Le travestissement de la situation du français se poursuit

2015/11/23 | Par Charles Castonguay

Le ministre Jean-Marc Fournier nous a servi une nouvelle dose de rhétorique fallacieuse dans Le Devoir du 5 novembre dernier. L’occasion cette fois était le lancement du Réseau des villes francophones et francophiles d’Amérique, organisme de promotion touristique parrainé par le maire de Québec, Régis Labeaume.

Dans le but de mieux diaboliser l'aspiration des Québécois à l'indépendance, Fournier avait répété à outrance dans le Devoir du 8 octobre le chiffre de 2,6 millions de francophones et francophiles au Canada hors Québec.

Nous avons vu dans ma précédente chronique que ce 2,6 millions ne représente que le nombre de personnes hors Québec qui déclarent savoir parler français, que la compétence en français d'environ un million d'entre elles serait en réalité assez dérisoire, et que le nombre de francophones qui parlent effectivement le français comme langue d'usage à la maison à l'extérieur du Québec a en fait reculé, passant de 676 000 en 1971 à 619 000 en 2011.

C'est donc tout le contraire du refrain que martèle de nouveau Fournier, selon lequel « le français n'est plus sur la défensive : il progresse ». Avec, comme corollaire, que « nous ne voulons plus d'une identité unique […] la crainte de voir l'identité de l'Autre nous submerger s'estompe [...] nous pourrions commencer par notre retour dans la famille francophone canadienne ».

Le message demeure le même. Selon Fournier, le français aurait progressé à un point tel au Québec et dans le reste du Canada que l'idée d'indépendance est maintenant désuète.

« Nos compatriotes franco-ontariens, franco-albertains, fransaskois ont monté la garde, clame-t-il. Leurs combats, leur persistance nous ont préservé une résonance francophone à la grandeur de notre pays. [Ils] sont nos racines et nos repères qui alimentent et guident la réappropriation de notre appartenance canadienne. »

Ce n'est pas à force de répéter que le français progresse que ça devient vrai. Puisque la population du Canada hors Québec s'accroît constamment, la baisse notée ci-dessus dans le nombre, en chiffres absolus, de francophones hors Québec a entraîné une chute brutale de leur poids, qui est passé de 4 % en 1971 à 2 % en 2011.

Quant aux trois minorités que Fournier nous cite comme exemplaires, au cours des mêmes 40 ans leur taux d'anglicisation est passé de 27 à 43 % en Ontario, de 51 à 64 % en Alberta et de 50 à 73 % en Saskatchewan. Si c’étaient là nos racines et nos repères, ce serait fait du français en Amérique du Nord.

On pourrait fort bien soutenir qu’à l’extérieur du Québec, c'est à Ottawa que le statut du français a le plus progressé, du moins des points de vue politique et institutionnel. Cependant, le taux d'anglicisation de la minorité francophone y a même doublé, passant de 17 % en 1971 à 33 % en 2011.

C’est justement parce que, durant ces 40 années, la jeunesse franco-ontarienne d'Ottawa, tout comme celle du reste de l'Ontario, a accompli un dédoublement identitaire. Elle s'identifie aujourd'hui comme bilingue plutôt que francophone. En conséquence, le taux d'anglicisation des jeunes adultes de langue maternelle française âgés de 25 à 34 ans est passé, dans la capitale du Canada, de 23 à 39 %.

À la porte même du Québec, deux jeunes sur cinq qui ont reçu le français comme langue première dans leur enfance en viennent donc à parler le plus souvent ou exclusivement l'anglais à la maison une fois parvenus à l'âge adulte. C'est un pensez-y bien.

Qu'Ottawa devienne enfin une ville officiellement bilingue n'y changerait rien. L'assimilation identitaire et linguistique a pénétré trop profondément les attitudes et comportements des membres de la minorité.

Fournier pousse néanmoins l'outrecuidance jusqu'à nous inviter à découvrir « une anglophonie [canadienne] s'ouvrant tranquillement à l'avantage francophone ». C’est encore faux. Parmi la majorité de langue maternelle anglaise hors Québec, la connaissance du français recule constamment depuis 1996.

Il s'agit d'une compétence acquise à l'école, qui atteint son niveau maximal à la fin des études secondaires. Or, la proportion de jeunes anglophones hors Québec âgés de 15 à 19 ans qui déclarent savoir parler français est en baisse, étant passée de 15 % en 1996 à 11 % en 2011.

Statistique Canada explique ce recul par une désaffection pour l'étude du français à l'extérieur du Québec. La proportion d'élèves anglophones inscrits dans un programme régulier de français langue seconde ou dans un programme d'immersion en français y est passée, au total, de 53 % pour l'année scolaire 1990-1991 à 44 % en 2010-2011.

D'autre part, les anglophones hors Québec qui acquièrent une connaissance du français à l’école la perdent graduellement par après. Statistique Canada indique notamment que, parmi la cohorte âgée de 15 à 19 ans en 1996, dont 15 % disait alors savoir parler français, la proportion de bilingues est tombée à seulement 8 % parmi les mêmes individus 15 ans plus tard.

De façon globale, 9 % de la population totale hors Québec déclarait pouvoir soutenir une conversation en français en 1971. En 2001, après 30 ans de promotion du bilinguisme, il y en avait un peu plus, soit 11 %. Mais pour les raisons relevées ci-dessus, cette proportion n’était en 2011 que de 10 %. Tout comme celle des francophones selon la langue d’usage à l’extérieur du Québec, elle évolue désormais à la baisse.

« Mais si chez eux c'est un peu aussi chez nous ? », nous propose encore Fournier. C'est à donner froid dans le dos. Car au Québec la connaissance du français s'est mise aussi à reculer parmi les anglophones, et le poids de l'anglais comme langue d'usage à la maison progresse, tandis que les jeunes francophones de Montréal sont devenus plus bilingues que les jeunes anglophones, et que le poids du français comme langue d'usage tant dans l’ensemble du Québec que dans la région métropolitaine recule à la vitesse grand V.

Le blogue de Pierre Allard, ex-éditorialiste au journal Le Droit à Ottawa, apporte un complément d’information. On y apprend que sous la manchette « Un nouveau rapprochement entre le Québec et l'Ontario français » du 30 octobre dernier à #ONfr, le service de nouvelles de TFO, Fournier a développé un peu plus sa vision des choses : « Il y a peut-être un tournant qui est en train de se faire effectivement, Fournier a-t-il déclaré. La jeunesse québécoise a changé et est beaucoup plus ouverte. Elle a une volonté d'additionner les identités plutôt que de s'en réserver une seule et unique. »

Cela jette une lumière crue sur l'acharnement des gouvernements Charest et Couillard à ne faire enseigner que l'anglais de janvier à juin en 6e année dans chaque école primaire française du Québec. Ils paraissent bien chercher par là à faire advenir une double identité. Jusqu'à nouvel ordre, aucun préadolescent francophone ou allophone ne saurait y échapper : six mois durant à se représenter comme un anglophone. C'est-à-dire comme un Canadian. Une véritable entreprise de réingénierie identitaire.

C'est jouer avec le feu. Car comme l'écrit Allard, « il n'y a pas de double identité collective durable […] Si, collectivement, [la jeunesse québécoise] se met à additionner les identités, nos jours comme nation sont comptés ».

 

Photo : PC