Le déclin inexorable des syndicats américains

2015/04/30 | Par Stéphane Lauer

Cet article est reproduit du journal Le Monde

L'opinion est partagée : selon un sondage du Pew Research Center, publié lundi 27  avril, 45  % des Américains pensent que le déclin des syndicats est une mauvaise chose, quand 43  % s'en réjouissent. Nombre d'universitaires estiment pour leur part que les Etats-Unis sont allés trop loin dans la réduction de l'influence des syndicats. Ce qui est sûr, c'est que celle-ci ne cesse de régresser.

Prenons les Right-to-Work Laws , ces lois sur le droit de travailler dont le nom est trompeur. En fait, au fil des années, elles sont devenues le cauchemar des progressistes américains. En vigueur dans environ la moitié des Etats américains, elles interdisent les accords syndicaux avec les employeurs et privent les organisations des cotisations versées par les salariés. Dernier Etat à avoir adopté ce type de dispositif : le Wisconsin, en février.

Dans une réaction inédite pour une législation locale, Barack Obama a dénoncé l'offensive  soutenue et concertée  des républicains contre les syndicats, qui freine mécaniquement la progression des bas salaires.  Ce n'est pas un hasard si l'émergence de la classe moyenne aux Etats-Unis a coïncidé en grande partie avec celle des syndicats, des travailleurs qui s'unissaient pour de plus hauts salaires , a souligné le président américain.

Alors que le débat sur la montée des inégalités bat son plein aux Etats-Unis, de plus en plus de voix s'élèvent pour pointer que le phénomène serait en partie lié au déclin des syndicats. Le taux de syndicalisation a atteint son apogée en  1954, quand 34,7  % des salariés américains étaient affiliés à une organisation. Aujourd'hui, ils ne sont plus que 10,8  %. Et encore, ce chiffre comprend le secteur public : si l'on ne prend en compte que le privé, le taux se situe sous les 7  %.

Les causes de ce déclin sont multiples. La mondialisation, avec ses flux de délocalisation, ou l'évolution technologique, qui bouleverse les métiers et les compétences, sont souvent invoquées. Pourtant le Canada (27,2  %), le Royaume-Uni (25,4  %) ou l'Allemagne (17,7  %) n'ont pas connu un tel bouleversement du paysage syndical ces dernières décennies, alors que les mêmes facteurs macroéconomiques y étaient à l'oeuvre.  L'extinction des syndicats aux Etats-Unis a été un choix politique , dénonce Robert Reich, ancien ministre du travail de Bill Clinton et aujourd'hui professeur à Berkeley (Californie).

Outre les Right-to-Work Laws , une série de dispositifs ont rogné le pouvoir des syndicats. Ainsi, la loi sur les faillites permet à une entreprise de se réorganiser et d'annuler tous les accords négociés précédemment avec les syndicats. Par ailleurs, depuis les années 1980, les cabinets de conseil pour éviter la formation de syndicats ( Union Avoidance ) se sont multipliés.

Dans le même temps, les inégalités n'ont cessé de se creuser. Les 3  % des plus riches concentrent aujourd'hui 54,4  % de la richesse contre 44,8  % en  1989, selon les chiffres de la Réserve fédérale. En  2014, selon une étude du ministère du travail publiée début avril, la grande majorité des Américains ont gagné moins qu'en  2013 : le revenu moyen avant impôt a ainsi reculé de 0,9  %. Il s'agit de la deuxième année d'affilée de repli. Un comble, alors que la reprise économique a commencé il y a cinq ans et que le marché du travail tend vers le plein-emploi avec un taux de chômage de 5,5  %. En fait, seuls les 20  % d'Américains qui se situent en haut de l'échelle ont vu leurs revenus augmenter (+ 0,9  %).


Stagnation des salaires

De plus en plus de chercheurs mettent en corrélation la hausse des inégalités avec le déclin des syndicats. En  2011, une étude menée par Bruce Western, professeur de sociologie à Harvard, et Jake Rosenfeld, de l'Université de Washington, montrait qu'entre 1973 et 2007, alors que le taux de syndicalisation perdait 26 points, les inégalités de salaires dans le privé bondissaient de 40  %.  Pour comprendre l'accroissement des inégalités, on doit comprendre la dévastation qui s'est produite dans le mouvement syndical , dit M.  Rosenfeld.

Pour le président de l'Economic Policy Institute, Lawrence Mishel,  une proportion significative de l'accroissement des inégalités des salaires est clairement corrélée à l'érosion en cours de la syndicalisation, qui ne conduit pas seulement à réduire le pouvoir de négociation, mais aussi à affaiblir la capacité des syndicats à mettre en place des normes et des standards qui permettent d'avoir des salaires supérieurs à ceux qui ne sont pas syndiqués . Le déclin des syndicats expliquerait un tiers de l'accroissement des inégalités de salaires constatées de 1973 à 2007 chez les hommes et un cinquième chez les femmes, selon l'ouvrage collectif The State of Working America, 12th Edition (Ithaca, N.Y. : Cornell University Press, 2012)

Dans The Price of Inequality (W.W. Norton &  Co ; 2013), Joseph Stiglitz, Prix Nobel d'économie en 2001, constatait que lorsque les syndicats étaient forts, la productivité et le salaire horaire réel progressaient de pair dans l'industrie. A partir des années 1980, le lien s'est rompu et les salaires ont commencé à stagner.  Depuis, la taille de l'économie américaine a doublé, souligne M.  Reich, pourtant, le salaire médian n'a pratiquement pas augmenté. En fait, la quasi-totalité des gains de la croissance sont allés aux 1  % les plus riches.  Dans certains cas, les rémunérations ont même baissé.

Ainsi, selon M.  Rosenfeld, un salarié du secteur de la construction gagne aujourd'hui en moyenne 10 000  dollars (constants) de moins qu'en  1973. Même phénomène dans l'automobile. D'après les statistiques du Bureau of Labor Statistics, en dix ans, le salaire horaire moyen chez les constructeurs a chuté de 22  %, à 27,83  dollars (ajusté de l'inflation), et même de 23  %, à 19,91  dollars, chez les équipementiers.  Jusqu'à peu, les Etats appliquant les lois dites «Right-to-Work» se situaient principalement dans le sud des Etats-Unis , remarque M.  Reich. Au cours des années 1990 et 2000, d'ailleurs, de nombreux constructeurs automobiles se sont implantés dans ces Etats moins syndiqués.  Mais aujourd'hui, les Etats du Midwest adoptent à leur tour ce type de loi. Cela conduit inévitablement au déclin des organisations qui voient leur financement s'effondrer , affirme l'ex-ministre du travail.

Ce mouvement a des effets mécaniques sur les salaires. Selon l'American Federation of Labour-Congress of Industrials Organisations, le principal regroupement syndical américain, un salarié qui travaille dans un Etat appliquant une Right-to-Work Law gagne en moyenne 5 971  dollars (5 346  euros) de moins par an que dans un Etat qui n'applique pas ces lois.  Parmi les nations développées, les Etats-Unis sont le pays avec la plus forte proportion de travailleurs à bas salaires, c'est-à-dire qui gagnent moins des deux tiers du salaire médian , indique le journaliste Harold Meyerson dans un article publié dans The American Prospect qui rappelle qu'un quart des salariés américains gagnent moins de 17 576  dollars par an. Dans l'hôtellerie, les écarts entre syndiqués et non-syndiqués sont gigantesques. A New York, une femme de chambre peut gagner 20  dollars de l'heure contre un peu plus de 8  dollars dans une ville comme Phoenix.


Rapport de force déséquilibré

L'emploi a toujours été l'argument principal de ceux qui souhaitent endiguer l'influence des syndicats. Des organisations puissantes contribueraient à accroître le chômage en maintenant les rémunérations au-dessus des niveaux d' équilibre du marché , affirment certains économistes.  Cette hypothèse n'est guère corroborée par les données empiriques, du moins dans les pays avancés , répondent Florence Jaumotte et Carolina Osorio Buitron, des économistes du Fonds monétaire International, qui terminent une étude sur le lien entre accroissement des inégalités et déclin des syndicats.  Seulement 3 des 17 études examinées par l'Organisation de coopération et de développement économiques indiquent un lien robuste entre la densité syndicale et un chômage plus élevé.  Toutefois, parmi les dix Etats américains qui ont le taux de chômage le plus élevé, sept ont adopté une Right-to-Work Law .

Quant à la pression de la mondialisation, elle a bon dos, estime M.  Reich.  Il y a quantité de secteurs comme la distribution, la restauration, l'hôtellerie, les hôpitaux, les services à la personne, qui sont protégés de la compétition mondiale. Mais beaucoup d'employeurs dans ces secteurs, à commencer par Walmart, qui est le plus important des Etats-Unis, empêchent les salariés de se syndiquer.

Seule certitude : le lien de cause à effet sur les statistiques de conflictualité. Ainsi, alors qu'en  1970 le ministère du travail avait recensé 370 mouvements de grève, on n'en comptait plus que 11 en  2014.

La chute du chômage ces derniers mois va-t-elle redonner un peu de pouvoir de négociation aux salariés ? M.  Reich en doute :  La reprise actuelle n'est pas basée sur les salaires. La toile de fond des créations d'emplois, c'est une insécurité permanente avec de plus en plus de contrats indépendants qui ne donnent aucune sécurité. Il n'y a plus de contre-pouvoir face aux grandes entreprises et à Wall Street , affirme-t-il, tout en déplorant que  la plupart des jeunes Américains ne peuvent pas se souvenir du temps où les syndicats étaient suffisamment forts pour jouer un rôle dans le champ économique et politique .

Il sera difficile de faire repartir le balancier dans l'autre sens, alors que l'importance de la classe moyenne ne cesse de reculer, que les richesses se concentrent toujours plus et que le rapport de force entre employés et employeurs n'a jamais été aussi déséquilibré.