L’Accord Canada-Europe : Une couleuvre que les peuples d’Europe refusent d’avaler

2015/09/22 | Par Jacques B. Gélinas

Jean Charest s’inquiète des lenteurs de l’Europe à ratifier de l’Accord économique et commercial global (AECG) canado-européen signé, notons-le, depuis plus d’un an. Dans une entrevue à l’émission 24/60 de RDI, le 10 septembre dernier, il supplie les responsables canadiens et européens de bouger. «Le temps joue contre nous», avise-t-il.

L’ex-premier ministre, qui se targue d’avoir été à l’origine de cet accord, a raison de s’inquiéter. Plus ça traîne, plus la société civile européenne en comprend les effets pervers, se mobilise et pousse sur les élus.

 

Chronique d’une saga rocambolesque

En 2007, Jean Charest se fait le porte-parole officieux des lobbys d’affaires canadiens qui rêvent depuis des années d’un grand marché transatlantique déréglementé. Il s’active auprès de l’Union européenne pour qu’elle signe un accord de néolibre-échange avec le Canada.

De prime abord, les bureaucrates de Bruxelles font mine de se faire prier, pour finalement acquiescer… en maîtres du jeu. Ce sont eux qui vont fixer l’ordre du jour des négociations, exigeant le tout-sur-la-table. Jean Charest n’ayant été que la mouche du coche dans cette affaire, le gouvernement canadien prendra le relais en position de quémandeur face au géant européen.

Les négociations, entamées le 6 mai 2009, se déroulent du début à la fin dans le plus grand secret. Négociations ardues, car les Européens se montrent très exigeants. Après moult concessions de la part du Canada – sur le dos du Québec en particulier –, l’Accord est finalement paraphé en octobre 2013.

Mais trop de points litigieux demeurent en suspens, les négociations doivent reprendre. L’Accord est derechef paraphé en août 2014, puis signé en grandes pompes le 24 septembre 2014, à Ottawa. Les deux plus hauts dirigeants européens, José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, et Herman Van Rompuy, président du Conseil, ont fait le déplacement. Barroso jubile : « C’est probablement l’accord le plus avancé du monde».

Voilà donc l’Accord signé par les Eurocrates, mais non ratifié par les instances politiques. Depuis que le document a filtré dans les médias, par les bons soins de WikiLeaks, la résistance prend de l’ampleur en Europe. Les peuples d’outre-Atlantique craignent que ce néolibre-échange ne leur apporte la fraction hydraulique, le bœuf aux hormones, la privatisation des services publics, l’harmonisation par le bas des normes sociales et environnementales, la «coopération régulatrice», c’est-à-dire l’intromission des lobbys d’affaires dans l’élaboration des normes nationales.

La liste s’allonge des sujets qui fâchent à mesure que la population prend conscience de l’énormité des bouleversements économiques et sociaux que l’Accord impose.

Le sujet qui fâche par dessus tout, aussi bien la société civile que certains dirigeants politiques, c’est l’instauration d’une justice privée au-dessus des tribunaux nationaux. L’Accord comprend, comme c’est le cas depuis l’ALENA, la création d’un tribunal supra-étatique, où les investisseurs étrangers pourront poursuivre les gouvernements pour abus de règlementations contraires à leurs intérêts.

Le gouvernement allemand se montre particulièrement réticent, non sans raison. Il fait actuellement l’objet d’une poursuite intentée en vertu d’un «accord bilatéral sur l’investissement», lequel comprend un mécanisme semblable à celui inclus dans l’AECG. La multinationale suédoise Vattenfall lui réclame 1,8 milliards de dollars pour pertes financières subies à la suite de la fermeture de deux centrales nucléaires avec lesquelles Vattenfall avait un contrat de distribution d’électricité.

 

Quand la base européenne se mobilise

En juillet 2014, un collectif regroupant plus de 300 organisations en provenance de presque tous les pays de l’Union, lance une pétition contre la signature de l’Accord de libre-échange transatlantique et contre la ratification de l’AECG par le Parlement européen. Cette requête s’intitule : «Stop TTIP and CETA!».

TTIP pour Transatlantic Trade and Investment Partnership : Accord de partenariat transatlantique sur le commerce et l’investissement entre les États-Unis et l’Union européenne. CETA pour Comprehensive Economic and Trade Agreement : Accord économique et commercial global (AECG) canado-européen.

«Stop TTIP and CETA!» est une «Initiative citoyenne européenne» (ICE) qui jouit d’un statut légal au sein de l’Union. Le traité de Lisbonne révisé en 2012 a créé ce mécanisme d’intervention citoyenne qui donne à la société civile la possibilité de s’exprimer dans un système décisionnel décrié comme trop bureaucratique et distant des peuples.

La clause ICE accorde un droit d’initiative politique à un collectif comptant au moins un million de citoyens provenant d’au moins un quart des pays membres. Diverses conditions sont exigées dont un nombre minimal de signatures par État.

En octobre 2014, la Commission européenne a refusé d’enregistrer l’Initiative citoyenne «Stop TTIP & CETA!», qui avait pourtant recueilli plus d’un million de signatures dans 24 États. Refus fondé sur des raisons technico-juridiques tarabiscotées : une ICE, stipulent ses experts, peut demander l’acceptation d’une loi ou d’un traité, mais non pas la non-acceptation, car une non-acceptation ne produit aucun effet juridique ou politique. Jugeant cette rebuffade injustifiée, le collectif a porté sa cause devant la Cour européenne de justice.

Entre-temps, la pétition a continué de circuler. Elle comptait 2 780 000 signatures à la mi-septembre 2015. On prévoit atteindre le chiffre de 3 000 000 pour le 7 octobre prochain, date de remise de l’ICE aux autorités de la Commission. Un réseau de PME européennes vient de rallier le collectif. Parallèlement, 700 villes et régions se sont déclarées «zones hors l’Accord transatlantique et hors l’AECG canado-européen.

Le 7 octobre 2015 : jour de manifestation festive autour du siège social de la Commission, à Bruxelles. Lancement, à cette l’occasion, des Journées internationales de mobilisation contre quatre méga-traités de néolibre-échange : le Transatlantique, le Transpacifique et le super Accord sur les services (TiSA), tous les trois en négociation, et l’AECG canado-européen en mal de ratification.

À partir du 10 octobre, des milliers de citoyennes et citoyens en provenance de tous les coins d’Europe convergeront vers Bruxelles où se tiendra le Sommet du Conseil européen les 15 et 16 octobre. Le collectif y organisera un contre-sommet pour dire aux chefs d’État et de gouvernement : Basta! Le libre-échange anti-démocratique, ça suffit!

 

Le réveil du Parlement européen

Submergé par la multitude d’accords internationaux qui lui sont soumis chaque année, le Parlement européen – une assemblée d’habitude plutôt ronronnante – les ratifie quasi automatiquement. Mais voilà que la clause qui crée un mécanisme de règlement des différends investisseur-État au-dessus des lois et tribunaux nationaux, a eu l’heur de réveiller les parlementaires.

Au cours des vives discussions entre partis de gauche et partis de droite autour de cette question, le président du Parlement européen, Martin Schulz, s’est engagé à exiger une révision de l’infâme mécanisme d’arbitrage. Cet engagement pourrait obliger la Commission à retourner à la table des négociations plutôt que de risquer un humiliant désaveu démocratique. Il existe des antécédents à ce véto politique.

Porté sur la scène politique, le débat a fait ressortir la portée insoupçonnée de l’AECG canado-européen. Les élus se sont rendu compte que l’AECG permettrait non seulement aux multinationales canadiennes, mais également aux multinationales états-uniennes de contester, via leurs filiales canadiennes, des lois votées démocratiquement par les parlements nationaux. L’AECG constitue donc le premier test politique qu’auront à subir les méga-traités susmentionnés.

Tout se passe comme si les députés européens venaient de prendre conscience de l’extrême nocivité de ce néolibre-échange, qui s’attaque directement aux législations nationales et dépasse donc largement le libre-échange ordinaire, celui d’avant l’ALENA.

 

Pendant ce temps au Canada…

Un récent sondage indique que 60% de Canadiens s’opposent à cette clause de l’AECG qui institue un tribunal privé, supraétatique, permettant aux multinationales étrangères de poursuivre le gouvernement en cas de législations sociales ou environnementales jugées contraires à leurs intérêts. (Le Devoir, le 17 septembre 2015)

Rien pour émouvoir le gouvernement Harper, ni le gouvernement majoritaire ou minoritaire susceptible de lui succéder! Au Canada, le Parlement n’a pas à se prononcer sur les accords ou traités internationaux signés par le premier ministre.

Nous touchons là une incroyable originalité du système politique canadien, marqué au coin de l’absolutisme monarchique. Le Parlement canadien intervient seulement après coup, quand tout est décidé et scellé, uniquement pour rendre la législation existante conforme aux traités signés par le monarque élu qu’est notre premier ministre. Drôle de démocratie qui s’accommode de notions aussi contradictoires!

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Parapher, signer, ratifier un accord commercial international
L’originalité de la pratique canadienne

Dans les pays de tradition britannique comme le Canada, la conclusion d’accords internationaux est une prérogative de la Couronne. L’exécutif fédéral, à titre de représentant de la souveraine, exerce cette prérogative à toutes les étapes du processus :

1. La définition du mandat et la nomination d’une équipe de négociation par le premier ministre.

2. Le paraphage qui consiste à signer, souvent de façon abrégée, le texte de l’accord sur lequel les négociateurs des deux parties se sont entendus; le ou les signataires, habituellement des ministres, sont désignés par le premier ministre.

3. Le décret du gouverneur général en conseil (le conseil des ministres) qui, sur recommandation du ministre des Affaires étrangères, approuve le texte paraphé.

4. Le « toilettage juridique » réalisé par les avocats et experts des deux parties, entre le paraphage et la signature de l’accord ; cette opération, qui consiste en des ajustements de concordances juridiques entre les diverses dispositions de l’accord ou avec d’autres accords internationaux, peut subtilement introduire des modifications importantes, sans qu’il soit nécessaire de rouvrir les négociations.

5. La signature de l’accord par le premier ministre ou par un ministre délégué à cet effet.

6. L’intervention du Parlement fédéral et, éventuellement, des parlements provinciaux, pour adapter les lois existantes aux termes de l’accord déjà signé.

7. L’entrée en vigueur de l’accord à une date généralement établie dans le texte, laquelle coïncide avec le dépôt des instruments légaux de l’approbation par les deux parties.

Aux États-Unis, le Congrès doit approuver tout accord international négocié par l’exécutif. Il peut exiger des modifications dans le mandat, intervenir dans le processus de négociation et il lui arrive de refuser la ratification d’un accord signé par le président. Exceptionnellement, le Congrès peut lui accorder plus de latitude, moyennant la loi du fast track; en ce cas, le Congrès n’intervient pas dans le processus de négociation, mais peut refuser en bloc un accord déjà signé.

Côté européen, c’est plus compliqué. C’est la Commission européenne – le pouvoir exécutif de l’Union – qui définit le mandat, négocie et signe un accord de libre-échange au nom des 28 États membres. Ceux-ci ne sont consultés, en cours de route, que de façon très limitée, au niveau ministériel seulement. Les parlementaires nationaux et européens n’ont accès à aucun texte officiel durant les négociations. Cependant, une fois signé par le président de la Commission et le président du Conseil européen, l’accord doit être ratifié à la fois par le parlement européen et par les 28 parlements nationaux, à moins qu’il ne s’agisse d’un accord relevant de la compétence exclusive de l’Union européenne