Deux mégatraités de libre-échange transocéaniques pour en finir avec l’état social

2015/06/16 | Par Jacques B. Gélinas

Le Canada négocie présentement, dans le plus grand secret, deux mégatraités de libre-échange extrême qui enjambent les deux océans : l’Accord de partenariat trans-Pacifique et l’Accord de partenariat trans-Atlantique sur le commerce et l’investissement. Les enjeux sont colossaux : d’une part, asséner le coup de grâce à l’État social keynésien, instauré dans les années de l’après-guerre, et, d’autre part, contrer l’influence de la Chine qui menace l’hégémonie des États-Unis et de ses alliés en Asie et dans le monde.


L'Accord de libre-échange trans-Pacifique

L’Accord trans-Pacifique répond à une vieille ambition des États-Unis : s’imposer comme puissance économique dominante dans le bassin du Pacifique, vaste zone qui représente 56% du PIB mondial, près de 50% du commerce international et bientôt les deux tiers de la population mondiale. Comme la politique de la canonnière utilisée jadis n'est plus à la mode, ils manient aujourd’hui un outil plus subtil, mais non moins efficace : le libre-échange néolibéral globalitaire. Ce qui signifie la primauté du marché sur le politique et, conséquemment, la primauté de l’intérêt des multinationales sur l’intérêt général. Ce que veulent ces compagnies qui s’activent dans les coulisses, c’est un accès toujours plus libre à cet immense marché et surtout à ce vaste champ d’investissement que constituent l’Asie et surtout la Chine. On sait que ce néolibre-échange ratisse large : il ne porte pas seulement sur les marchandises, mais aussi sur les investissements, les services, les achats publics, les produits agroalimentaires, la culture et la surprotection des brevets des multinationales.

C’est dans cette visée libre-échangiste que les États-Unis ont créé, en 1989, l'APEC, (Asia-Pacific Economic Cooperation), un forum qui réunit 21 économies de la région, dont de très grands pays comme l’Indonésie et la Chine. L’intention était de convertir peu à peu ce forum en un véritable traité de libre-échange «enrichi» - a high quality free trade -, sur le modèle de l’Accord de libre-échange Canada-États-Unis, qui venait d’entrer en vigueur, et de l’ALENA alors en négociation. Cependant, les obstacles se sont multipliés, provenant surtout de la Chine qui entendait préserver ses intérêts nationaux. Les dirigeants chinois avaient compris qu’on ne peut être souverain politiquement, si l’on n’est pas souverain économiquement. Le projet n’avançait donc que très lentement ou pas du tout.

Ce que voyant, l’Oncle Sam a sorti de leur manche un plan B : s’entendre d’abord avec un petit groupe de pays amis, inconditionnels des politiques états-uniennes, en y excluant explicitement la Chine. Ce club sélect de libre-échangistes trans-Pacifique comprend douze pays : d’abord les États-Unis, puis l'Australie, le Brunei, le Canada, le Chili, le Japon, la Malaisie, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, le Pérou, Singapour et le Vietnam. On espère qu’une fois le traité conclu entre les premiers participants, d’autres États voudront s’y joindre.

Dès son arrivée au pouvoir, en 2009, Barak Obama s'agite pour conclure le plus rapidement possible ce traité dont il veut faire le pivot de l’influence des États-Unis en Asie. Les négociations débutent en 2010. L’empressement du nouveau président prend des allures schizo. Il s’est battu contre sa propre formation politique, le Parti démocrate, pour faire adopter par le Sénat, fin mai 2015, la loi du Fast Track lui permettant de négocier et signer cet accord sans l’intervention du Congrès. C’est grâce à l’appui des Républicains, qui ont fait de l’idéologie libre-échangiste un dogme, qu’il a gagné cette bataille.

Obama ne cache pas la raison géopolitique impériale qui le motive et qui se résume en trois mots: contrer la Chine. Dans une entrevue au Wall Street Journal, il déclare : «Si nous ne rédigeons pas les règles, la Chine le fera. Nous serons exclus.» Aveu pathétique de la part de celui qui préside au destin d’un Empire qui voudrait, malgré son évident déclin, continuer à dominer l'économie mondiale.

Nous ne connaissons encore que peu de choses de l’accord en question. Seulement trois de ses 29 chapitres ont été rendus publics, grâce aux cybermilitants de Wikileaks. Le 3 juin 2015, ils ont offert une récompense de 100 000 $ à qui leur en fournira une copie complète.


L’Accord de libre-échange trans-Atlantique

L’idée d’établir un véritable marché trans-Atlantique est un vieux rêve des multinationales états-uniennes et européennes. Dès 1995, elles ont créé le Dialogue économique transatlantique - Transatlantic Business Dialogue – toujours actif.

Répondant à leurs vœux, les États-Unis et l’Union européenne ont engagé, juillet 2013, les négociations en vue d’un second accord de libre-échange extrême : le trans-Atlantique. L’objectif est de contourner les timides réformes mises en place à la suite de la crise économique et financière enclenchée en 2008. Par ailleurs, les multinationales états-uniennes y voient l’occasion de s’attaquer aux normes sociales, environnementales et sanitaires du vieux Continent, beaucoup plus sévères que celles en vigueur aux États-Unis.

Si cet hyperpartenariat aboutit, on verra deux titans de l’économie capitaliste ou bien s’entredéchirer ou bien se liguer pour faire échec à la nouvelle alliance Chine-Russie. Car au-delà de ses promesses économiques, d’ailleurs peu convaincantes, un des objectifs de l’accord est d’harmoniser les normes économiques et sociales de production de part et d’autre de l’Atlantique et du coup marginaliser les investisseurs chinois qui y imposent de plus en plus leurs normes, leurs produits et leurs capitaux1.


Trop tard pour contrer la Chine en Asie…

Dans les années 1990, les États-Unis ont encouragé l'adhésion de la Chine à l'OMC, dans l'espoir d’investir ce fabuleux marché de plus d'un milliard d'habitants. Il fallait intégrer la Chine dans l’ordre capitaliste mondial. En 2001, la Chine entre effectivement à l'OMC sous les applaudissements des dirigeants occidentaux. Si brûlante était leur soif d’un gain immédiat qu’ils n’ont pas prévu que le dragon chinois, à l’instar de l’aigle états-unien, contournerait à sa guise les règles de l’OMC pour pratiquer à la fois le libre-échange et le protectionnisme. Ils n’ont pas prévu qu’une décennie plus tard, la Chine allait s’imposer comme la puissance économique dominante en Asie.

Voilà qu’aujourd’hui l’Empire du Milieu, fort de ses 4000 milliards de dollars de réserve de devises, multiplie les initiatives économiques et financières multilatérales. En juillet 2014, la Chine fait un pied de nez à la Banque mondiale et au FMI en créant la Nouvelle Banque de développement des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) avec un capital de 100 milliards de dollars. En décembre de la même année, elle crée le Fonds de la route de la soie - 40 milliards de dollars -, dans le but de favoriser la coopération industrielle entre divers pays d’Asie, d’Europe et même d’Afrique. En mars 2015, elle met sur pied la Banque asiatique d’investissement en infrastructures avec un compte initial de 100 milliards de dollars; la nouvelle institution compte 46 États participants… dont 17 européens, au grand dam des États-Unis.


mais pas trop tard pour défendre les intérêts nationaux du Québec

Il est urgent que toutes les organisations de la société civile s’unissent et se mobilisent contre ces méga-traités de libre-échange extrême qui visent à instaurer un ordre politico-économique fondé sur la compétition et l’agressivité, plutôt que sur la coopération. Un système qui assujettit le politique aux lois du marché et, finalement, légalise une hypercollusion entre le monde des affaires et la vieille classe politique. Un système qui brise le fragile équilibre des écosystèmes et, finalement, détruit notre habitat terrestre. Il en est de même de l’Accord économique et commercial global Canado-européen signé, mais pas encore ratifié par le Parlement européen ni par certains gouvernements réticents.

On ne peut que regretter que les promoteurs québécois du libre-échange, dans les années 1980, n’aient pas compris qu’on ne peut défendre à la fois la souveraineté du marché et la souveraineté de la nation. En 2015, la même incohérence persiste, hélas, chez nombre de partisans de la souveraineté.

1 Cf. Christian Chavagneux, «Faut-il un accord de libre-échange Europe-États-Unis?», Alternatives Économiques, juillet-août 2013. Aussi Jacques Adda, «La Chine place ses pions», Alternatives Économiques, juin 2015.