme des temporaires et remplaçables, et à fixer leurs horaires en fonction des besoins.

 

Une productivité visible et mesurable

Les nouvelles technologies rendent la productivité visible et mesurable, permettant de distinguer entre le temps de travail qui génère des profits et le temps de travail – à une minute près – qui ne le fait pas.

Chez McDonald ou dans d’autres établissements à restauration rapide, un système point-of-sale (P.O.S.) branché à la caisse enregistreuse capture le temps entre la fin d’une transaction et le début d’une nouvelle transaction avec un client et permet de mesurer la vitesse d’exécution du caissier.

Le système calcule aussi le temps entre le scan de chaque article, le nombre d’erreurs et publie un tableau des meilleures performances. Un algorithme établit par la suite les horaires des employés en fonction leurs performances et de l’achalandage.

La firme Kronos, avec des revenus de plus d’un milliard $ l’an dernier, est un chef de file dans le domaine. Sa technologie permet d’enregistrer une multitude de données pour établir le K.P.I., c’est-à-dire le coût du travail en pourcentage du revenu.

En 2013, deux semaines après que la chaîne de vêtements Forever 21 ait eu recours à Kronos, des centaines de travailleurs à temps plein ont reçu un avis spécifiant qu’ils seraient désormais à temps partiel et qu’on mettait fin à leur programme d’assurances-santé.

Une situation similaire s’est produite à Century 21. Esther Kaplan rapporte ces propos d’un organisateur syndical : « Avec Kronos, ils te demandent ta disponibilité. Si tu es disponible tout le temps, ils te mettent dans un groupe pour les 35 à 40 heures. Si tu dis que tu ne peux pas travailler les fins de semaine, ils te placent dans un autre groupe, où tu ne pourras pas faire plus de 25 à 30 heures. C’est cela le cauchemar. Des gens qui travaillaient 40 heures ne le peuvent plus, parce qu’ils ont des restrictions ».

 

Le temps volé

Dans ses vidéos promotionnels, Kronos, qui est aussi présente au Canada, met l’accent sur le temps volé par les employés. « Quelques minutes en retard? Quelques minutes prises en trop lors de la pause? Tout cela s’additionne. »

Pour contrer ce « vol » de temps, il y a même des systèmes plus envahissants, plus intrusifs, où les gens poinçonnent avec leur doigt pour éviter que quelqu’un d’autre ne poinçonne à leur place.

Mais le temps « volé » par les employés est beaucoup moins important que celui volé par les entreprises. Des militants syndicaux expliquent les tactiques en cours : « Des gérants de magasins changent les horaires de travail, coupent sur le temps supplémentaire, demandent aux gens de poinçonner leur départ, mais les garde encore un moment pour travailler. Et si tu ne le fais pas, tu te mets à dos ton gérant. »

Le système met aussi de la pression sur les cadres, en les incitant à transgresser les règles. « Dans les endroits où les employés ne travaillent que trois ou quatre heures par jour, si le gérant réussit à les faire travailler 15 minutes de plus après la fin de leur travail, il gagne quasiment un quart de travail. »

Dans des MacDonald, à chaque 15 minutes, le logiciel de Kronos calcule les coûts de la main d’œuvre en pourcentage des revenus et montre au gérant s’il est en-dessous ou au-dessus de l’objectif à atteindre en lui envoyant le message suivant : « Vous devez garder vos coûts de main d’œuvre sous contrôle : vous les dépassez, vous les dépassez! ».

Des témoignages, rendus lors de recours collectifs contre MacDonald en Californie, au Michigan et à New York, ont révélé que les gérants disaient aux employés de poinçonner et d’attendre dans la salle de repos jusqu’à ce que les revenus soient suffisants pour leur dire de repoinçonner et de reprendre le travail.

Le Bureau of Labor Statistics rapporte que le nombre d’employés dans le commerce au détail aux États-Unis, qui travaillent involontairement à temps partiel a doublé entre 2006 et 2010 passant de 644 000 à 1,6 million.