César et Drana, une pièce québécoise à Tbilissi en Géorgie

2016/02/01 | Par Isabelle Doré

Ma pièce César et Drana est jouée à Tbilisi depuis avril 2015. En octobre, elle était programmée au Tbilisi International Festival of Theatre. J’y ai été invitée avec Marc Grégoire qui, en plus d’être mon conjoint, a dirigé une des mises en scène de la pièce, au Québec.

Avec les escales à Paris et à Kiev, le voyage a duré vingt heures. Natalia Tvaltchrelidze, directrice du Théâtre Ilia de l’Université d’État où se joue la pièce encore aujourd’hui, était là pour nous accueillir. J’ai appris d’elle qu’il faut prononcer «Tiblissi».

Chère Drana, je suis toujours étonnée par ta longévité. T’ai-je déjà raconté ta conception alors que tu n’étais pas l’ombre d’une idée? Tout a commencé au début des années 90, le jour où mon amie Julie Vincent a lancé : «J’ai envie de jouer une Tsigane!».

Je me suis tout de suite engagée à lui pondre un one-woman-show. Tout ce que je savais sur les Roms, c’est qu’ils avaient déjà campé dans les jardins du château de Moulinsart avec la permission du capitaine Haddock! C’est une blague. J’avais aussi vu le film Le temps des Gitans d’Émir Kusturica, sorti en 1989, mais là s’arrêtait ma connaissance de ton peuple que je n’allais utiliser, au fond, que pour transposer ma propre expérience.

Mais je ne voulais pas raconter n’importe quoi sur les tiens et j’ai entrepris une recherche pour apprendre bientôt que vous méprisez tout ce que les gadjé (non Roms) écrivent sur vous et que, parfois, vous allez jusqu’à incendier le hall des salles où on présente une œuvre vous prenant pour sujet. Bref, j’avais du pain sur la planche et une épée de Damoclès au-dessus de la tête.

Je n’allais en prendre conscience que plus tard, mais je voulais parler de tolérance avec César et Drana. J’avais vécu l’inverse, dans les années 50. Petite, je représentais tout ce que les religieuses abhorraient. Mes parents étaient séparés, ma mère était actrice et nous étions… laïques! Je me souviendrai toujours de ce grand plan-séquence : EXT. JOUR. COUR D’ÉCOLE.

Sœur Emma pointe un index de grand inquisiteur vers ma sœur de sept ans en proférant l’anathème : « Vous irez en enfer avec votre mère!». Je suis ma sœur qui part en courant le long de la rue Sherbrooke, entre Clark et Grosvenor, où nous habitons. Dix rues à traverser. Arrivée à destination, ma sœur se jette dans les bras de maman, répandant sur son épaule l’équivalent du fleuve Saint-Laurent.

Moi, qui n’avais pas été directement pointée par le doigt ennemi, j’essayais de comprendre. Pourquoi inspirions-nous tant de haine et de méfiance ? Et au moment d’écrire César et Drana, je savais qu’il me faudrait un multiplicateur pour témoigner de l’intolérance que les Roms d’Europe subissent chaque jour depuis la nuit des temps.

J’ai mis un an pour te pondre. Je t’ai lue à voix haute dans la cuisine de Julie qui venait de lire un encadré dans la revue Autrement, l’annonce d’un concours de pièces en un acte. Je saute plusieurs étapes pour te rappeler que j’ai gagné le premier prix de ce Concours Val’en Scène 92, à Valenciennes, en France. Je l’ai reçu des mains de Pierre Richard, président du jury, parce que originaire de la place. C’est grâce à ce prix que j’ai été nommée personnalité de la semaine à La Presse, édition du 27 décembre 1992. Mais tu n’allais pas t’arrêter là…

Souviens-toi des versions radiophoniques. À Radio-Canada, oui, mais aussi en allemand sur les ondes de Radio-Berlin et en slovène sur celles de Radio-Bratislava. Sur scène, ta première mondiale a eu lieu à Valenciennes, en 93. Puis, la publication par la revue L’avant-scène/Théâtre, à Paris, dans sa collection Les Quatre-vents. Tout ça faisait partie du prix.

Au Québec, le Théâtre d’Aujourd’hui t’a accueillie grâce au talent de ton inspiratrice de la première heure, Julie. La pièce a été reprise en France par La Compagnie des Indres et le Théâtre d’Ici et d’ailleurs. Encore aujourd’hui, et ce depuis 2007, elle est à l’affiche du Divadlo ABC, à Prague, avec Ljuba Skorepová qui te fait parler tchèque

Ljuba est aujourd’hui âgée de 92 ans. Elle a la mémoire qui flanche. Sa souffleuse travaille fort, on l’entend très bien de la salle ! En République tchèque, c’est la seule production que j’ai eu la chance de voir, mais il y en a eu plusieurs, dont une au Musée de l’art rom de Brno. Ici au Québec, tu as été enchantée par l’adaptation musicale que l’ensemble I Musici de Montréal, alors sous la direction de Yuli Turovsky, a produite, toujours avec Julie.

Récemment, la pièce a été traduite en géorgien. J’étais fière de toi dans l’interprétation de Lili Khuriti, une merveilleuse comédienne. Mais je remarque une chose depuis quelques années. Tu ne m’appartiens plus. Ce n’est plus moi qui t’ai mis des paroles dans la bouche et des émotions dans le cœur. Non.

Je suis toujours étonnée de voir comment, dans une langue étrangère, on peut goûter le talent des acteurs par les intonations, le regard, leur port de tête. Je te reçois chaque fois avec l’impression que tu as quelque chose à me dire à moi, pas seulement aux autres, et je crois comprendre que la tolérance c’est plus facile à écrire qu’à faire.

La direction du festival nous a installés au Holiday Inn, alors qu’elle nous avait d’abord annoncé le Radisson, un hôtel de vingt étages construit sous l’occupation russe. Les rendez-vous de fin de soirée se tenaient tout de même là et un soir, en sortant, Natalia nous a montré une petite maison, de l’autre côté de la rue. Sa grand-mère y habitait jadis et a vu le Radisson grimper dans le ciel et lui bloquer la vue. Avant de mourir, elle a fait promettre à ses enfants d’aller la réveiller au cimetière si l’hôtel venait à s’écrouler, l’aïeule voulait en profiter.

Au Musée de l’occupation soviétique, Natalia nous a rappelé que Staline, quoique né en Géorgie, en avait ordonné l’occupation. Si un jour on détruit sa statue, à Gori, sa ville natale, j’imagine que sa grand-mère aimerait qu’on la prévienne là aussi.