Un journal numérique pour la classe ouvrière et les indépendantistes

2015/09/11 | Par Pierre Dubuc

Il y a plus de 30 ans, nous lancions l’aut’journal dans un univers médiatique dominé par trois empires de presse contrôlés par différentes fractions de la classe dirigeante : Power Corporation de la famille Desmarais, Unimedia de Conrad Black et Québecor de Pierre Péladeau. Notre objectif était de présenter un aut’point de vue sur l’actualité, le point de vue de la classe ouvrière et des indépendantistes.

Nos moyens étaient modestes, mais nous avions de grandes ambitions. Après quelques années, nous avons réussi à augmenter le tirage de notre mensuel de 1 500 à 20 000 exemplaires – qui est toujours le tirage actuel – et à assurer une distribution sur l’ensemble du territoire québécois.

Au fil des ans, le paysage médiatique s’est transformé considérablement avec le phénomène de la convergence des grands médias et le développement des nouvelles technologies. L’Internet a ouvert un espace démocratique que l’aut’journal s’est empressé d’occuper, dès juin 2007, avec la création de l’aut’journal au-jour-le-jour, un site Internet avec des mises à jour quotidiennes, qui comptabilise plus de 7 500 visites par jour.

Cet été, nous avons procédé à d’importants investissements pour doter notre site Internet d’une plate-forme qui ouvre de nouvelles possibilités d’utilisation, dont la compatibilité avec les téléphones intelligents et les tablettes électroniques.

Cependant, malgré la prouesse d’avoir réussi, pendant plus de trois décennies, à produire un journal progressiste de grande qualité, d’avoir élargi la diffusion de la version papier et de pouvoir se targuer de posséder le site Internet progressiste et indépendantiste le plus important au Québec, force est de constater que nous sommes encore loin de pouvoir offrir à notre public cible – les travailleuses, les travailleurs et les indépendantistes – un journal à la mesure de leurs attentes.

Pourtant, le besoin est criant.

Récemment, Richard Le Hir, l’animateur du site Vigile se réjouissait, en commentant une intervention de Pierre Karl Péladeau sur Facebook, à propos d’un conflit d’intérêt chez Power Corporation, que « la guerre éclate au grand jour » entre les empires Desmarais et Péladeau et affirmait que « les Québécois vont devoir choisir leur camp ».

Que des médias représentant des fractions de la classe dominante – dans ce cas-ci, l’une fédéraliste, l’autre souverainiste – fouillent dans les affaires de leurs rivaux pour révéler des scandales et miner leurs ambitions politiques respectives est une pratique courante dans toutes les démocraties.

Cette rivalité peut être une source d’informations précieuses pour qui sait lire entre les lignes et possède une certaine valeur éducative. Cependant, là s’arrête le profit qu’on peut en tirer. Car, dans le cas des deux grands groupes cités précédemment, ils propagent la même idéologie néolibérale et font preuve de la plus totale unité dans leur anti-syndicalisme.

De plus, la couverture médiatique de La Presse est biaisée par les intérêts tentaculaires de Power Corporation dans différents secteurs économiques (pétrole, assurances, santé, etc.) et on se souviendra que le patriarche Paul Desmarais a déclaré à l’hebdomadaire français Le Point qu’il s’opposait à l’indépendance du Québec parce que « les séparatistes nous conduisent à la dictature des syndicats ».

Dans notre livre PKP dans tous ses états, nous avons montré comment Pierre Karl Péladeau avait utilisé ses médias pour la promotion de ses intérêts personnels dans le cas de l’amphithéâtre de Québec. Le Journal de Montréal s’en était pris au gouvernement Charest avec la campagne « Le Québec dans le rouge » pour lui arracher une subvention de 200 millions $.

Plus tard, les médias de Québecor ont créé de toutes pièces un engouement pour François Legault, qui a conduit à la création de la CAQ, pour faire pression sur le Parti Québécois. Pour revenir dans les bonnes grâces de PKP, le Parti Québécois a présenté le projet de loi 204, qui mettait à l’abri de toute contestation judiciaire l’entente entre Québecor et la Ville de Québec, provoquant la démission de quatre députés et une crise qui aurait pu mener à sa perte.

Pour redorer son image, après le lock-out de deux ans au Journal de Montréal, Québecor a recruté un certain nombre de chroniqueurs progressistes ou issus du mouvement syndical. Ils officient surtout sur le site Internet du Journal de Montréal, dont le lectorat est de beaucoup inférieur à celui de la version papier, où dominent les chroniqueurs de droite.

Il ne faut pas s’attendre à ce que ces chroniqueurs progressistes critiquent l’empire Québecor. Comme l’avait bien expliqué PKP dans un échange épistolaire avec Jean-François Lisée, lors du conflit au Journal de Montréal, « un journaliste ne se loue pas un bureau dans une salle de rédaction comme un coiffeur loue une chaise dans un salon réputé où il reçoit librement sa propre clientèle, selon son humeur. Une salle de rédaction n’est pas un collectif de joueurs autonomes qui laissent libre cours à leurs envies du moment ».

PKP a raison. Tant que les médias seront entre les mains d’intérêts privés, il est inévitable que les propriétaires en définissent l’orientation. Ils peuvent intervenir directement ou par le biais de leurs cadres. Dans les deux cas, la liberté de la salle de rédaction est toute relative. À cet égard, l’indépendance d’un journal comme Le Devoir est tout aussi relative, Québecor étant son imprimeur, son distributeur et son principal créancier.

Dans ce contexte, la classe ouvrière se trouve médiatiquement orpheline. Par exemple, dans la lutte contre l’austérité, le discours néolibéral est dominant. Ici et là, se glissent des articles critiques – leur absence enlèverait toute crédibilité aux médias – mais, inévitablement, au moment crucial d’une lutte, l’artillerie lourde fait son apparition avec un feu nourri contre le point de vue et les actions des progressistes.

Pour mener à bien la lutte pour son émancipation, la classe ouvrière a besoin d’un journal qui parle de ses luttes, qui représente son point de vue sur les différents sujets d’actualité tant nationale qu’internationale, qui permet un débat dans ses pages sur les sujets brûlants d’actualité.

Un tel journal devrait avoir des journalistes qui couvrent les luttes, des correspondants à l’Assemblée nationale à Québec et au Parlement à Ottawa, des journalistes qui enquêtent sur les différentes fractions de la classe dirigeante, dont la connaissance est essentielle pour définir des stratégies victorieuses, et des avocats pour répondre aux poursuites-bâillons, qui sont devenues l’arme de prédilection des dominants.

La mise sur pied d’un tel journal ne peut se faire sans l’appui financier et logistique des organisations syndicales. Jusqu’à tout récemment, la simple évocation d’un tel projet était aussitôt repoussée à cause des coûts énormes d’impression et de distribution. Mais, aujourd’hui, le journal Le Devoir démontre qu’il est possible de mettre en ligne un journal de belle facture à un coût non-prohibitif.

L’existence d’un tel journal est aussi une nécessité pour les indépendantistes. La question nationale ne se résume pas à un affrontement entre deux empires médiatiques, à une lutte entre deux fractions de la bourgeoisie – l’une d’elle fut-elle nationale – comme nous y invite à la considérer Richard Le Hir. Les Québécois n’ont pas « à choisir leur camp » entre Desmarais et Péladeau.

La lutte de libération nationale est la lutte du peuple pour son émancipation économique, politique et culturelle et les classes ouvrière et populaire en forment le contingent de base. Nulle part dans l’histoire, cette lutte n’a été victorieuse sans que ses organisations ne possèdent leurs propres organes de presse. Au Québec, l’absence de médias indépendantistes progressistes de masse est un facteur non négligeable du piétinement actuel du mouvement.

Au cours des prochains mois, l’aut’journal va relancer le débat sur cette question vitale d’une presse indépendante, indépendantiste et progressiste à grand tirage. Nous vous invitons à y participer, entre autres, en nous soutenant financièrement.