L’islam et la société mondiale du marché

2015/10/02 | Par Pierre Dubuc

Le débat sur le niqab, la sélection des réfugiés syriens selon leur religion, les cours sur la sexualité dans les écoles, ne sont que quelques exemples illustrant que le débat sur l’islam soulevé par les « accommodements raisonnables » et la Charte des valeurs du Parti Québécois est loin d’être clos.

Pour alimenter la réflexion sur cette question, qui divise la gauche et le mouvement souverainiste, nous vous proposons un compte-rendu d’un livre important, La double impasse. L’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand de Sophie Bessis aux éditions La Découverte.

Sophie Bessis s’est intéressée aux révolutions et contre-révolutions du printemps arabe en les replaçant dans le contexte de la mondialisation et de la montée de l’islam politique. Son propos est l’examen du spécifique et de l’universel, à savoir s’il est toujours possible pour les êtres humains de différentes cultures d’adhérer à des valeurs universelles ou s’ils sont désormais condamnés à être enfermés dans leur culture spécifique.

Pour rejoindre le plus de consommateurs possible, les multinationales abolissent les frontières et gomment les spécificités culturelles de leurs produits. En réponse à cette standardisation, des frontières symboliques surgissent et se renforcent, accompagnées d’un glissement de la notion de classe sociale vers l’appartenance communautaire, culturelle, identitaire et, en bout de ligne, religieuse.

Depuis le début des années 1980, on assiste à une expansion du fondamentalisme religieux, surtout des Églises évangélistes dans les pays anglo-saxons, en Amérique du Sud et en Afrique subsaharienne, et de l’islam politique.

Les anciennes ONG confessionnelles, qui étaient soucieuses de lutter contre les inégalités sociales, subissent la concurrence d’une nouvelle génération d’organisations religieuses, qui se caractérisent par le rejet de toute idée de contestation sociale et de critique des inégalités. Sous leur influence, les affrontements se déplacent du champ des luttes sociales à celui de la culture. Ainsi, la question de l’avortement devient une ligne majeure de clivage politique.

Dans le monde arabe, les élites islamistes adoptent le credo néolibéral, adhèrent à la libre entreprise et à l’affaiblissement du rôle de l’État, se limitent au traitement caritatif des inégalités sociales, et se désintéressent de l’économie pour se consacrer entièrement au remodelage idéologique de leurs sociétés.

Lors des révolutions en Tunisie et en Égypte, les démocrates ont noué des alliances avec ces élites islamistes pour renverser les dictateurs. Ils se sont laissés séduire par le discours des dirigeants islamistes qui, avant les révolutions, insistaient sur leur volonté de s’inscrire dans un cadre démocratique et se référaient au fameux « modèle » turc, dont la dérive autoritaire n’était pas encore manifeste. Par la suite, lors des campagnes électorales, l’islam a été présenté comme une référence éthique plutôt que comme un programme politique.

Cependant, au lendemain de leurs victoires, les islamistes ont montré leur vrai visage en voulant introduire la charia et en recourant aux assassinats politiques. Du fait de la jeunesse des populations de la région, soutient Sophie Bessis, seules des minorités se souvenaient des modes d’action des groupes fondamentalistes dans les années 1980 et 1990 et de leurs agressions contre les femmes et le meurtre d’intellectuels.

Mais l’action des Frères musulmans a entraîné une réaction anti-islamiste telle qu’une bonne partie des démocrates ont appuyé le coup d’État militaire en Égypte, qui les a chassés du pouvoir.

Pour bien comprendre la situation actuelle, Sophie Bessis revient sur la configuration des forces dans les luttes de libération nationale des années 1960 et dans les sociétés postcoloniales qui ont suivi.

Les dirigeants des fronts de libération du Maghreb ont voulu s’inspirer de la Révolution d’Octobre, alors que les communistes avaient rallié les peuples musulmans d’Orient à leur lutte.

Dès 1954, par exemple, le Front de libération national (FLN) algérien a assimilé la guerre d’indépendance au djihad pour convaincre les leaders islamistes, mais ce n’est qu’un an après le déclenchement des hostilités que l’Association des oulémas s’est engagée dans le combat.

Cependant, si la démarcation était claire en Union soviétique entre le projet laïque et athée des communistes et l’islam, la confusion entre appartenance nationale et islam a caractérisé le discours des mouvements nationalistes maghrébins.

Cela s’est poursuivi après la victoire. En Algérie, le nouveau pouvoir a juridiquement fait dépendre la nationalité algérienne de la religion musulmane. Il n’en fut pas de même en Tunisie, où le droit du sol a prévalu sur le droit du sang mais, dans les consciences collectives, le non-musulman n’a jamais été perçu comme vraiment national.

C’est la révolution islamique iranienne de 1979 qui a donné le signal d’un retournement réactionnaire complet. Mais, déjà, à partir des années 1970, les partis communistes qui étaient les seuls lieux de propagation des idéaux universels et de transgression des allégeances communautaires et religieuses furent progressivement remplacés dans le paysage politique par des partis maoïstes.

Appliquant le principe maoïste de la « ligne de masse » – « partir des masses pour retourner aux masses » –, ces partis intégrèrent dans leur discours la rhétorique islamiste et firent alliance avec les mouvements issus de la galaxie des Frères musulmans.

L’internationalisme des communistes céda plus tard la place à l’altermondialisme des maoïstes, un concept qui est un calque inversé de la mondialisation où disparaît la notion de nation.

Pendant ce temps, les gouvernements occidentaux faisaient bon ménage avec les monarchies pétrolières du Golfe, leur alliance étant irriguée par l’argent du pétrole. L’Arabie saoudite, disposant d’énormes capitaux après les crises énergétiques de 1973 et 1979, qui ont vu s’envoler le prix du pétrole, a arrosé de dollars le monde islamique pour y répandre le fondamentalisme religieux sous la forme du wahhabisme.

Dans les pays occidentaux, où la religion revenait en force, on s’est accommodé de cet état de fait. Les musulmans culturels ont été remplacés sur la scène publique par les musulmans religieux pratiquants, les seuls avec lesquels traitent désormais les pouvoirs publics.

Au plan des idées, un nouveau discours de droite s’est développé, dans lequel la notion de race a été remplacée par celle de culture. Celles-ci sont présentées comme étanches les unes aux autres, chacune produisant ses propres normes, ouvrant ainsi la porte à leur hiérarchisation, comme c’était le cas pour les races.

La spécificité culturelle a remplacé les idéaux universels de liberté, égalité, laïcité et fraternité issus de la Révolution française. En Europe et ailleurs en Occident, la droite se porte à la défense de l’héritage de la culture judéo-chrétienne plutôt que de faire référence à la culture gréco-romaine, créant ainsi une barrière infranchissable entre l’Occident et le monde musulman.

Au même moment, on consacre l’islam dans un immobilisme extérieur à l’histoire, comme en témoigne cette citation de l’historien de nationalité américaine et israélienne Bernard Lewis : « L’idée qu’il puisse exister des êtres, des activités ou des aspects de l’existence humaine qui échappent à l’emprise de la religion ou de la loi divine est étrangère à la pensée musulmane ».

À remarquer : Lewis n’attribue pas une telle dimension totalisante à la pensée religieuse en général, mais à la seule pensée musulmane.

Sophie Bessis consacre une bonne partie de son ouvrage à la gauche altermondialiste qu’elle accuse d’avoir versé dans les mêmes travers en déconstruisant une bonne partie des références sur lesquelles se sont édifiées depuis la Renaissance toutes les pensées de la modernité.

Soi-disant par défiance des vieilles hégémonies, cette gauche a renoncé à toute référence à des principes valables en tous lieux. Toutes les cultures sont censées se valoir, affirme-t-elle en se réclamant de l’anthropologue Lévi-Strauss. Toute adhésion à des principes universels issus de l’Occident équivaudrait à une trahison de l’identité de ces peuples opprimés, soutient-elle.

L’Occident doit donc cesser de vouloir imposer ses principes sous prétexte qu’ils seraient universels, car leur bien-fondé resterait à prouver. Il serait temps pour l’Occident, plaide cette gauche, de reconnaître les cultures de ceux qu’il domina, porteuses d’autres valeurs tout aussi respectables. Parler d’universel serait une façon de réactualiser la parole coloniale et la supériorité morale et politique de l’Occident.

Cela conduit, souligne Sophie Bessis, à faire de l’islamisme le seul horizon politique légitime des peuples arabo-musulmans. Non seulement leur culture est réduite à sa religion dominante, mais certains voient même dans l’islam politique l’étape ultime des processus de libération puisqu’il serait le signe d’une décolonisation culturelle mettant un terme aux agressions de la « parenthèse » coloniale.

Pour une certaine gauche, l’islam étant la religion des opprimés, faire alliance avec ses représentants irait dans le sens de l’histoire. Des mouvements se réclamant de l’islam sont accueillis à bras ouverts dans la famille altermondialiste et proclamés anti-impérialistes sans jamais avoir revendiqué cette étiquette!

Cette posture d’une partie des gauches occidentales s’est focalisée sur la question des femmes, particulièrement sur les affaires de voile, constate Sophie Bessis. Les femmes qui le portent choisiraient librement de revenir à l’essence d’un islam purifié de ses contingences historiques et sociales.

Ce discours islamiste a pour objectif de créer un musulman totalement désincarné, sans nation ni histoire, dont l’identité est inscrite dans le marbre de l’éternité.

Dans un tel contexte, toute aspiration explicite à la laïcisation par des individus de ces pays équivaut à une trahison de la communauté par transgression de l’identité. Trahir l’identité en se situant hors des valeurs de l’islam, reviendrait à affaiblir l’unité de la nation en adhérant aux valeurs d’un Occident qui n’a pas renoncé à ses rêves hégémoniques.

Voilà pourquoi, explique l’auteure, aucun homme politique de la région n’oserait afficher de la neutralité à l’égard de la religion, et que, dans leur immense majorité, les intellectuels arabes ont presque toujours choisi l’identité contre la liberté.

La gauche altermondialiste rejette, elle aussi, les franges séculières du monde arabe, coupables, selon elle, d’occidentalité. Elle accuse les membres de ces franges d’appartenir à une classe éloignée du peuple profond, seul détenteur de la véritable identité du groupe. Ils sont tous qualifiés de « bourgeois ».

Dans ce monde compartimenté des cultures et des religions imperméables les unes aux autres, il y a un facteur d’unification : le marché. La démocratie issue de la révolution conservatrice se limite à la « bonne gouvernance », un concept qui permet sa cohabitation avec la confessionnalisation et l’avènement de la société mondiale du marché.

Ainsi, la mondialisation réalise la prouesse de planétariser le modèle consumériste sans paraître toucher aux codes cultuels qui fondent les spécificités.

Sophie Bessis en tire la conclusion que « l’abandon, dans le domaine des idées, de toute référence à de communes aspirations humaines, excepté le désir éperdu de consommation, a facilité cette double entreprise d’atomisation et d’uniformisation qui façonne le monde actuel ».

Avec d’autres, elle revendique « le retour du genre humain comme acteur de l’histoire », tout en étant consciente que « le présent résiste encore, et peut résister longtemps, à l’émergence incertaine, fragile et réversible d’un nouvel humanisme capable d’en finir avec le non-sens du monde tel qu’il va ».