Le monitoring électronique des pigistes en pleine expansion

2015/04/14 | Par Pierre Dubuc

Dès le début des années 1990, les travailleurs des centres d’appel voyaient s’afficher, au bas de leur écran, le nombre de secondes qu’ils étaient en ligne avec un client, avec une incitation à abréger afin de remplir leurs quotas. Cependant, il leur était possible de raccrocher sans que l’ordinateur puisse savoir si c’était eux ou le client.

Aujourd’hui, le contrôle s’est raffiné, comme le rapporte la journaliste Esther Kaplan dans son article The spy who fired me. The human costs of workplace monitoring, paru dans le magazine américain Harper’s (mars 2015). Les entreprises peuvent même surveiller en temps réel ceux qui travaillent à la maison.

C’est le cas de la compagnie oDesk, qui a fusionné l’an dernier avec Elance, pour former le plus grand marché de pigistes en ligne au monde. Son site relie 9,7 millions de pigistes programmeurs, designers, traducteurs, rédacteurs, etc., avec 3,8 millions d’entreprises recherchant des employés à temps partiel.

Dans une économie stagnante, oDesk a, l’an dernier, multiplié par cinq ses offres d’emplois et les pigistes de la firme ont empoché 900 millions $.

Si, comme pigiste, on accepte d'être rémunéré à l’heure et de voir ses heures enregistrées et surveillées par le logiciel Work Diary, oDesk garantit le paiement.

Pour des pigistes qui peuvent courir pendant des mois après leurs employeurs afin d’être payés, la garantie qu’offre oDesk vaut bien la cote de 10% qu’elle prélève sur les contrats. Mais pour obtenir cette garantie de paiement, le pigiste doit accepter l’intrusion de la compagnie dans son ordinateur personnel.

 

Captures d’écran aux dix minutes

Une fois branché à Work Diary, le programme effectue une saisie d’écran de l’ordinateur à toutes les dix minutes. Le programme enregistre aussi chaque touche sur le clavier et les mouvements de la souris, et établit un classement des pigistes selon leur productivité.

Le moment exact de la saisie d’écran est imprévisible. Ça peut être au moment où l’utilisateur ouvre iTunes pour choisir un morceau de musique ou lorsqu’il reçoit un message d’un ami.

Une icône s’allume alors et le pigiste a le choix de conserver ou d'effacer la saisie d’écran. Selon oDesk, cela prouve que son système n’en est pas un de surveillance. Mais, pour chaque prise d’écran que le pigiste fait disparaître, il sacrifie dix minutes de rémunération garantie.

 

Le vol de revenus

Quand il va aux toilettes ou s'il va prendre un café, le pigiste reçoit une alerte d’inactivité. La même chose lorsqu’il ne travaille pas sur son ordi et qu’il consulte un livre, par exemple.

Les pigistes se plaignent du vol de revenus. S’il n’y a pas de prise d’écran, ils ne sont pas payés. De même, pour une brève intervention sur le travail en cours, ils ne prennent souvent pas le temps de se brancher.

Pour les besoins de son reportage, Esther Kaplan est devenue « donneuse d’ouvrage ». Elle pouvait voir les écrans des pigistes, la vitesse du pianotage sur le clavier et le nombre de clics de souris à chaque minute. « Au départ, écrit-elle, j’avais un sentiment de culpabilité, mais cela devient vite une addiction. J’avais l’impression d’être dans la position d’une gardienne de prison ».

Pour son reportage, elle a interviewée une traductrice. Celle-ci lui a expliqué qu’elle élimine les premières dix minutes parce qu’elle travaille moins vite. De façon générale, elle met quatre heures pour transcrire une heure d’audio, à laquelle s’ajoute une heure et dix minutes pour la révision.

Cependant, pour la révision, elle ne se branche pas à Work Diary, parce que son activité sur le clavier est si peu importante qu’elle va être automatiquement débranchée pour inactivité.

Le taux horaire de 15$ ne compense pas pour le travail réalisé pendant les heures non branchées, mais cela lui permet de demeurer compétitive avec des pigistes du Pakistan et des Philippines, qui sont prêts à travailler pour un taux horaire inférieur.

D’après les dernières recherches, près de 3 millions d’Américains sont actifs à temps plein dans le domaine des télécommunications et un nombre encore plus important pendant une ou deux journées par semaine.

Les études montrent que, même sans être surveillés, les gens travaillent plus d’heures à la maison qu’au bureau, mais observer ses employés donne aux managers « un sentiment de sécurité ».

Cependant, le stress augmente avec le monitoring et ce dernier est de plus en plus associé à l’anxiété, la dépression, la colère, la fatigue sévère, les maux de tête et les blessures musculo-squelettiques.

Se savoir surveillé nuit aussi à l’attention portée à son travail. Cela équivaut à avoir continuellement quelqu’un au-dessus de son épaule qui nous observe. Toute la liberté, tant célébrée, associée au fait de travailler à la maison, d’être un travailleur autonome et un pigiste, disparaît.