Les changements climatiques selon Naomi Klein

2015/05/21 | Par Pierre Dubuc

« J’ai nié l’ampleur de la crise du climat pendant plus longtemps que je n’oserais l’admettre. J’étais bien sûr consciente de son existence, mais je n’en avais qu’une vague idée, me contentant de survoler la plupart des reportages sur le sujet, en particulier les plus terrifiants. Je me disais que la climatologie était une science trop complexe et que les environnementalistes étaient là pour s’en occuper », écrit Naomi Klein au début de son livre Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique (Lux – Actes Sud).

La plupart d’entre nous pourrions faire nôtres ces propos de l’auteure de « No logo » et de « La Stratégie du choc ». Mais c’est avant d’avoir lu les 530 pages de ce livre extrêmement bien documenté, qu’elle a mis 5 ans à rédiger. Difficile, en effet, de ne pas reconnaître que les catastrophes climatiques, toujours plus nombreuses, ne sont pas l’effet du hasard, mais bien de l’activité humaine.

Naomi Klein établit que le réchauffement climatique menace aujourd’hui la survie de la planète. Au-delà du rappel des données climatiques de base, elle s’attaque aux causes fondamentales de cet état de fait et démontre que la situation est critique, mais non désespérée, puisque des solutions de rechange existent.

Cependant, le changement de cap nécessaire commande une mobilisation citoyenne et politique à la hauteur des puissances financières, pétrolières et gazières, qui tirent profit de la situation actuelle. Pour que cette levée en masse ait lieu, il faut d’abord que les objectifs soient précisés et les fausses solutions écartées.

Un des grands mérites de ce livre est précisément l’acuité de sa critique de la droite climatosceptique, mais surtout du courant environnementaliste centriste dominant qui pactise avec les pollueurs.

Les grands médias ont salué comme une avancée importante la rencontre de Copenhague, où les principaux pays émetteurs de gaz à effet de serre (GES), dont les États-Unis et la Chine, ont signé un accord visant à stabiliser l’augmentation de la température en moyenne à 2 degrés Celsius au-dessus du niveau d’avant l’ère industrielle.

Naomi Klein souligne que cet accord est non-contraignant et qu’il est très risqué parce qu’à ce jour, la température moyenne n’a grimpé que de 0,8% et on en constate déjà les conséquences terrifiantes. Au cours de la décennie 2000, la croissance des émissions de GES s’est accélérée de façon catastrophique, atteignant pour l’essentiel 3,4%, et on ne voit pas comment les pays pourraient réduire leurs émissions de 8 à 10% par an pour atteindre l’objectif de 2 degrés Celsius.

Naomi Klein craint que, si nous n’agissons pas rapidement, il se produise une catastrophe d’une telle ampleur qu’elle ouvre la voie à des « solutions » comme la géo-ingénierie. Les apprentis-sorciers, partisans de cette approche, proposent de bloquer une partie du rayonnement solaire pour abaisser rapidement la température mondiale en dispersant dans la stratosphère des aérosols à base de soufre qui agiraient comme de minuscules miroirs.

Ils cherchent ainsi à reproduire artificiellement l’action naturelle de volcans en éruption, dont il a été prouvé que le nuage de cendres projeté dans l’air avait pour effet de réduire la température. Sans surprise, cette solution de combattre la pollution par plus de pollution est prônée par les entreprises de combustion fossiles et l’industrie automobile, parce qu’elle leur permettrait de poursuivre leurs activités.

« Dans l’atmosphère de désarroi que déclenche une crise grave, toute objection sensée se volatilise et tout comportement téméraire paraît admissible, du moins temporairement », écrit Naomi Klein y reconnaissant les conditions pour l’imposition de la « stratégie du choc » qu’elle a si bien analysée dans un précédent ouvrage.

Ce qui ajoute au danger est, selon elle, notre croyance selon laquelle la technologie peut sauver l’humanité des conséquences de ses actes et le mythe hollywoodien du héros qui sauve la planète à la dernière minute.

Mieux vaut donc discuter dès maintenant des solutions à la crise environnementale en développement.

La première constatation est que des solutions existent. Avec une démarche à laquelle elle nous a habitués dans ses ouvrages précédents, Naomi Klein parcourt le monde et nous présente des villages et des petites villes qui ont réussi à se passer complètement des hydrocarbures.

À une échelle plus grande, elle cite l’exemple de l’Allemagne qui compte aujourd’hui 1,4 million de parcs photovoltaÏques et environ 25 000 éoliennes. L’Allemagne suit l’exemple du Danemark, dont la politique énergétique a permis que plus de 40% de sa consommation d’électricité repose sur des sources renouvelables, essentiellement l’éolien.

Plus globalement, elle rend compte d’études de nombreux chercheurs, dont ceux des universités Stanford et de la Californie qui ont élaboré, avec force détails, un programme révolutionnaire précisant « la façon dont 100% de l’énergie totale dans le monde pourrait être fournie d’ici 2030 par des installations éoliennes, hydroélectriques ou solaires ».

Bien entendu, toute solution implique également un changement dans notre mode de vie et l’aménagement du territoire. Mentionnons l’électrification du transport, des habitations écoénergétiques, la fin de l’étalement dans les banlieues et une plus grande densification urbaine.

De tels changements seraient certes onéreux, mais l’argent est là. L’auteure montre que, pour amorcer la transition, il serait possible de réunir 2 000 milliards $ avec six mesures, soit une taxe à faible taux sur les transactions financières, l’élimination des paradis fiscaux, une taxe de 1% sur la fortune des milliardaires, une réduction de 25% du financement alloué au secteur militaire dans les dix pays les plus militarisés, une taxe de 50 $ par tonne métrique de CO2, rejeté dans l’air par les pays industrialisés et l’élimination progressive des subsides à l’industrie pétrolière.

Cependant, avant de pouvoir avancer avec succès de véritables pistes de solutions, il faut débarrasser la table des fausses alternatives. Naomi Klein y excelle. Elle passe au moulinet Al Gore et l’élite environnementaliste, de même que tous ces groupes qui pactisent avec l’industrie pétrolière.

Elle rappelle les différentes législations progressistes arrachées aux États-Unis au cours des années 1970 par la mobilisation populaire. Mais elle déplore la mutation importante survenue après coup, lorsque l’environnementalisme a cessé d’organiser des manifestations et des séances d’éducation populaire pour s’appliquer plutôt à rédiger des lois, poursuivre des entreprises en justice et interpeller les gouvernements. Les militants se sont métamorphosés en une armée d’avocats, de lobbyistes et d’habitués des sommets onusiens.

Une nouvelle métamorphose s’est opérée au cours des années 1980, alors qu’on a cessé d’intenter des procès aux pollueurs pour proposer aux Wallmart, McDonald, FedEx et AT&T de ce monde des partenariats, sur la base de l’idée fallacieuse selon laquelle il pouvait y avoir des « solutions avantageuses pour l’économie et l’environnement ».

C’est dans cette foulée qu’a surgi le système de plafonnement et d’échanges des droits d’émission du carbone, cher aujourd’hui au gouvernement Couillard. Le système offre aux grands pollueurs l’une des trois options suivantes : payer d’autres entreprises pour qu’elles réduisent leurs propres émissions, acheter des droits d’émission qui leur permettent de polluer autant qu’avant ou faire des profits en vendant leurs droits d’émission non utilisés.

Naomi Klein souligne que ces marchés du carbone sont même incapables de fonctionner selon leurs propres logiques, c’est-à-dire en tant que marchés. Ainsi, après avoir connu un certain succès en Europe, le jeune marché du carbone s’est retrouvé noyé sous une surabondance de permis lors de la crise de 2008.

C’est dans ce contexte que l’Allemagne a augmenté ses émissions de GES liées à la consommation de charbon, annulant les gains réalisés par son programme d’énergie solaire et d’éoliennes.

L’auteure démolit également l’argumentaire de ceux qui proposent de considérer le gaz naturel comme une « passerelle » vers les énergies propres, en soulignant que le gaz de schiste est plus polluant que le pétrole et qu’il est substitué aux éoliennes et à l’énergie solaire.

Naomi Klein passe en revue les activités des principaux groupes environnementalistes en Amérique du Nord et nous apprend que plusieurs d’entre eux ont des relations incestueuses avec l’industrie pétrolière et reçoivent des subventions de celle-ci.

Particulièrement intéressant dans sa critique, le fait que ces groupes « centristes » ont une moins bonne compréhension des enjeux que la droite climatosceptique.

En effet, les négateurs de l’écrasant consensus scientifique, selon lequel l’activité humaine entraîne le réchauffement de la planète, savent que la reconnaissance de la réalité du changement climatique signifierait, selon Klein, qu’ils « auront perdu la bataille idéologique décisive de notre temps, à savoir s’il s’agit pour nous d’organiser la société de manière à ce qu’elle reflète les objectifs et les valeurs de la majorité de ses membres, ou d’abandonner cette besogne à la magie du marché ».

Pour les groupes climatosceptiques, le mouvement environnementaliste est un « cheval de Troie vert dont les rouges entrailles sont pétries de doctrine socioéconomique marxiste » et c’est pour cela qu’ils touchent collectivement plus de 900 millions $ par année des grands pollueurs pour le combattre.

Pour la Montréalaise d’origine, le commerce mondial – et plus particulièrement les traités de libre-échange – sont au cœur de l’affrontement. Il y a, bien sûr, l’augmentation considérable des distances parcourues par les matières premières et les produits de toutes sortes, mais aussi les clauses des traités qui permettent à des entreprises de poursuivre des gouvernements.

Les États-Unis ont contesté un programme chinois de subvention à l’énergie éolienne et le programme indien de soutien à la production d’énergie solaire. Le Japon et l’Union européenne ont obtenu gain de cause devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) contre l’Ontario et ses exigences relatives au « contenu provincial » de son programme de panneaux solaires. Une entreprise américaine conteste, en vertu de l’ALENA, le moratoire québécois sur l’extraction du gaz de schiste dans la vallée du Saint-Laurent.

Environnement ou commerce, quelle est la priorité? Le traité de Rio de 1992 a tranché : « Il convient d’éviter que les mesures prises pour lutter contre les changements climatiques, y compris les mesures unilatérales, constituent un moyen d’imposer des discriminations arbitraires ou injustifiables sur le plan du commerce mondial ou des entraves déguisées au commerce ». Le protocole de Kyoto comprend des propos similaires et on peut s’attendre de les retrouver lors de la conférence de Paris, en décembre 2015.

Naomi Klein soutient que Barack Obama aurait pu profiter de la fenêtre qui s’est ouverte, lors de la crise de 2008, alors que le gouvernement américain avait, à toutes fins pratiques, pris le contrôle du système bancaire et de l’industrie automobile. Il aurait pu amorcer la nécessaire transition vers l’économie verte, mais il a capitulé devant l’industrie de combustion des fossiles.

Il faut dire que les moyens de cette dernière pour faire « entendre raison » à un président sont considérables. En 2013, aux États-Unis seulement, rapporte Klein, l’industrie gazière et pétrolière a dépensé près de 40 000 $ par jour en lobbying, auprès des parlementaires et des membres du gouvernement, et a fait des contributions politiques totales de 74 millions $ au cours du cycle électoral de 2012, soit 87% de plus qu’en 2008.

L’enjeu est considérable. La valeur des réserves d’hydrocarbures totalise environ 27 000 milliards $, soit plus de dix fois le PIB du Royaume-Uni. Avec des projets d’exploitation de longue durée, l’industrie fait le pari que les gouvernements n’imposeront pas de réductions sérieuses des émissions de GES d’ici 25 à 40 ans, même si cela signifie faire brûler cinq fois plus de combustibles que ce que l’atmosphère de la planète peut absorber.

Mais il ne faut désespérer, nous dit Naomi Klein. Qui aurait parié, lance-t-elle que l’industrie du tabac américaine aurait été contrainte de verser un jour 368 milliards $ pour réparer les torts causés à la population, comme ce fut le cas en 1997?!

Nous en sommes rendus, selon Naomi Klein, à l’heure de vérité. Aujourd’hui, l’exploitation des ressources est devenue plus risquée et est si facile, efficace et déréglementée qu’elle déstabilise dangereusement le « système Terre-humanité ». Nous ne pouvons plus nous en tenir à rédiger des lettres, éteindre les lumières pendant une heure, ou former à l’occasion un arbre ou un immense sablier humain, ni à des « solutions » à ce point superficielles que la population finit par conclure que l’ampleur du problème a été exagéré.

Il ne suffit pas non plus de s’en remettre au consommateur en lui demandant d’acheter une lessive moins toxique, d’accroître l’efficacité énergétique des voitures, d’adopter un carburant fossile prétendument moins polluant ou de payer une communauté autochtone pour qu’elle cesse d’abattre des arbres en Papouasie-Nouvelle-Guinée afin de compenser les émissions de GES d’une centrale au charbon aux États-Unis.

Klein endosse la philosophie intransigeante du mouvement anti-extractiviste qui repose sur un principe simple : l’heure est venue de laisser dans le sol la majeure partie des réserves attestées de combustion fossiles et d’adopter rapidement les abondantes sources d’énergie dont regorge la surface de la planète.

Naomi Klein ne croit pas que nous remporterons le combat pour la stabilisation du climat en tentant de battre les comptables à leur propre jeu, c’est-à-dire en affirmant, par exemple, qu’il serait plus rentable d’investir dans la réduction des émissions dès aujourd’hui que dans la gestion des catastrophes plus tard.

« Nous gagnerons, affirme-t-elle, en soulignant le caractère moralement abject de tels calculs, qui impliquent d’admettre qu’il y a un prix acceptable à payer pour laisser des pays entiers disparaître, contraindre des millions de personnes à mourir sur des terres asséchées, priver les enfants d’aujourd’hui de leur droit de vivre dans un monde vibrant de toutes les beautés et merveilles de la création. »

Pour atteindre cet objectif, le mouvement anti-extractiviste doit se transformer en mouvement populaire pour la démocratie. Naomi Klein va jusqu’à remettre en question son credo anarchiste du passé en matière d’organisation.

« Par le passé, écrit-elle, j’ai fermement défendu le choix des jeunes de constituer des mouvements peu structurés, dépourvus de dirigeants identifiables ou de programme politique défini. Et je persiste à considérer qu’il faut réinventer les pratiques et les structures politiques désuètes pour traduire les réalités nouvelles en évitant de répéter les échecs du passé. Toutefois, je dois admettre que les cinq années que je viens de passer plongée dans les arcanes de la climatologie m’ont rendu impatiente. Comme bien des gens, je me rends compte que le fétichisme de l’absence de structures et la rébellion contre toute forme d’institutionnalisation sont des luxes que les mouvements sociaux d’aujourd’hui ne peuvent plus se permettre. »