Think big, ’stie ! ou des extravagances francophoniques pour engluer le Québec

2015/12/11 | Par Charles Castonguay

Le lancement du Réseau des villes francophones et francophiles d’Amérique (RVFFA) a inspiré à Jean-Benoît Nadeau, chroniqueur au Devoir, des propos encore plus extravagants que ceux du ministre Jean-Marc Fournier.

Nadeau prétend dans sa chronique du 9 novembre 2015 que le RVFFA « intéressera les 20 millions de francophones du Canada et des États-Unis, et autant de francophiles ». Ça pulvérise le « 2,6 millions de francophones et francophiles » du Canada hors Québec selon Fournier. J’y reviendrai.

D’après Nadeau, le RVFFA est « une manière de renaissance du vieux concept du " Canada français ", mais à la sauce francophone 2015 ». C’est « le retour dans la famille francophone canadienne » de Fournier, à l’échelle continentale.

Nadeau estime que les Québécois doivent « redécouvrir leur véritable histoire – celle d’un peuple qui est chez lui au Wisconsin, au Wyoming, au Nouveau-Mexique ou au Rhode Island ». Encore plus songé que le « Mais si chez eux, c’était aussi un peu chez nous ? » de Fournier touchant le Canada hors Québec.

« Comme l’expliquait le maire [Régis] Labeaume, écrit encore Nadeau, " il y a 33 millions de francophones dans les Amériques […] Avant de vouloir développer le français, occupons-nous donc de ce qui est là ". »

33 millions ? J'y reviendrai aussi.

Ce gros chiffre aidant, Nadeau et Labeaume laissent entendre, dans la seconde moitié de cet énoncé, que ça ne presse pas de renforcer le statut du français face à l’anglais au Québec.

« Régis Labeaume espère un nouveau modèle de défense du français », nous apprenait Le Devoir du 15 juin dernier. « Les défenseurs de la langue française nuisent à leur cause en opposant le fait français à l’utilisation [de] l’anglais, a estimé [le maire] Labeaume. " Le militantisme francophone contre le bilinguisme, ça ne marche pas. Ça va prendre un militantisme francophone culturel plus moderne, plus ouvert " a indiqué le maire Labeaume, jugeant le message de revendication actuel " éculé, usé, érodé car approprié à des fins politiques ", par exemple par le mouvement souverainiste. »

La communauté de vues entre Labeaume et Fournier est parfaite. Ils dénigrent l'urgence d'agir en faveur du français au Québec comme n'étant rien qu'un stratagème indépendantiste.

Jusqu’où Nadeau est-il partie prenante dans cette combine ?

Comme nouveau modèle de défense du français, le RVFFA, organisme de promotion touristique parrainé par le maire Labeaume et le Centre de la francophonie des Amériques (CFA), me paraît aussi éculé, usé et érodé que le projet de rabaisser le Québec au rang de foyer principal des francophones du Canada que poursuivent Fournier et Couillard.

Remarquez que le CFA, créé par Jean Charest en 2008, relève du ministre des Affaires intergouvernementales canadiennes et de la Francophonie canadienne. C'est-à-dire de Fournier.

Côté chiffres, maintenant. Pour mieux cerner l’usage qu’en fait Nadeau, examinons aussi quelques-unes de ses extravagances antérieures et allons-y progressivement, du Canada hors Québec jusqu'à l'ensemble du monde.

Nadeau affirme dans sa chronique du 9 février 2015 que « bien des Québécois connaissent très mal le Canada » et que le nombre de francophones hors Québec « oscille entre un et trois millions, selon la manière dont on fait le compte ».

Il exclut la manière de compter que la commission Laurendeau-Dunton jugeait préférable, laquelle donne 0,6 million de francophones hors Québec, selon la langue principale parlée à la maison.

Encore plus fantasque que Fournier, Nadeau compte comme francophone tout Canadien qui se dit capable de parler français. Il y en a 2,6 millions hors Québec. Ça fait 3 millions selon Nadeau, qui aime les chiffres bien ronds.

Nous savons qu'environ un million de ces individus ne pourraient « soutenir une conversation assez longue sur divers sujets » en français. Les compter comme francophones est abusif.

Le 10 novembre 2014, Nadeau avait qualifié d'« artificielle et ridicule » la distinction entre parler le français comme langue première et connaître le français comme langue seconde. C’est tout le contraire. Gommer cette différence compromet la juste appréciation des choses.

Parmi les « 20 millions de francophones au Canada et aux États-Unis » de sa chronique du 9 novembre 2015, Nadeau inclut sûrement les 10 millions de Canadiens qui disent savoir parler français. C’est déjà trompeur. Mais d’où tire-t-il un autre 10 millions aux États-Unis ?

Une manchette dans Le Soleil du 20 octobre 2015 nous met la puce à l’oreille : « 11 millions de francophones dans la mire de Québec ». Le texte précise que Labeaume « veut tabler sur 11 millions de locuteurs [du] français aux États-Unis » pour les attirer à Québec au moyen de son RVFFA.

Vérification faite, ce 11 millions ne regroupe que des États-uniens d’ascendance ou d'origine ethnique française. Par surcroît, 8 millions d’entre eux sont d'origine mixte, c'est-à-dire d'ascendance française mélangée à d'autres origines. La grande majorité de ces « francophones » ne savent sans doute pas parler français.

Les seules données du U.S. Census Bureau portant sur la langue indiquent que 1,3 million d’États-uniens parlent parfois ou toujours le français à la maison et que, parmi eux, 80 % savent parler l'anglais « très bien ». Il est plausible que la plupart ne parlent le français au foyer qu'à titre de langue secondaire.

Quoi qu’il en soit, d’où pourrait-on prendre 9 autres millions d’États-uniens sachant parler français ? Il serait mal avisé de les extrapoler à partir d'inscriptions à des cours de français, vu la perte de compétence constatée par Statistique Canada parmi les Canadiens hors Québec qui ne font qu'apprendre le français à l'école.

Quant aux 20 millions additionnels de francophiles au Canada et aux États-Unis, selon Nadeau, comme dirait Clotaire Rapaille, autre star du marketing, the sky’s the limit.

Que penser alors des 33 millions de francophones dans l'ensemble des Amériques, selon Labeaume et Nadeau ? Dans sa chronique du 23 février dernier intitulée « On est 30 millions, faut se parler », Nadeau nous entretient des « 20 à 30 millions de francophones des Amériques […] parmi les 275 millions de francophones dans le monde ».

Vingt millions, trente millions, quelle différence ? Think big, ’stie !

Nadeau tente d'accréditer sa trentaine de millions en tirant un gros chiffre de La langue française dans le monde 2014. Cette publication de l’Organisation internationale de la Francophonie affiche en effet un total mondial de 274 millions de personnes sachant parler français. Elle n’en compte, cependant, que 18 millions dans l'ensemble des Amériques. Ses auteurs n'ont pas jugé digne de foi le reste des 33 millions de Labeaume et Nadeau – qui se trouvent, par ailleurs, véhiculés aussi par le CFA.

Le 10 novembre 2014, Nadeau fait dire à cette même publication que la population francophone dans le monde a augmenté de 50 millions depuis l’édition de 2010. L’étude explique pourtant que cette croissance phénoménale provient, pour l’essentiel, de l’ajout dans l’édition 2014 de plusieurs pays additionnels, riches en habitants sachant parler français, comme l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Italie.

L’étude précise que dans l’ensemble de pays étudié en 2010, qui comptait alors 220 millions de francophones, « nous recensons [en 2014] 228 millions de francophones ». Donc, une croissance réelle de 8 millions.

Un exalté de l’« avantage francophone » – pour reprendre une autre formule chère à Fournier – et qui joue de la sorte avec les chiffres et les mots, ne fait pas que nous induire en erreur. En le diluant dans une francophonie largement fantasmée, il banalise le caractère unique du Québec et détourne notre attention de l’urgence d’agir contre son anglicisation.