Pourquoi nous pleurons (davantage) Paris

2015/12/24 | Par Annie-Claude Thériault

L’auteure est professeure de philosophie au collège Montmorency

Nous republions cet excellent texte paru dans Le Devoir du 24 décembre pour sa pertinence pour analyser nos réactions face aux événements tragiques de 2015, mais également parce qu’il peut nous guider dans l’analyse des inquiétants développements politiques mondiaux à venir en 2016.
 

Alors que déferlait une marée de sympathie sur Paris à la suite des tragiques attentats du 13 novembre dernier, se dessinait en même temps un malaise important. Pourquoi pleurer Paris alors que des attentats plus sanglants encore ont lieu presque chaque jour ? Pourquoi passer sous silence les atrocités au Kenya, au Liban ou même en Syrie ? Au nom des valeurs humaines universelles d’empathie, de solidarité et de paix, ne devrions-nous pas accorder la même importance à tous les êtres humains, nonobstant leur origine, leur religion ou leur langue ? N’est-ce pas exactement ce que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen défendait ?

Ou dans le même angle que Mme Françoise David, en pleine Assemblée nationale, lorsqu’elle déclarait : « Je voudrais d’abord rappeler que, la veille ou deux jours avant les attentats de Paris, il y a eu les attentats de Beyrouth. Ça n’enlève rien à l’horreur de ce qui s’est passé à Paris, mais c’est important de se rappeler qu’ailleurs, il y a aussi en ce moment des gens qui pleurent leurs morts. Il faut toujours se souvenir de ça. »

Pleurer (plus) Paris est dès lors apparu comme une forme d’entorse aux valeurs humanitaires. Une sorte d’égoïsme qui consisterait à se préférer soi-même. On pouvait même observer, particulièrement dans les réseaux sociaux, plusieurs critiques à l’endroit de la « soudaine » conscientisation populaire. « Aimons-nous les uns les autres » et ce massacre n’arrivera plus entend-on, sur toutes les tribunes dans le même plaidoyer pour un universalisme humanitaire.

 

Une éclairante réflexion

Dans la conclusion de son magnifique livre Cours familier de philosophie politique qui reprend en une quinzaine de textes autant de problèmes, le philosophe français Pierre Manent offre une éclairante réflexion sur notre rapport à nos sentiments de compassion et d’empathie universelle. Il y démontre, entre autres choses, comment l’empire du droit, du commerce et de la morale affaiblit l’être humain. Il estime que si nous souhaitons réellement un « ordre » nouveau, un monde meilleur, il est impératif que nous, Hommes, acceptions, retournions à notre condition politique. Condition politique qui s’oppose à un ordre humanitaire, qui, lui, est sans médiation.

Pierre Manent (né en 1949) est un penseur incontournable pour bien comprendre la modernité politique. Tant La raison des nations, la Métamorphose de la cité que son essai sur Montaigne s’intéressent aux fondements et à l’avenir de notre société. En explorant ce que signifie « la condition politique » de l’Homme, l’auteur nous aide à comprendre que notre vif élan de solidarité pour les Parisiens n’est pas un manque « d’humanisme », mais bien plutôt la preuve que notre condition politique est plus forte et plus puissante que le vide de l’universalisme humanitaire. En d’autres mots, l’idéal de compassion contenu dans la logique humanitaire n’est jamais purement immédiat, il ne se manifeste jamais directement d’humain à humain, mais bien au travers des médiations.

En rappelant Jean-Jacques Rousseau, l’auteur écrit : « Pour que le sentiment humain ait de la force, une force durable […], il faut le concentrer dans une cité particulière. Si vous l’étendez à l’humanité entière, il est plus juste et plus moral, certes, au moins en principe, mais il est beaucoup plus faible. »

 

« L’humanité immédiate »

Or, « l’humanité moderne est impatiente à l’égard de toutes les médiations »,déplore le philosophe français. C’est-à-dire que dans la logique de l’humanitarisme universelle, l’humain souhaite traiter directement avec l’humain. C’est la dignité humaine elle-même, nue, naturelle, sans transformation ni médiation, qui importe. Une reconnaissance de l’humanité en soi, tel que le célèbre philosophe Emmanuel Kant en parlait pendant le Siècle des lumières. L’Homme mérite une dignité simplement parce qu’il est Homme. « Je suis nécessairement homme, mais français que par hasard », déclarait dans le même sens Montesquieu.

C’est cette même conception de l’humanisme que soutiennent actuellement ceux qui en appellent à ne voir en Paris qu’une tragédie parmi d’autres. Parisiens ou non, cela devrait importer bien peu : c’est la tragédie, l’horreur et l’humain que l’on pleure. Comme nous devrions pleurer les tragédies humaines partout ailleurs.

 

L’état de nature

Or, Manent nous rappelle que cette conception universaliste de l’humanisme est aussi ce que les premiers philosophes politiques modernes avaient nommé « l’état de nature ». C’est-à-dire l’état où nous sommes réellement des Hommes parce qu’exempts de frontières et d’appartenance politique. Loin des obligations légales et des devoirs. Un être humain totalement libre, des « touts parfaits et solitaires ». On peut légitimement voir la version 2.0 de cet état de nature dans l’idéal cosmopolitique et universaliste du XXIe siècle. Soit dans cette conviction qu’un monde meilleur, plus égalitaire, plus juste, plus paisible naîtra seulement de cette pacification entre tous les humains de la Terre. Et que cette dernière passera par l’abolition des frontières, des langues et des différences qui engendrent trop souvent des conflits.

Cependant, « l’état de nature », c’est aussi la guerre de tous contre tous. C’est une façon de vivre qui en même temps soutient que « chacun est autorisé à juger et à punir les violations de la loi de la nature […] ». Non pas que l’exigence humanitaire paraisse, pour le philosophe français, à proscrire. Certes, nous pouvons (devons !) être émus et nous « aimer les uns les autres » comme en appelaient plusieurs le lendemain de l’attentat. Mais laissé à lui-même, le sentiment humanitaire ne mène pas à ce qu’il cherche fondamentalement à soutenir, soit un monde plus juste, heureux et égalitaire.

 

Contradictions humanitaires et médiations

Pierre Manent démontre comment la logique humanitaire peut même être néfaste et se retourner finalement contre ses propres finalités. Par exemple, dans la mesure où au nom de la « compassion » n’importe qui est autorisé à agir, alors le premier ému par le triste sort de voisin peut donc intervenir. En ce sens, demande Manent, aurait-il été tout aussi acceptable que dans le cas du Kosovo, une alliance islamiste, la Turquie ou l’Italie interviennent ?

Pire encore, non seulement « l’empathie » autorise une intervention de n’importe qui, mais cette intervention pourra également être faite de n’importe quelle façon. « Le problème de l’action militaire à but humanitaire est qu’elle n’est pas unifiée, finalisée par un but politique. » La seule logique de la compassion ne peut donc parvenir à des effets réels et cohérents. Cette logique humanitaire, si elle souhaite une effectivité réelle et une cohérence, doit nécessairement s’inscrire dans une médiation, dans une représentation : elle doit devenir politique.

Pour le dire dans les mots de Manent, il faut donc faire passer le « sentiment humain immédiat » à une action réfléchie et organisée. L’être humain ne doit pas chercher dans son sentiment immédiat et personnel à faire preuve d’humanité et de compassion. Il doit accepter de se laisser représenter. De transformer son sentiment individuel, qui est de l’ordre de l’immédiateté parfois malhabile, en action réfléchie et commune. « La promesse de progrès moral contenue dans la sensibilité humanitaire contemporaine restera stérile si nous ne savons pas dessiner le cadre politique dans lequel elle pourra produire des effets réels et durables », écrit brillamment Manent, à l’encontre de l’universalisme ambiant.

 

Raison et nihilisme

En ce sens, les réflexions de Pierre Manent semblent pouvoir nous pousser vers les mêmes conclusions que celles défendues par Dominique de Villepin en 2014 sur France 2. Soit que l’intervention armée est, dans ce cas-ci, discutable. Une guerre contre le terrorisme ne pourra pas simplement prendre la forme d’une intervention armée (avec en plus des objectifs humanitaires). Sans quoi elle s’autodétruira elle-même : soit en multipliant les pertes civiles, soit en accentuant le problème.

Il ne s’agit pas ici d’une guerre entre deux pays ou entre deux nations, une guerre avec un ennemi politiquement défini. Il s’agit de lutter contre le nihilisme. Or, cela, ni les bons sentiments ni les frappes armées ne semblent pour l’instant pouvoir le réussir. Le 13 novembre 2015 montre précisément que nous n’y sommes en effet pas encore tout à fait parvenus. C’est à notre échec de faire triompher la raison au détriment du nihilisme qu’il faut maintenant réfléchir.

 

Condition politique de l’Homme

À la lecture de Pierre Manent, on peut donc conclure que pleurer (plus) Paris n’est pas un geste déplorable ou égoïste. Il ne signifie pas que nous sommes indifférents aux autres souffrances humaines. Il est tout simplement le reflet de notre appartenance à quelque chose de bien plus complexe et profond que la simple humanité.

Pleurer davantage Paris serait peut-être plutôt l’heureux signe que nous avons choisi de sortir de « l’état de nature » pour appartenir dorénavant à autre chose qu’à nous-mêmes. Nous ne sommes pas encore tout à fait de simples citoyens du monde : nous sommes des êtres politiques, nous rappelle Manent. Et cela, c’est peut-être « moins pur, moins noble, moins humain, que l’ordre humanitaire […]. Mais précisément [l’ordre politique] permet de tisser ensemble d’une manière efficace le sentiment de soi et le sentiment de l’autre ».

C’est parce que nous partageons plus qu’une humanité commune avec les Parisiens que notre solidarité est explosive, viscérale. C’est parce que nous avons marché dans Paris. Parce que nous parlons français. Parce que nous avons lu Victor Hugo, écouté Édith Piaf, etc. Parce que nous avons organisé nos sociétés sous les mêmes principes et les mêmes valeurs. Parce que nous vivons la même modernité politique. C’est parce que non seulement nous partageons leur souffrance d’être humain, mais aussi, et surtout, nous comprenons et vivons de la même façon notre médiation de cette même humanité.

Cette logique n’encourage bien entendu en rien l’indifférence ou l’ignorance à l’égard de la souffrance humaine universelle. Au contraire, elle rappelle que le vivre-ensemble, un vivre-ensemble réel, empreint de solidarité, un vivre-ensemble puissant et porteur de sens profond, passe par la condition politique de l’Homme. Par une médiation. Non par son individualité.