Comment l’UPA a viré capot pour se jeter dans le piège du néolibre-échange

2015/08/26 | Par Jacques B. Gélinas

Depuis que les secrets du mégatraité de libre-échange transpacifique ont commencé à filtrer dans les médias, grâce aux bons soins de WikiLeaks, les dirigeants de l’Union des producteurs agricoles (UPA) sont aux abois. L’Accord de Partenariat transpacifique, qui se négocie en cachette depuis cinq ans, menace la gestion de l’offre et la survie de quelque 5000 fermes québécoises. Marcel Groleau, président de l’UPA, «brandit le spectre d’une perte de plusieurs milliers d’emplois si le système est abandonné.» (Le devoir, le 28 juillet 2015).

Le système de gestion de l’offre en place depuis le début des années 1970, ajuste la production de certaines denrées – lait, volaille, œufs – aux besoins de la consommation domestique. La gestion de l’offre comporte un triple contrôle : contingentement de la production, établissement d’un prix de référence en fonction des coûts de production et, naturellement, restriction des importations. Nos producteurs ne peuvent s’imposer des restrictions et laisser les produits étrangers envahir leur marché intérieur. Gestion de l’offre et libre-échange néolibéral s’opposent donc radicalement.

Or, depuis les années 1980, les relations commerciales internationales, sous l’empire du néolibéralisme, se voient soumises à un nouveau crédo : la primauté du marché sur le politique et le social. C’est ainsi que de traité en traité, le néolibre-échange érode peu à peu la gestion de l’offre. Et voici que le mégatraité transpacifique menace de lui asséner son coup de grâce.

 

L’opposition farouche de l’UPA aux premiers accords de néolibre-échange

Mars 1985. Ronald Reagan et Brian Mulroney réunis à Québec déclarent qu’ils se sont entendus pour négocier un accord de libre-échange entre les deux pays. C’est l’annonce d’un nouveau type de libre-échange à saveur néolibérale, qui va livrer à la libre concurrence et à la spéculation toutes les activités humaines, y compris l’agriculture. Toute la société civile se dresse contre ce projet inopiné. La Coalition québécoise d’opposition au libre-échange (CQOL) organise la résistance. L’UPA, comme toutes les grandes centrales syndicales (FTQ, CSN, CEQ, aujourd’hui CSQ), se joint à la Coalition, de même que l’ensemble des mouvements sociaux et des organismes communautaires. Tous dénoncent les risques que ce néolibre-échange fait planer sur les pouvoirs d’intervention de l’État en matière d’emplois, de droits sociaux et de politiques agricoles et industrielles.

En 1986, pendant que se négocient l’Accord Canada-États-Unis (ALE), une autre série de négociations, multilatérale et plus ambitieuse, s’amorce sous l’égide du GATT1. Les protagonistes de cette offensive, les États-Unis en tête, visent une totale redéfinition du libre-échange, pour y inclure les services, les investissements et… l’agriculture. Jusque-là, l’article 11 du GATT excluait explicitement les produits agroalimentaires du commerce libéralisé. On comprenait alors que la nourriture, premier besoin humain, n’était pas une marchandise comme les autres. Mais cette fois, la libéralisation de l’agriculture à la grandeur de la planète est à l’ordre du jour.

En 1987, l’opposition au libre-échange s’intensifie. Pour calmer le jeu, le premier ministre Bourassa institue une Commission parlementaire sur les accords en négociations. Jacques Proulx, président de l’UPA depuis 1981, s’y présente avec un mémoire intitulé : Le libre-échange canado-américain et l’agriculture québécoise. Il souligne le caractère particulier de l’agriculture qui est beaucoup plus qu’une activité économique. Tant l’ALE que l’Accord sur l’Agriculture en négociation dans le cadre du GATT, menacent non seulement la gestion de l’offre, mais la ferme familiale et le monde rural qui doivent être dûment protégés. Pour toutes ces raisons, le gouvernement devrait appuyer l’UPA qui s’oppose à ces accords de libre-échange.

 

Comment et pourquoi l’UPA a viré capot en juin 1992

Le gouvernement de Robert Bourassa qui, depuis son retour au pouvoir en 1985, appuie inconditionnellement les positions libre-échangistes de Brian Mulroney, ne peut laisser l’UPA entraîner un pan important de l’économie québécoise hors de cette voie. En février 1992, l’ineffable Yvon Picotte, ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (MAPAQ), prend les choses en main. Il lance dans le public un document d’orientation qui indique le chemin de l’avenir pour agriculture québécoise : Stratégie industrielle et commerciale tournée vers la conquête des marchés et la concertation. Retenez ce double mot d’ordre: «conquête des marchés», ce qui veut dire ouverture des frontières aux produits agricoles à l’entrée aussi bien qu’à la sortie; «concertation» en vue d’amener le président de l’UPA à se colletailler avec les gros joueurs de la transformation et de la distribution.

Défendant la stratégie de conquête des marchés mise de l’avant par le MAPAQ, La Presse se livre à une virulente attaque personnelle contre Jacques Proulx. Dans un éditorial intitulé Le gaffeur et le populiste, Alain Dubuc  ridiculise l’attitude passéiste du président de l’UPA qui s’entête à militer contre l’inévitable mondialisation et «les inéluctables accords du GATT» (La Presse, le 20 février 1992).

En mars, le ministre Picotte poursuivant l’imposition de sa «stratégie», convoque un Sommet sur l’agriculture québécoise qui réunira tous les partenaires de la chaîne agroalimentaire. Le thème proposé annonce l’urgence d’un nouveau positionnement : L’agriculture à l’heure des choix. Lieu et date de la rencontre : Trois-Rivières, du 11 au 13 juin 1992.

Jacques Proulx arrive au sommet sur la défensive. À la fin de la première journée, , les participants assistent à une vive prise de becs entre trois personnalités : le représentant des grandes chaînes de distribution, le représentant des manufacturiers alimentaires et le président de l’UPA. La discussion porte sur la nécessité d’une nouvelle stratégie commerciale en agriculture. L’UPA est-elle pour la conquête des marchés internationaux ou préfère-t-elle le repli sur soi et la peur de la libre concurrence? Acculé à ce dilemme, Jacques Proulx, mi-hésitant mi-goguenard, répond que «l’UPA accepterait peut-être de faire un virage vers la conquête des marchés si tous les partenaires ouvraient leurs livres et acceptaient de partager les profits2». Ses interlocuteurs le prennent au mot et accepte, séance tenante, cette proposition inespérée. L’ouverture des livres, pourquoi pas? Le partage des profits, oui… on verra. Stupeur chez les présidents des puissantes fédérations spécialisées et régionales assis au premier rang de l’assemblée. Ils n’ont pas été consultés ni même informés sur cette orientation surprise. Le président n’a consulté ni ses bases, ni les instances de l’organisation.

Le lendemain les médias titraient : revirement de Jacques Proulx, l’UPA en faveur du libre-échange. «Quelle mouche a piqué le président de l’UPA?», se demande Michel Morisset, éminent historien de l’agriculture québécoise3. L’hypothèse la plus probable serait l’influence de la haute bureaucratie au siège social de l’UPA. En particulier, celle de Claude Lafleur, Directeur de la Recherche et des politiques agricoles. Ouvertement en faveur de l’agriculture productiviste, Lafleur deviendra l’homme fort de l’UPA et par la suite chef de la direction de la Coop fédérée.

On sait aujourd’hui que l’UPA et les agriculteurs n’ont obtenu ni l’ouverture des livres, ni le partage des profits, mais plutôt l’appauvrissement des agriculteurs, la concentration des fermes de moins en moins familiales, le dépeuplement des campagnes et l’accaparement des terres par des fonds d’investissement et la Banque nationale.

Cette prise de position anti-démocratique de Jacques Proulx va lui coûter son poste. Il sera remplacé par Laurent Pellerin, ex-citadin, éleveur de porcs, et président de la Fédération de producteurs de porcs, une filière non contingentée. Le premier président à ne pas provenir d’une filière sous gestion de l’offre. Pellerin, qui règnera sur l’UPA pendant 14 ans, favorise à la fois le libre-échange, la conquête des marchés et l’agriculture productiviste.

De Pellerin à Groleau, l’orientation productiviste de l’UPA n’a pas changée, malgré son échec retentissant dans la conquête des marchés internationaux. Comme Jacques Proulx et les experts de l’hégémonique institution, les présidents de l’UPA n’ont pas vu que le nouveau libre-échange - de l’ALE au Transpacifique - s’oppose radicalement à la gestion de l’offre et conduit fatalement à «la disparition programmée de la ferme familiale4».

Jacques B. Gélinas
Le 25 août 2015

 

1 GATT : General Agreement on Tariffs and Trade. En vigueur de 1948 à 1994, le GATT a été avalé par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995, laquelle compte aujourd’hui 161 membres. Le GATT ne portait que sur les marchandises et excluait explicitement les produits agroalimentaires.

2 Cité par Michel Morisset, Politique et syndicalisme agricoles au Québec, Québec, Presse de l’Université Laval, 2010, p. 110.

3 Id. ib., p. 111.

4 Pour les conséquences désastreuses du néolibre-échange sur l’agriculture québécoise, voir l’article très étoffé de Pierrre Dubuc et Marc Laviolette : «Partenariat transpacifique : la disparition programmée de la ferme familiale», Le Devoir, le 24 août 2015.