Le Québec, la crise économique et le pluralisme

2015/06/10 | Par Simon Rainville

 

M. Parizeau était immensément plus que le politicien aigri qui a dit en 1995 haut et fort ce que plusieurs affirmaient en privé. N’empêche que la phrase, bien que prononcée sous le coup de la colère, témoigne d’une vision de l’immigration profondément ancrée en nous.

Il n’est pas ici question de remettre en cause la déclaration de Parizeau qui était, sur le fond, juste, mais incomplète : les allophones, représentant environ 10% de la population québécoise, ont eu un impact sur le vote, mais la région de Québec et la Beauce, par exemple, n’ont pas voté OUI dans une proportion assez large.

Au début de la course à la chefferie du PQ, Péladeau l’a répété : le nouvel arrivant est souvent le meilleur candidat pour augmenter le nombre de NON lors d’un troisième référendum.

Il faut croire que les fédéralistes ont fait le même calcul si l'on regarde le taux anormalement élevé de certificats de citoyenneté accordés au Québec entre 1993 et 1995.

La cohabitation n’est nulle part facile et chaque nation doit vivre avec ses démons au sujet de l’immigration. Le Québec ne fait donc pas exception, mais son rapport à l’immigration est unique. Alors que nous vivons dans un des endroits où le taux de crimes haineux est parmi les plus bas au monde, le rapport à l’Autre refait sans cesse surface, que ce soit sous forme « d’accommodements raisonnables » ou de « charte des valeurs ».

La question semble alors brûlante et l’on s’enflamme au contact du tison identitaire, au point de ne parler de rien d’autre pendant quelques semaines, voire quelques mois. Puis, une journée pluvieuse vient éteindre jusqu’aux tisons afin de ne laisser que la fumée étouffante que la question a laissée.

La stratégie de l’autruche n’est jamais la bonne. Historiquement, le Québec a bien de la difficulté à réfléchir à l’immigration. Les francophones pensent encore souvent le Québec comme une nation uniquement blanche, francophone, de culture catholique et non pas comme une nation plurielle.

Le livre À chacun ses Juifs de Pierre Anctil, qui explique la position des éditorialistes du Devoir au sujet de la communauté juive entre 1910 et 1947, nous permet de réfléchir au mécanisme des relations interculturelles au Québec.

Anctil vogue tout en nuances sur cette mer complexe dans une substantielle « introduction » d’une centaine de pages, alors qu’il montre l’évolution d’une forme d’antisémitisme qui n’a certes rien à voir avec la haine viscérale des Juifs d’Adrien Arcand, mais qui ne fait pas honneur à ce grand quotidien. Puis, Anctil a réuni et commenté 60 éditoriaux qu’il juge représentatifs de la position du Devoir afin de nous permettre de prendre le pouls des propos des éditorialistes.

L’incompréhension entre Juifs et Canadiens français s’explique essentiellement par trois fondements. Entre 1911 et 1931, la population juive de Montréal double pour atteindre 60 000 personnes. Les Juifs viennent ainsi briser la conception biculturelle et chrétienne du Québec et du Canada.

Et puis, les Juifs sont perçus comme des urbains alors que la mentalité canadienne-française favorise encore grandement la vie rurale, même si une majorité des habitants du Québec habitent en ville à compter de 1921.

La tendance à se lier à la communauté anglophone et l’incapacité de la majorité des élites juives de lire le français ajoutent aux difficultés. Les Canadiens français et les Juifs ne se côtoient donc pas et se perçoivent par interlocuteur interposé.

Alors que l’on ne retrouve que quelques propos irrespectueux entre 1910 et 1933, pourtant la période où l’immigration est la plus élevée, les éditorialistes s’en donnent à cœur joie durant la Grande dépression.

En pleine période de folie meurtrière en Europe, le journal, alors très conservateur et près du clergé, fustige l’immigration, quelle qu’elle soit, au nom de la préservation de la race, comme on disait à l’époque. Le Devoir fait la sourde oreille aux demandes répétées des Juifs du Canada d’ouvrir les frontières à leurs coreligionnaires. Le quotidien n’est pas en cela original : plusieurs des pays et des journaux occidentaux sont frileux à l’idée de voir grossir le nombre de chômeurs et préfèrent fermer les yeux sur le naufrage à venir.

En aucun cas, par contre, l’antisémitisme du Devoir ne se base sur des théories racistes comme l’infériorité supposée du peuple juif. L’irrespect des « Israélites », avant l’holocauste, est monnaie courante dans toutes les sociétés occidentales et le quotidien colporte les préjugés classiques de l’époque tout en fustigeant Arcand et Hitler.

Les Juifs apparaissent aussi parfois comme un miroir d’altérité de ce que les Canadiens français pourraient être. Les éditorialistes affirment à plusieurs occasions leur respect, si ce n’est leur jalousie, de la solidarité prétendue des Juifs, de leur sens des affaires jugé hors du commun, mais surtout de leur capacité à conserver leur culture tout en étant si faible numériquement. En pleine époque d’orangisme canadien-anglais, les Canadiens français auraient grandement à apprendre des Juifs, affirme le Devoir.

L’aspect le plus intéressant du livre est la démonstration du mécanisme d’exclusion mutuelle et de l’argumentaire qui le sous-tend. D’une part, la majorité francophone qui se sent menacée par les minorités à cause de son statut de minorité à l’intérieur du Canada. D’autre part, une incompréhension, voire une suspicion, des minorités face à la volonté du Québec de vivre de façon distincte du Canada.

Les arguments évoqués par le quotidien contre l’immigration sont sensiblement les mêmes que ceux que l’on entend aujourd’hui. L’immigrant arrive avec des idées radicales, aujourd’hui du Moyen-Orient, à l’époque de l’Europe de l’Est anarchiste et socialiste. Il vole l’emploi du natif, est inassimilable, etc.

À l’inverse, les minorités ne sont pas toujours des victimes et articulent elles aussi une perception de la majorité qui influence les relations interculturelles. La communauté juive refuse alors de voir la nation canadienne-française comme distincte de la nation canadienne-anglaise qui se définit encore à l’époque comme britannique.

Anctil montre bien que le Devoir des années 1930-1940 n’est, au fond, pas prêt à accepter la modernité, c’est-à-dire le pluralisme, alors que l’intense immigration depuis la fin du 19e siècle rend nécessaire la révision de l’identité canadienne-française.

Nous ne sommes pas très loin encore aujourd’hui de ce réflexe, bien que la situation ait évidemment évolué depuis. En tant que minorité au sein du Canada, l’arrivée massive d’immigrants nous rend incertains de notre identité. Serait-ce encore et toujours notre peur ancestrale à la fois de disparaître et de s’assumer, c’est-à-dire de se gouverner pleinement, qui se fait jour dans notre rapport à l’immigration?

Parlerons-nous inlassablement des « votes ethniques » ou tendrons-nous un jour une main bien réelle aux différentes communautés? Je ne parle pas ici d’intérêt stratégique, de calcul politique, mais de décence humaine, de respect de la diversité.

Mais les communautés culturelles devront aussi admettre qu’ils vivent au Québec et non pas en Ontario ou au Manitoba. Accepter la prédominance du français et s’intéresser à la culture de la majorité en sont les prérequis. S’intéresser et contribuer à cette culture, et non bêtement s’y fondre.

Cessons de faire comme s’ils n’étaient ici que de passage en les tolérant à distance. « Les immigrants font partie du pays d'une façon intime et intense, comme les pierres dans un mur scellé », disait Gérald Godin. Le métissage sera toujours le lot de l’Amérique.


 

Pierre Anctil, À chacun ses Juifs. 60 éditoriaux pour comprendre la position du Devoir à l’égard des Juifs, 1910-1947, Québec, Septentrion, 2014, 441 p.