Domination du Front national ?

2015/12/10 | Par Frédéric Gilli

Publié dans le journal Le Monde du 10 décembre 2015

La poussée du FN est le résultat de la déliquescence des partis traditionnels et de la montée de l'abstention. En voix, le parti de Marine Le Pen ne progresse pas Le parti de Marine Le Pen espère prendre la tête de plusieurs régions, dimanche 13 décembre. Ancré dans le paysage politique, il impose le tripartisme et fracture la droite. Si sa percée électorale est relative, le danger réside avant tout dans la notabilisation que lui permet le scrutin régional

Depuis dimanche, éditorialistes et élus se livrent à toutes les analyses sur la progression du Front national (FN), multiplient les interviews d'électeurs frontistes et cherchent ce qui, de la crise des migrants aux attentats, a pu précipiter la France dans les bras du nationalisme réactionnaire. Ce pays que tout le monde considérait comme le phare des libertés il y a à peine un mois, le voilà devenu quasi fasciste : rendez-vous compte, plus d'un Français sur quatre ! Sauf que cette analyse est grossièrement inexacte. Faute de prendre son temps pour lire les résultats autrement qu'au travers de la loupe rapide des trois listes annoncées en tête entre 20  heures et 20 h 30 à la télévision, on multiplie les erreurs d'analyse et on alimente les fantasmes.

Je ne vais pas ici dire que le Front national ne progresse pas, ni qu'il ne gagne pas de nouveaux électeurs, surtout parmi les jeunes et les ouvriers. Les faits sont là : à force d'un patient travail de terrain, ce parti est en train de structurer un nouveau rapport à la politique dans des pans entiers de la population et il est bien possible que, une fois cette " socialisation " effectuée avec les cadres idéologiques qui vont avec, cela installe ces nouveaux électeurs dans un choix politique revendiqué et durable. D'ailleurs, à peine 50  % des électeurs FN de ce dimanche disent pouvoir envisager de voter pour un autre parti, c'est bien la preuve d'un ancrage fort.

Ce que l'on peut en revanche prendre avec plus de mesure, c'est l'idée d'une déferlante, voire d'une vague. C'est le problème de toujours regarder les résultats au prisme de pourcentages calculés sur les exprimés : on en oublie des repères fondamentaux comme le nombre de voix effectivement rassemblées ou la part que cela représente dans l'ensemble de la population.

Sans banaliser les résultats de ce week-end, on peut tout de même s'autoriser un peu de recul historique : si les résultats du FN sont numériquement importants, puisque plus de 6  millions de Français ont glissé un bulletin FN dans l'urne, ils ne constituent pas un plus haut historique : celui-ci a été atteint à la présidentielle de 2012, quand les 17  % de Marine Le Pen rassemblaient 6,4  millions de personnes. Ils ne constituent pas, non plus, un record si l'on rapporte les scores réalisés le 6  décembre à l'ensemble de la population inscrite sur les listes électorales : avec 13,3  % des inscrits rassemblés, c'est le niveau atteint par Le Pen père au premier tour de la présidentielle de 2002, tandis que Le Pen fille avait atteint 14  % en  2012.

Que nous disent ces chiffres ? Que la forte progression du FN dans les pourcentages de suffrages exprimés tient plus à l'effondrement des partis traditionnels  qu'à une forte progression de sa part. C'est comme quand la mer se retire, on voit la vase au fond. Certes la profondeur de vase peut être plus ou moins importante, mais on ne peut pas non plus oublier l'absence des flots supposés la couvrir : le 6  décembre, en rassemblant 14,6  millions d'électeurs et moins d'un tiers des inscrits (32,7  %), les (autres) partis représentés au Parlement (PC, Verts, PS, UDI, LR) ont atteint leur plus bas historique. Au printemps, ils avaient rassemblé 14,9  millions d'électeurs et 35  % des inscrits, ce qui était déjà historiquement très faible. En moyenne, depuis 1997, ces partis rassemblent 50  % des inscrits. 

 

Querelles intestines

Le Front national n'est donc pas beaucoup plus haut aujourd'hui qu'il ne l'était à la fin des années 1990. La différence est qu'à cette époque les partis politiques traditionnels n'étaient pas encore dans l'état de déliquescence qu'ils connaissent aujourd'hui : plus qu'une progression puissante du FN, le résultat de dimanche est avant tout la déconfiture combinée du PS et de ses alliés potentiels à gauche, et de LR et ses alliés à droite.

On se félicite ainsi de la remontée de la participation, mais cela permet d'occulter au passage que, avec 22,4  millions d'abstentionnistes le 6  décembre, nous avons frôlé de très peu le record historique atteint en  2010. Certes, on ne sait pas ce qu'auraient voté les abstentionnistes, mais on ne peut pas non plus occulter que la progression de l'abstention dans les vingt dernières années (6 à 7  millions de personnes en plus qui s'abstiennent) s'est produite de manière concomitante avec une baisse significative du nombre des personnes votant pour les partis traditionnels (2 à 3  millions en moins pour la gauche et 2 à 3  millions en moins pour la droite) : peut-être que 1 à 2  millions d'abstentionnistes se répartissent de manière équilibrée entre tous les partis, mais il y a bien un volume important des électorats de gauche et de droite qui s'est volatilisé depuis le début des années 2000.

Le problème est que l'on préfère s'épouvanter devant les résultats du FN au lieu de regarder la réalité du désastre politique en face. Martine Aubry a sans doute une analyse très juste de la situation quand elle ditque " Sarkozy a tué la République, nous avons tué la politique " (Le Monde du 8  décembre). Lors des dernières municipales, deux types de listes avaient fortement progressé : les listes FN (qui avaient eu la faveur de la presse) et, surtout, un grand nombre de listes sans étiquette, souvent centristes mais regroupant des alliances locales hétéroclites. Les succès de cette offre alternative inscrite dans le jeu républicain ne se sont retrouvés ni dans les dernières cantonales ni dans les régionales, scrutins beaucoup plus encadrés par les partis classiques : sans doute le choix de Jean-Christophe Lagarde d'arrimer l'UDI à LR en jouant les systèmes de notabilité plus qu'une forme d'ouverture a-t-elle sapé la possibilité de cette émergence au centre.

L'éclatement de la gauche en querelles intestines a, de son côté, interdit que cette force surgisse à côté du Parti socialiste. Au final, dans ces élections, le FN a été le seul parti qui n'apparaisse pas comme un parti d'élites politiques coupées de la population et essentiellement préoccupé par des affaires internes. On observe ainsi avant tout l'incurie de l'appareil politique actuel à renouveler ses pratiques et ses cadres autant que son enfermement dans des logiques de gestions : gestion budgétaire, gestion d'appareils, gestion de carrières... au choix.

Dans ces conditions, il faut presque se féliciter que l'abstention ait été aussi faible en proportion quand on considère le choix qui était proposé aux électeurs ! Des nouvelles régions aux compétences peu claires, des programmes techniques plus que politiques, des listes nées de la nécessité de ménager les intérêts individuels issus des appareils politiques et partisans régionaux précédents... Au sortir des municipales, j'avais écrit dans Le Monde (25  mars 2014) que le niveau de l'abstention n'était pas un problème de demande, car les Français sont en attente de politique, mais un problème d'offre : ils ne veulent pas du FN, mais aucun des partis traditionnels ne leur offre une perspective digne de se mobiliser.

Le problème reste entier. Le paradoxe est que l'on reproche aux Français leur supposé immobilisme, leur hostilité à tout changement, alors même que ces derniers ont (très massivement) voté pour la rupture en  2007 et le changement en  2012. Sauf que, pris dans les rets d'une administration et d'appareils incapables de se réformer, aucune des majorités issues de ces scrutins n'a véritablement engagé de transformation profonde de ce pays.

 

Effets délétères

Alors, on se réconforte ou on s'effraie à bon compte en analysant les raisons pour lesquelles les électeurs seraient devenus de plus en plus xénophobes et sécuritaires, car cela évite de se regarder soi-même de trop près en se demandant quelle est la part de responsabilité de chacun dans cette faillite collective des élites politiques, médiatiques et administratives de ce pays.

Le problème, c'est que cette façon de regarder le problème comme extérieur, de sonder les coeurs et les reins des Français pour comprendre ce qui leur arrive et pourquoi cette droitisation n'est en elle-même pas neutre : elle aggrave le mal.

Je travaille au quotidien dans les territoires les plus variés, organisant des réunions publiques et oeuvrant à ce que l'ensemble de la population vienne effectivement dans les salles pour débattre. J'y croise naturellement des électeurs et des cadres du FN puisqu'une partie de mon travail consiste à assurer une certaine représentativité des salles et que l'on déploie beaucoup d'énergie pour convaincre jeunes, ouvriers, chefs d'entreprise, etc., de se déplacer.

Et quand tout le monde se déplace, et quand tout le monde est rassemblé, je ne vois pas de haine dans les paroles qui s'échangent. Du ras-le-bol, oui, de l'angoisse, certainement, mais les interventions à tonalité xénophobe ou les discours stigmatisants sont très minoritaires. Bien plus faibles, en tout cas, que ce que l'on entend à longueur d'antenne. Ces réunions publiques, autant que tous les travaux que je peux mener dans différentes entreprises, montrent à quel point il y a une disponibilité des citoyens, habitants comme salariés, pour des transformations qui mettraient au coeur les grands principes d'un certain esprit français, ouvert, émancipateur, libre. Mais dans ce dialogue, l'interlocuteur politique semble hors jeu, absent, sidéré.

Il y a comme un décalage progressif et très inquiétant entre la réalité vécue sur le terrain et celle décrite dans les journaux et les cénacles : une analyse en sortie d'urnes au premier tour indique que 50  % des électeurs FN ne seraient pas prêts à voter pour un autre parti et que 20  % de ce qui reste des électeurs LR seraient prêts à voter pour le FN. On parle donc d'une porosité qui concerne un pan important de la droite dure de l'échiquier politique, mais qui ne représente que 3  % des électeurs. Dans les rédactions et les états-majors, on organise ainsi les discours et les analyses à l'aune des évolutions d'une partie infime de la population.

Cela produit plusieurs effets délétères. D'abord, cela conduit à donner un espace démesuré à une grille d'analyse des enjeux qui reste marginale dans le pays mais qui s'impose faute de place pour des débats ouverts. Ensuite, cela conforte cette grille de lecture puisque l'on ne finit par mesurer, à coup de sondages bien sentis, que les différentes alternatives autorisées par ce spectre, sans jamais formuler différemment les problèmes ou les questions. On teste et alimente ainsi un déclinisme et une fermeture sans bornes quand la société regorge d'initiatives, de bonnes volontés et d'envie de liens et d'échanges...

Enfin, cela relègue dans une abstention de plus en plus dure tous les autres électeurs potentiels qui désespèrent de trouver un espace et une offre politique qui leur correspondent. Et tout cela se fait en permettant aux appareils politiques classiques, de tous les partis, de ne pas s'interroger plus durement sur leurs pratiques militantes, sur le nombre de jours qu'ils ont passés sur le terrain, hors périodes électorales, à échanger librement avec les habitants et à forger collectivement du sens pour construire les repères dont nous avons tous terriblement besoin dans les moments que nous sommes en train de vivre.