Un silence religieux

2016/01/25 | Par La gauche face au djihadisme

La foi, personne n'y croit

Dans notre imaginaire commun, les jeunes gens qui rejoignent la galaxie djihadiste sont forcément des paumés. Ou des ignorants. Car, même lorsqu'on reconnaît que ces combattants sont mus par une croyance, on réduit en général celle-ci à un fanatisme débile ou à une folie barbare. Héritiers d'une tradition associée à l'idéal des Lumières, nous opposons systématiquement la croyance zélée au savoir rationnel ; nous associons spontanément l'engagement dogmatique au manque d'éducation. Certes, quand on examine l'ultime confession de tel ou tel kamikaze islamiste, convaincu que soixante-douze vierges l'attendent au Paradis, on croit pouvoir railler un pur délire ; lorsqu'on lit le témoignage d'un jeune combattant français d'Alep assurant qu'en Syrie le cadavre des martyrs dégage une délicieuse odeur de musc, on a envie de crier au fou. Mais tout change si l'on voit dans ce discours le résultat d'un long cheminement intime, dont chaque étape a impliqué une révolte logique, une certitude renforcée. Dès lors, le djihadiste n'apparaît plus comme un déshérité ou un imbécile, mais plutôt comme un jusqu'au-boutiste de la vérité. (...)

Ce qui lie deux djihadistes nés dans des milieux et sur des continents différents, (...) ce sont essentiellement des textes, des actes et une foi identiques. Indépendamment de leur nationalité, de leurs origines sociales et de leur bagage culturel, ils ont en commun une même trajectoire dans l'indignation, la rébellion et l'espérance. Si ce parcours les mène jusqu'à Mossoul, et s'ils sont prêts à y laisser leur vie, ce n'est pas sans rapport avec leur croyance : jour après jour et dans toutes les langues, des prédicateurs djihadistes évoquent les prophéties qui ont annoncé l'avènement du Royaume de Dieu dans cette région de la terre. " Pour devenir «frères», il faut être «frères» en ", écrit Régis Debray, qui a insisté sur la dimension essentiellement communautaire de toute religion, allant jusqu'à proposer de remplacer ce mot par " communion ", au sens d'une expérience à la fois viscéralement ressentie et intensément partagée. Ainsi, pour comprendre l'engagement de ces individus aux origines et aux itinéraires si différents, l'urgence n'est pas de réduire leur discours à un simple prétexte. C'est de prendre au sérieux ce qu'ils vivent en même temps, y compris à distance ; c'est d'entendre ce qu'ils disent parfois séparément, mais toujours ensemble.

Or, que disent-ils ? Qu'il s'agit pour eux de défendre un dieu unique, de protéger son image, de travailler à son triomphe, de bâtir son royaume. Les textes et les vidéos des djihadistes en témoignent : cet effort les inscrit dans une communauté où chacun s'en remet à une autorité transcendante, à des révélations prophétiques, à des êtres suprasensibles, aux anges protecteurs, au Jugement dernier, à la résurrection des corps... bref à des réalités invérifiables par les voies de l'expérience ordinaire. Leur discours répugne à la raison, bien sûr, il s'avère incompatible avec elle, il la scandalise, même. Mais c'est le propre de tout discours religieux. Pour ceux qui n'y croient pas, les contenus de la foi sont toujours absurdes. Inversement, pour ceux qui y croient, l'existence de Dieu s'éprouve mais ne se prouve pas. " Voilà ce qu'est la foi : Dieu sensible au coeur, non à la raison ", disait Blaise Pascal.

 

Le réel du croyant

(...) En constituant l'homme dans son rapport au monde, la religion contribue à constituer son monde tout court. Le réel du croyant, c'est la lettre du texte, la parole de feu qui s'adresse à lui, la rupture et le risque, les prières et les larmes, bref ce que le philosophe chrétien Michel de Certeau nommait " le leitmotiv intérieur ". On objectera que les djihadistes ne sont pas des religieux comme les autres, et on aura raison. Mais disant cela, on admet déjà que la religion n'est pas totalement étrangère à l'affaire. Le djihadisme constitue le raidissement sanglant de l'islam. Cela implique à la fois qu'il défigure l'islam comme spiritualité, et qu'il n'a pas " rien à voir " avec lui. Donc qu'il participe d'une expérience religieuse. De fait, le djihadisme est porté par des hommes (et des femmes) qui se disent musulmans, qui sont même persuadés d'être les seuls musulmans dignes de ce nom. Et on ne voit pas de quel droit un président de la République, un géopoliticien, un sociologue ou un journaliste viendraient leur dénier cette appartenance. Appartenance sans frontières, communauté universelle, on l'a dit. Avec les mêmes mots et les mêmes gestes, des djihadistes du monde entier proclament leur foi en Dieu, convergent vers la Syrie en écoutant des chants à sa gloire, invoquent son nom pour avoir la force de combattre. Avant cela, ils ont rompu avec les instances de l'islam traditionnel, ont fréquenté telle mosquée parisienne, telle école coranique du  Caire, reçu l'enseignement d'un savant jordanien, regardé les vidéos d'un " cheikh " tunisien. Ils ont acquis la conviction que la foi vers laquelle ils se sont tournés est la seule qui vaille. (...)

Or, ce qui fait la puissance de l'expérience religieuse, c'est qu'elle donne un " sens " au destin des croyants, une orientation commune. Jour après jour, les prières et les rituels guident leur corps, les récits mythiques et les formes symboliques orientent leur esprit. A un certain degré d'enthousiasme et de partage, cette quête finit par primer sur toute autre considération. Sans s'émanciper totalement des enjeux sociaux ou psychologiques, elle acquiert néanmoins une large autonomie.

Cette force autonome, tout se passe comme si nous n'étions plus capables de la reconnaître. Comme si nous avions oublié qu'elle a longtemps constitué une évidence souveraine. " Ce déni, cet embarras, cette perplexité montrent en fait à quel point nous sommes sortis de la religion. Nous en sommes tellement loin que le pouvoir de mobilisation qu'elle conserve nous échappe ", écrit le philosophe Marcel Gauchet. Pendant des siècles, on ne pouvait penser aucun aspect de la vie, ni le temps ni l'espace, ni les gestes quotidiens ni l'autorité légitime, sans le rapporter immédiatement à Dieu. La religion enveloppait chaque existence et chaque conscience, elle structurait les sociétés, fondait la politique. Mais, après une longue période de sécularisation, nous en avons perdu jusqu'au souvenir.

Pour pointer une telle amnésie, les historiens sont particulièrement bien placés. Ainsi, au lendemain des attentats de janvier  2015, Denis Crouzet et Jean-Marie Le Gall, spécialistes du XVIe  siècle et des guerres de religion, ont-ils pris la plume pour souligner cette tendance permanente à escamoter la puissance propre à la religion. C'est qu'ils ont repéré là un enjeu que, " à l'exception de quelques philosophes et de très rares sociologues, les sciences sociales ont depuis cinquante ans largement ignoré en France en raison de l'exculturation religieuse de nos sociétés contemporaines, qui ne sont plus en mesure de comprendre la force du religieux dans une société ; en raison aussi de ce que le religieux a été déclaré vestige résiduel du passé, par ignorance de la vitalité religieuse d'autres continents et d'autres religions que le christianisme. Et pourtant, la révolution iranienne a maintenant près de trente-six ans ! " (…)

 

Universalisme contre universalisme

Bien sûr, le phénomène fondamentaliste existe aussi chez les chrétiens, les juifs, les bouddhistes... Il demeure que l'islam constitue, à l'heure actuelle, la religion dont l'effervescence fondamentaliste et la réaffirmation politique sont les plus manifestes. Il représente la force politico-spirituelle dont les effets sont les plus intenses, celle dont la prétention globale rebat les cartes du monde. Car, contrairement à ce que pensent ceux qui raisonnent dans un cadre strictement national, en termes d'intégration ou de " multiculturalisme ", les conflits qui se déploient sous le signe du religieux ne dressent pas une identité particulière contre une appartenance universaliste (républicaine, par exemple), ils mettent face à face plusieurs universalismes rivaux et incompatibles. De ce point de vue, l'islam apparaît désormais comme la seule puissance spirituelle dont l'universalisme surclasse l'internationalisme de la gauche sociale et défie l'hégémonie du capitalisme mondial. (...)

Il y a là un effet de révélation : la montée en puissance de l'islam politique met à nu notre aveuglement sur ces questions. C'est d'abord au miroir de l'islamisme, au péril du djihadisme que nous découvrons, sonnés, notre propre désarroi. Désormais, non seulement nous sommes convaincus que la religion appartient au passé, mais l'idée même qu'elle puisse avoir une force politique propre nous paraît extravagante. Quand des hommes se réclament de Dieu pour semer la terreur en plein Paris, nous nous empressons de décrire leur geste comme une absurdité, comme une folie qui n'a plus lieu d'être. Le philosophe Patrice Maniglier dit bien les choses : " Face à un tel phénomène, nous autres, Européens du début du troisième millénaire, nous oscillons entre perplexité, dégoût, fureur, effroi, découragement - nous ne pouvons voir là, en fait, qu'une pure aberration. Convaincus que nous le sommes que la religion est une affaire personnelle ou intérieure, formés que nous l'avons été à la séparation entre ce qui relève de la libre conduite de la vie privée et ce qui relève de l'ordre public, fiers même souvent d'avoir appris qu'aucun absolu ne mérite qu'on meure pour lui et encore moins qu'on tue en son nom, nous ne pouvons que penser que cela ne devrait plus exister, que ce n'est qu'une erreur de parcours, un hoquet de l'Histoire, quelque chose qui va prendre fin. Or cela existe ; cela constitue une des données durables de notre temps, tant sur le plan de la politique intérieure que sur le plan géopolitique. "

Oui, cela existe. Pourtant on ne veut plus rien en savoir. On évacue frénétiquement, on tait avec ferveur. Et ce silence " religieux " s'avère d'autant plus passionnant à explorer qu'il n'est pas le résultat d'un quelconque complot, d'une vaste conspiration qui viserait à étouffer la parole sur le sujet. S'il s'avère difficile à briser, c'est qu'il vient de très loin, qu'il s'est transmis de génération en génération : " Les croyants ont peur de «Dieu», les non-croyants ont peur d'en parler ", écrit le psychanalyste Daniel Sibony.

Dans la consolidation de ce silence, la tradition de la gauche politique et intellectuelle a joué un rôle central. Le projet d'émancipation, qui structure sa culture et son imaginaire, désigna d'emblée l'émancipation à l'égard de la religion. Certes, plusieurs figures historiques du socialisme, du communisme ou de l'anarchisme ont pris sérieusement en compte les croyances spirituelles sans les réduire à de simples préjugés. Mais dans l'ensemble, cette gauche aura perpétué une tradition qui voit dans la religion une chimère sans consistance propre. Dans cette optique, la religion ne représente rien d'autre qu'une illusion individuelle et une force réactionnaire, dont la fonction serait essentiellement de faire diversion, d'occulter les " vrais " enjeux. Engels a parlé de " déguisement religieux ", Lénine de " brouillard mystique "...

Cela vaut particulièrement pour la gauche française. Si quelques-unes de ses figures fondatrices ont entretenu un rapport plus ouvert à la question spirituelle, sa culture s'est toutefois largement bâtie sur une volonté d'éradication du religieux, et donc aussi sur une tendance à l'escamoter. (...) Depuis au moins la fin du XIXe  siècle, l'identité de la gauche française repose pour une bonne part sur une foi dans la souveraineté de la raison, de la science et du progrès. Commune à la plupart des familles, républicaine ou radicale, réformiste ou révolutionnaire, cette foi perpétue un certain esprit des Lumières et remonte, au-delà, à une culture " cartésienne ". Dès la IIIe  République, en effet, la gauche célèbre presque unanimement Descartes, préparant ainsi la révolution française et l'avènement de l'égalité démocratique. Le marxisme et le socialisme " scientifique " n'eurent donc aucun mal à se greffer sur cette longue tradition. Et la gauche française est devenue l'une des plus antireligieuses du monde, comparée, par exemple, à ses homologues italienne ou britannique. (...)

Nous voyons bien les conséquences de ce refoulement dans une France dont les djihadistes ont fait leur principale cible. Incapable de prendre la religion au sérieux, comment la gauche comprendrait-elle ce qui se passe actuellement, non seulement le regain de la quête spirituelle mais surtout le retour de flamme d'un fanatisme qui en est la perversion violente ? Elle qui a toujours identifié les insurgés aux damnés de la Terre, comment pourrait-elle accepter que, parmi ces jeunes, beaucoup sont bien autre chose que des laissés-pour-compte ? Elle qui peine à saisir le rapport qu'un croyant peut entretenir avec les textes, comment pourrait-elle concevoir la rage avec laquelle les hommes de Daech détruisent les livres " impies " et les oeuvres d'art " sataniques " ? Comment la gauche, qui tient pour rien les représentations religieuses, comprendrait-elle la haine funeste de ces hommes vis-à-vis des chrétiens, leur obsession complotiste à l'égard des juifs, mais aussi la guerre à mort qui oppose chiites et sunnites à l'intérieur même de l'islam ? Elle qui renvoie l'élan de la foi à un folklore dépassé, comment pourrait-elle admettre qu'une armée d'informaticiens, de geeks et de hackeurs se mobilise pour faire triompher des moeurs vieilles de plusieurs siècles ? Elle qui fut si fière, naguère, de sa tradition internationaliste, comment pourrait-elle accepter que le djihadisme constitue désormais la seule cause pour laquelle des milliers de jeunes Européens sont prêts à aller mourir loin de chez eux ? (...)

Bref, la gauche n'envisage plus la possibilité de cette puissance qui domina si longtemps l'Occident lui-même : le théologico-politique, ou ce que le philosophe Michel Foucault nommait la " spiritualité politique ". Partout où il y a de la religion, la gauche ne voit pas trace de politique. Dès que la politique surgit, elle affirme que cela n'a " rien à voir " avec la religion.