Rien n’a de valeur que le divertissement qui emporte tout sur son passage

2015/11/16 | Par Simon Rainville

Les méchants enseignants ont pris les élèves en otage en osant faire des moyens de pression le vendredi avant l’Halloween. Le droit d’association et d’opinion compte maintenant moins que le droit de ne rien savoir et de se divertir. Cette fête ridiculement commerciale qui glorifie la consommation irresponsable, de quel droit les enseignants l’enlèvent-ils aux pauvres enfants?

Dire que nos ancêtres sont morts pour la liberté d’expression. Nous sommes tous Charlie, n’est-ce pas? On me dira que je caricature. À peine. La triste réalité est que nous vivons dans une société de divertissement que rien ne doit arrêter.

Dans La civilisation du spectacle, le romancier péruvien Mario Vargas Llosa dénonce à juste titre la « sacralisation du divertissement comme but ultime de l’existence », divertissement qui nous impose « de nouvelles servitudes ».

Il y a dans ce livre un peu du vieil homme qui regarde disparaître le monde qu’il a connu et qui noircit parfois à dessein le présent et embellit le passé en omettant que certains des traits qu’il déplore sont beaucoup plus anciens qu’il ne veut bien le dire.

Et, si Vargas Llosa est parfois cassant avec sa philosophie libérale axée sur la responsabilité individuelle et sa haine corollaire de tout ce qui est communautaire, il faut admettre que son constat est souvent tristement juste.

La réflexion du romancier débute par une double assertion. La culture n’est pas réductible à une vision anthropologique qui se définit comme l’ensemble des manifestations humaines telles la religion, la langue, les coutumes, etc.

Cette culture n’est pas non plus qu’un simple reflet des facteurs socio-économiques et politiques de son temps, mais plutôt une « réalité autonome, faite d’idées, de valeurs esthétiques et éthiques, d’œuvres d’art et littéraires » qui influence souvent les autres phénomènes humains.

Vargas Llosa lance ce constat : la culture, au sens où il l’entend, a subi depuis la seconde moitié du 20e siècle une transformation alarmante et ce phénomène ne fait que s’accélérer. Le divertissement a remplacé la culture et le seul horizon d’attente est celui de se divertir, d’oublier, d’échapper à l’ennui. L’auteur plaide donc pour la survie et la poursuite de cette « haute culture générale » puisque sa disparition signifierait la fin de la civilisation.

Le problème, poursuit-il, n’est pas dans le divertissement, ce que chaque époque a connu, mais plutôt dans son hégémonie. La grande majorité de la planète ne vit que dans ce flot ininterrompu de spectacles et ne fréquente jamais, même chez les élites économiques et politiques, la culture.

Or, le divertissement n’a que la distraction instantanée pour objectif, alors que la culture regarde sans cesse l’horizon et cherche à transcender le temps en transmettant une vision du monde de génération en génération. C’est donc un rapport au monde qui est en jeu.

Rien d’étonnant que ce divertissement apparaisse alors comme le remplaçant de la culture d’hier : si la culture est vue uniquement en terme anthropologique, tout se vaut et la haute culture n’a plus vraiment d’intérêt ou, du moins, n’influence plus le cours de la culture anthropologique. 

Ainsi, les critiques littéraires et artistiques ont déserté pratiquement tous les quotidiens et ont été troquées par d’innombrables cahiers « mieux vivre », « cuisine », « randonnée », etc., comme si les derniers pouvaient remplacer les premiers.

La critique disparaissant, la publicité est aujourd’hui pratiquement la seule façon de faire connaître une œuvre. Nous mettons ainsi entre les mains des publicitaires, là où nous donnions une certaine autorité aux critiques, la vie ou la mort d’une œuvre, amenant nécessairement conformisme et recherche de profit.

Aujourd’hui, l’objet culturel, pour en être un, doit être « de masse » puisque prix et valeur sont équivalents et que la démocratisation de la culture interdit toute forme d’effort afin de comprendre une œuvre. Une œuvre difficile d’accès est nécessairement hautaine.

Ceci expliquant cela, nous pouvons nous dire cultivés en faisant des efforts minimes, ce qui flatte notre égo. La frivolité et la massification sont donc les normes de cette culture-divertissement : dire le moins pour parler au plus grand nombre.

Mais que cache ce divertissement érigé en Dieu? Une volonté de fuite, de désengagement, d’irresponsabilité face à l’angoisse existentielle et aux choix à faire pour le futur, poursuit l’auteur.

Cette angoisse était, il y a peu, en partie comblée par les religions. Il n’est donc pas anodin que la chute de la pratique des grandes religions et la montée de la civilisation du spectacle soient contemporaines. La seconde répond en partie à la première.

Or, le besoin de religiosité est, de tout temps, l’un des traits communs à toutes les civilisations humaines. Nous cherchons aujourd’hui à combler ce besoin par le divertissement : concerts immenses qui rappellent les rites religieux, consommation accrue de drogue, etc.

Pour l’immense majorité des humains, poursuit Vargas LLosa, la religiosité doit faire partie de leur vie. Pour une poignée, cette religiosité a été remplacée par la haute culture (arts, littérature, philosophie, etc.), mais pour les autres, le vide n’est simplement pas comblé, laissant errer les masses. Jadis, ces masses étaient, en quelque sorte, guidées par les intellectuels et développaient leur propre culture populaire en interaction avec cette culture.

L’intellectuel doit aujourd’hui, divertissement oblige, faire le bouffon pour avoir du temps d’antenne. La perte de respect pour la pensée et pour la capacité d’infléchir le présent grâce aux idées explique ce déclin de la figure de l’intellectuel alors que l’image balaie tout sur son passage.

La saturation des effets spéciaux au cinéma n’est que le corollaire à tout ce gâchis : la facilité, élevée en droit inaliénable, commande une image saisissante et relègue aux oubliettes l’importance du scénario et de l’art de jouer. Ce phénomène vaut pour tous les arts : la facilité et le tape-à-l’œil ont détrôné le travail de longue haleine original.

Cette perversion de l’idée de culture a des effets jusque dans le domaine politique. Ne venons-nous pas d’assister à la victoire du « beau Justin », « enfin un jeune » qui va nous amener « du nouveau »? Que proposait le restant de Trudeau? Personne ne le savait vraiment, mais qu’importe, il avait une image rafraichissante et frivole.

La politique doit divertir et le journalisme inventer ce divertissement : la nouvelle n’a d’intérêt que si elle est spectaculaire ou hors de l’ordinaire, nous permettant ainsi de vivre quelque chose de nouveau.

Mais le journalisme n’a pas que des effets néfastes sur la politique-spectacle. En fouillant la vie privée des gens sous couvert de droit à l’information, elle détruit toute forme de pudeur et participe à la confusion des sphères publique et privée, mettant au grand jour des aspects purement privés comme la sexualité.

Notre civilisation, qui prend la sexualité dans sa seule essence animale et physiologique pour en faire un spectacle quotidien, prive l’érotisme de sa fonction première qui est de défier la norme sociale. Une partie de la distinction entre vie privée et vie publique, pourtant essentielle au concept de civilisation et à notre condition humaine, s’efface avec lui.

En somme, Vargas Llosa tente de tirer la sonnette d’alarme. Le divertissement à tout crin n’est pas un phénomène certes agaçant, mais inoffensif : il sape les bases mêmes de notre civilisation. Et Couillard qui coupe allègrement à l’école, alors que la fonction première de l’éducation est justement de transmettre cette culture. La mort de la civilisation, c’est la naissance de la barbarie.

Mario Vargas Llosa, La civilisation du spectacle, Paris, Gallimard, 2015, 240 p.